Avant la montée en puissance des « couches nouvelles » saluée par Gambetta, le peuple de gauche revêt aux yeux du monde politique les traits que Delacroix lui prête dans La Liberté guidant le peuple (1831) : parisien ou du moins citadin, parfois héroïque, socialement composite puisqu’il mêle l’enfant des rues, l’étudiant, l’ouvrier souvent qualifié et le bourgeois engagé. Il est pourtant un autre peuple que la gauche ne peut bientôt plus ignorer : le peuple des campagnes, bien plus nombreux, auquel le suffrage universel masculin instauré en 1848 donne un poids électoral écrasant. Or, les paysans semblent dans l’ensemble indifférents voire hostiles aux candidats de la gauche. C’est en tout cas le sentiment que donnent aux contemporains les différents scrutins de 1848 aux années 1870 : hormis quelques victoires – celles des démocs socs aux législatives de 1849 par exemple, qui emportent l’adhésion de certaines régions rurales – les ruraux se prononcent régulièrement pour la droite et plus souvent encore pour l’Empire, renvoyant durablement la gauche dans l’opposition.
La situation est particulièrement difficile pour les démocrates, qui doivent se rendre à l’évidence : le peuple souverain est loin de se réduire au peuple de gauche, les classes populaires ne sont pas forcément acquises à la République. La première expérience du suffrage universel masculin en France est donc pour eux traumatisante : elle les confronte à un peuple qui se dérobe au destin qu’ils lui avaient assigné, qui paraît ainsi les méconnaître et refuser les espoirs qu’ils avaient pourtant formulés en son nom. Elle inaugure aussi un questionnement à la fois identitaire et stratégique voué à se reproduire dans l’histoire de la gauche démocratique, celui de la position à adopter à l’égard de ces majorités électorales si souvent décevantes – « silencieuses », dira-t-on bien plus tard. De nombreux documents – essais, brochures, articles de presse ou discours – portent la trace du débat qui a alors agité la gauche française. Confrontés à un peuple qu’ils n’imaginaient pas aussi difficile à convaincre, les partisans d’une République à la fois politique et sociale s’interrogent sur les conditions du ralliement des électeurs paysans à leur projet politique, en des termes qui pèseront longtemps sur le débat politique français.
Les doutes de la gauche française
Les scrutins qui suivent la proclamation du suffrage universel masculin, en mars 1848, sont d’abord difficiles à interpréter pour les contemporains. Après avoir voté massivement pour les conservateurs (les « républicains du lendemain ») en avril 1848, les paysans contribuent largement à la victoire de Louis-Napoléon Bonaparte aux élections présidentielles de décembre 1848 mais se révèlent aussi, dans quelques régions, sensibles à la campagne menée en 1849 par les démocs-socs et même prêts à résister au coup d’État de 1851. L’Empire rétabli en 1852 y trouve cependant bientôt ses meilleurs soutiens, au grand dam de l’opposition libérale et républicaine [1].
La gauche démocratique garde pourtant longtemps espoir. La position qui y est alors la plus fréquemment adoptée consiste à déplorer le manque d’éducation politique des campagnards et à dénoncer les pressions exercées sur l’électorat rural, d’abord par les grands propriétaires terriens, souvent acquis à la droite, puis par les agents de l’administration impériale. Mais les années 1860 marquent un tournant. Avec la libéralisation relative de l’Empire, l’étau se desserre sans remettre en question l’implantation du bonapartisme dans les campagnes [2]. Nombreux sont alors ceux qui, jusque dans l’opposition, appellent à se rendre à l’évidence : le vote des paysans en faveur de Napoléon III n’est pas un vote extorqué mais un vote consenti, librement accordé, qui doit conduire la gauche à revoir ses analyses électorales.
Un problème d’intégration
Jusqu’ici, l’hypothèse d’un vote contraint avait permis aux démocrates de maintenir leur foi dans le suffrage universel : ils pouvaient en effet espérer qu’une fois émancipée, la volonté du peuple se porterait spontanément vers la République. Admettre que les ruraux ont librement exercé leur droit de suffrage les place désormais dans une position intenable : soit ils maintiennent leur croyance en l’infaillibilité du peuple mais ils doivent reconnaître la légitimité du régime impérial ; soit ils réaffirment leur condamnation du césarisme mais ils doivent reconnaître la faillibilité du peuple.
La plupart d’entre eux adoptent alors une analyse du vote qui leur permet d’échapper, au moins provisoirement, à l’alternative. Elle consiste à montrer que le vote rural, quoique librement exercé, n’est pas pour autant valable dans la mesure où il est apolitique. L’électorat paysan est ainsi décrit comme ignorant tout des enjeux nationaux et donc incapable de se prononcer sur des questions qui dépassent les contours de son lopin de terre. Pour une grande partie de l’opposition au régime impérial, les campagnards n’ont pas même conscience d’appartenir à la communauté nationale : ils connaissent à peine leur propre pays, en parlent très mal la langue officielle et se montrent indifférents à ses destinées, et sont en somme « étrangers au reste de la nation » [3].
On sait aujourd’hui ce que l’explication a d’exagéré et de généralisant. Valable pour quelques régions enclavées peut-être, elle échoue à rendre compte des multiples points de contact qui relient les campagnes au reste du pays : mobilité relative de certains groupes, amélioration des voies de communication, présence au village d’agents des institutions centrales, souvenirs encore bien vivants de la Révolution et du Premier Empire, etc. [4] Mais elle s’impose à tous ceux qui ne peuvent imaginer un électorat votant en connaissance de cause pour Napoléon III et permet aux républicains de ne pas remettre en question leur attachement à la souveraineté du peuple : les suffrages bonapartistes sont certes majoritaires mais ils sont à leurs yeux le fait de populations qui ne font pas vraiment partie du peuple, ou du moins pas encore [5].
Quand elle est perçue, la distorsion entre le défaut d’intégration de la paysannerie manifesté par son adhésion au bonapartisme et la réalité du décloisonnement de plus en plus poussé du pays conduit rarement les opposants à amender leur analyse du vote rural. Elle a plutôt tendance à exacerber leur impatience face à des électeurs qui ont désormais les moyens de se forger une opinion politique mais qui selon eux n’en prendraient pas la peine. Certains n’hésitent pas alors à condamner le manque d’intérêt des ruraux pour la chose publique, dénonçant ces « illettrés volontaires », qui n’ont pas daigné apprendre les rudiments de l’alphabet alors même qu’ils étaient appelés à peser sur les destinées du pays [6], ou fustigeant l’indifférence politique du paysan qui « ne lit, quand il sait lire, que l’Almanach de Mathieu Laensberg » [7].
Ils adoptent ainsi une conception très ambivalente de la citoyenneté, qui, quoique fondée sur l’universalité du suffrage, ne cesse néanmoins de distinguer les bons citoyens des mauvais à l’aune de leur volonté d’intégration – volonté dont la plus claire des manifestations reste à leurs yeux le vote en faveur de la République. Leurs adversaires bonapartistes ont alors beau jeu de railler ces « émigrés de l’intérieur » [8], qui se disent amis du peuple tout en méprisant les campagnards et qui, minoritaires, osent pourtant accuser la majorité de ne pas être suffisamment intégrée.
Des classes trop populaires ?
La plupart des opposants au régime impérial se contentent cependant d’attribuer le défaut d’intégration des populations rurales à leurs conditions de vie. En d’autres termes, il ne faut pas selon eux voir de la mauvaise volonté dans le peu d’intérêt des paysans pour la politique mais une impossibilité objective à s’extraire des questions bassement matérielles du quotidien. Le portrait ressemble à celui qu’en avait dressé Marx quelques années plus tôt [9] : courbés des jours durant sur le sillon, les travailleurs de la terre seraient non seulement obnubilés par le devenir de leur parcelle mais aussi isolés les uns et des autres, privés de la sociabilité qui leur aurait permis d’accéder, pour Marx au statut de classe, pour les républicains à la perception de l’intérêt général [10].
Quand une grande partie des républicains en appellent à la diffusion de l’instruction publique, les plus attentifs aux structures sociales s’interrogent : « vous multiplierez les écoles, vous rendrez l’enseignement gratuit », note par exemple Eugène Bonnemère dès 1856, « vous n’aurez rien fait, rien, tant que vous n’aurez pas changé les conditions de l’existence de cet homme, qui, courbé et abruti sur son sillon à toutes les heures de tous les jours de toute sa vie, arrive à la fin de sa carrière aussi ignorant et à peu près aussi misérable qu’au début » [11]. Les difficultés de l’opposition dans les campagnes résideraient donc dans le caractère précoce sinon prématuré de l’instauration du suffrage universel, non pas tant sous l’angle de l’éducation des populations rurales, que parce que les conditions mêmes d’un quelconque apprentissage de la politique ne seraient pas réunies. Le peuple – l’ensemble des citoyens – serait dans l’ensemble trop peuple – trop pauvre – pour mener à bien sa nouvelle mission. Avant 1848, note ainsi Charles Dupont-White, « jamais le peuple n’a été souverain quand il était peuple dans l’acception, dans la tradition européenne du mot, qui désigne des masses perdues d’ignorance et de misère » [12].
Ces analyses sont largement répandues chez les opposants, qui refusent de voir les améliorations réelles que connaît sous le Second Empire la condition paysanne. Elles ébranlent particulièrement la gauche démocratique, qui avait justement défendu le suffrage universel au nom des classes populaires et de leurs intérêts matériels. Elle avait en effet attendu du suffrage universel qu’il permette aux masses de faire entendre leur voix et reconnaître leurs aspirations ; et voilà que ces dernières les détournaient de la chose publique et les jetaient dans les bras d’un Bonaparte dès lors qu’il leur faisait miroiter monts et merveilles ! La défense des « intérêts du peuple », qui avait jusqu’ici constitué le cœur de l’engagement politique de la gauche démocratique en devient problématique : comment promettre aux classes populaires un avenir meilleur sans les conforter dans cette « politique des besoins, des intérêts, des convoitises » [13], dont il lui semble désormais évident qu’elle prépare et raffermit le despotisme ?
Dès les années 1860, certains républicains appellent pourtant leurs amis politiques à balayer leurs scrupules. Les démocrates, affirme alors Ténot, doivent sortir de leur « abstention » [14] dédaigneuse et aller au contact des paysans comme en 1849 : ils les rallieront à leur cause en leur parlant de la seule chose qu’ils sont selon lui susceptibles d’entendre – leur intérêt – et en leur montrant comment la République saura mieux que l’Empire répondre à leurs attentes. Mais n’est-ce pas s’abaisser à imiter les méthodes si décriées de l’adversaire ?
Instaurer la « vraie » République
Le débat n’a d’abord pas lieu. Les élections législatives de 1869 et le plébiscite de 1870, qui confirment le soutien des populations rurales à l’Empire, et surtout les premières élections de la Troisième République, en février 1871, remportées dans les campagnes par les conservateurs, suscitent l’exaspération de la gauche. Quand Le Rappel invite les paysans à s’abstenir jusqu’à ce que la République leur ait appris à voter [15], d’autres, comme Quinet, voient dans la Commune la réaction exagérée mais bien compréhensible de citadins éclairés soumis depuis bien trop longtemps aux choix absurdes de ruraux imbéciles [16]. Il faut alors l’habileté d’un Gambetta, qui revient sur la scène politique après la répression de la Commune, pour convaincre les républicains de mettre en œuvre les conseils de Ténot et conquérir lentement mais sûrement les campagnes.
Après 1875 cependant, la place faite aux intérêts matériels se pose de nouveau à gauche, lorsque ceux qu’on appelle désormais les opportunistes revoient leurs ambitions à la baisse au nom du « tempérament » circonspect et timide du peuple des campagnes. Les critiques que leur adressent alors les radicaux font ressurgir une interrogation fondamentale : le peuple dans sa grande majorité est-il prêt à soutenir la République ?
Les « véritables intérêts » du peuple
Pour Jules Ferry, le ralliement des campagnes est dû à la modération des républicains, qui ont su renoncer à appliquer intégralement leur programme pour ne pas heurter les intérêts des paysans. Ces derniers aspirent selon lui à se consacrer pleinement à leur travail et attendent à cet égard du gouvernement qu’il maintienne l’ordre et leur épargne une participation politique trop prenante : « c’est au moment des périodes électorales que ce grand pays, cette masse immense et laborieuse du suffrage universel, se remue, s’agite, réfléchit sur la chose publique et prononce son arrêt. Dans l’intervalle, le pays est très porté à laisser faire ses délégués. » [17] C’est pourquoi il appelle les républicains à abandonner partiellement leurs exigences, au moins provisoirement. L’idéal d’un gouvernement faible, l’élection des juges, la séparation de l’Église et de l’État, la fréquence des élections ou encore l’indemnisation des fonctions électives municipales, sont autant de mesures qu’il affirme légitimes mais inapplicables dans un pays rural comme la France. Et quand les radicaux lui opposent les exemples étrangers, en particulier celui de l’Angleterre, qui présente à leurs yeux ce paradoxe insupportable d’être monarchique et pourtant plus libérale que la République française, il répète inlassablement que le peuple français « est fort étranger, et point encore accoutumé, et ne s’accoutumera pas de longtemps à ces pratiques de gouvernement libre que nous voyons fonctionner avec tant d’éclat de l’autre côté du détroit » [18].
Les radicaux sont stupéfaits. Si la prudence s’imposait au début de la Troisième République, lorsque le régime était encore à la merci de ses ennemis, elle leur paraît avoir tout de la démagogie dès lors que les républicains sont assurés du pouvoir : pourquoi conforter les populations rurales dans leur indifférence politique alors qu’il est désormais possible de les initier à la « vraie » République [19] ? N’est-ce pas sacrifier trop rapidement l’idéal républicain à des considérations bassement électorales ? Et le souci de ménager les paysans ne cache-t-il pas une forme de mépris à l’égard du peuple français, qu’on estime a priori incapable d’accéder à la véritable souveraineté ? C’est selon eux se méprendre en tout cas sur les besoins des ruraux et les confondre trop rapidement avec leurs « préjugés » : « toutes les réactions, toutes les peurs en France se sont toujours appuyées sur le paysan, sur ses préjugés, sur son ignorance, jamais sur son intérêt », peut-on ainsi lire dans La Justice [20]. Contrairement aux opportunistes, les radicaux réclament alors une participation fréquente et approfondie des citoyens aux affaires publiques, seule à même d’instiller dans l’électorat rural « l’habitude de regarder autour de soi et de faire soi même ses affaires » [21] … et satisfaire ainsi ses « véritables intérêts ».
Ils renouent à cet égard avec l’idéal de la démocratie directe, que certains de leurs prédécesseurs avaient d’ailleurs appelé de leurs vœux en 1850-1851. Entretemps pourtant, la perspective a changé. À la fin de la Seconde République, il s’agissait de mettre fin à la représentation, toujours susceptible d’organiser la trahison des représentés par les représentants, pour permettre aux citoyens de gérer directement leurs intérêts, réputés connus, transparents et convergents avec l’intérêt général. À la fin du Second Empire et au début de la Troisième République, les radicaux, quoique ralliés à la démocratie représentative, visent néanmoins à insuffler l’esprit du gouvernement direct dans ses institutions, non plus pour laisser s’exprimer tels quels les intérêts du peuple mais pour les débarrasser des préjugés et les relever en les politisant : comme Allain-Targé, ils se méfient profondément du « gouvernement constitutionnel, parlementaire, qui, au lieu de remuer comme par le reflux et le flux de la mer, d’agiter le peuple tout entier aux jours fréquents des élections populaires, sous le vent du gouvernement direct, et de l’empêcher ainsi de se corrompre, repousse vers ses occupations, ses jouissances matérielles, désintéresse des passions salutaires et nobles de la politique la masse du peuple gouverné » [22].
Quelle République pour la France rurale ?
Entre les opportunistes et les radicaux, le conflit relève en partie de la méthode – et c’est ainsi d’ailleurs qu’il est le plus souvent présenté [23] : pour maintenir la République en France, faut-il diminuer les exigences de la citoyenneté, qui risquent d’inquiéter un peuple soucieux de sacrifier le moins possible ses intérêts matériels, ou faut-il au contraire d’emblée imposer à tous un investissement politique fort, à même de susciter en chacun un attachement au bien commun qui soit supérieur à ses préoccupations personnelles ? Tout dépend semble-t-il des caractères psychosociologiques des populations, qui font alors l’objet de vifs débats. Exemples historiques, statistiques ou expériences personnelles sont ainsi invoqués à l’appui des propositions des uns et des autres, dessinant ici un monde rural relativement prospère, aspirant à la paix et à la stabilité, là une paysannerie vivant encore trop souvent dans la gêne et qui aurait tout intérêt à peser directement sur la mise en œuvre de réformes sociales.
Mais comme souvent en politique, les problèmes de méthode cachent des questions de fond. Selon l’option retenue en effet, ce n’est pas la même République que l’on défend. Celle des radicaux évoque les modèles antiques et donne la priorité à la vertu politique, elle est prête à faire l’éloge des petits propriétaires terriens, mais à condition qu’ils acceptent de consacrer une partie de leur temps à la discussion du bien commun. Celle des opportunistes a au contraire résolument « banni […] les souvenirs des cités républicaines de la Grèce ou de l’Italie du Moyen Âge » [24] : libérale, elle reconnaît la légitimité de la poursuite des intérêts privés et instaure à cette fin un « gouvernement de délégation » [25], qui décharge les citoyens du travail politique entre deux élections ; hantée par le spectre du bonapartisme rural, elle ménage la paysannerie, dont elle célèbre les qualités morales mais dont elle craint aussi les « susceptibilités » [26], ce qui conforte encore sa réticence à solliciter trop souvent le suffrage universel.
Les préférences politiques déterminent ainsi les traits attribués aux populations rurales comme la définition de leurs intérêts, qui viennent en retour infléchir ou confirmer les affirmations idéologiques : pour un opportuniste rallié à un libéralisme tempéré, l’électorat rural est évidemment acquis à l’ordre et peu enclin à se détourner de ses intérêts matériels, ce qui justifie à ses yeux la priorité donnée à un gouvernement fort dans un régime de délégation ; pour un radical resté fidèle au programme de Belleville [27], il suffit de mobiliser davantage la majorité paysanne pour la convaincre des vertus de la participation politique, ce qui confirme la légitimité de son engagement en faveur de la République « tout entière », à la fois démocratique et sociale. Chacun se fait alors le porte-parole des sentiments et des intérêts du pays, dans une concurrence qui a paru à certains s’exercer au détriment des principaux intéressés : les électeurs ruraux [28].
C’est pourtant là, nous dit Ferry, « le rôle de tous les partis » [29] : tendre à l’électorat un miroir certes toujours un peu déformant mais dans lequel il se reconnaîtra et trouvera les raisons de soutenir le projet politique qui lui est présenté. Il importe dès lors peu de savoir qui des radicaux ou des opportunistes décrivaient le plus objectivement les réalités du monde rural – sur cette question, les historiens sont d’ailleurs eux-mêmes partagés. L’essentiel était alors de proposer à la majorité des électeurs une image qu’elle était prête à endosser pour faire triompher l’une ou l’autre des versions de la République. Aux élections de 1885, avant que l’affaire Boulanger et la montée du socialisme ne rebattent les cartes du jeu politique, elle a cependant paru hésiter, échappant une nouvelle fois aux discours généralisants du monde politique [30].
Les réactions de la gauche aux échecs électoraux qu’elle subit dans la seconde moitié du XIXe siècle auprès des populations rurales illustrent ainsi ses difficultés à concevoir des classes populaires qui ne lui seraient pas naturellement acquises. Face au refus paysan, ses porte-parole et militants développent une analyse qui a de beaux jours devant elle en incriminant le manque d’intégration et/ou la misère sociale. C’était certes méconnaître les réalités du monde rural et nourrir des contradictions intenables. Mais ces représentations, quoique déformées et problématiques, furent néanmoins productrices de réalité, dans la mesure où elles conduisirent la gauche à amender le projet politique présidant à l’instauration de la Troisième République. Elles ont dès lors accentué ses divisions originelles, qui, formulées sous l’opposition agitation/délégation, renvoient sans doute à une tension fondamentale du républicanisme français, hésitant sans cesse entre un idéal de citoyenneté exigeant et la reconnaissance des aspirations populaires.