Avant d’être connu pour son analyse du « court XXe siècle », Eric Hobsbawm fut un grand historien de la révolte et des révoltés. Cinquante ans après ses livres pionniers sur le sujet, il revient sur la place qu’occupe la révolte dans son œuvre historique, et sur les nouvelles formes qu’elle prend dans le contexte de l’actuelle crise économique.
Eric Hobsbawm, né en 1917 à Alexandrie, a grandi à Vienne et Berlin avant de s’installer en Grande-Bretagne dans les années 1930. Il est l’auteur de très nombreux ouvrages qui ont marqué la discipline historique. Ses premiers livres portaient sur la révolte et sur les « bandits » sociaux. À partir des années 1970, il a publié plusieurs livres de synthèse sur l’histoire européenne et mondiale à l’époque contemporaine, jusqu’à la sortie en français en 1999 de L’Âge des extrêmes qui le fit connaître du grand public. À l’occasion de la parution en français de son dernier livre, intitulé L’Empire, la Démocratie et le Terrorisme (Bruxelles, André Versaille éditeur, 2009), il nous a accordé un entretien dans lequel il revient sur son travail d’historien de la révolte et sur le rôle de la révolte dans la politique contemporaine.
– Extraits de l’entretien (en anglais) disponibles en vidéo et au format audio :
La Vie des Idées : En votre qualité d’intellectuel engagé, vous avez connu au cours de votre vie un grand nombre de situations de crise et de révoltes populaires. Vous vous trouviez en Espagne pendant la Guerre civile, vous avez observé les mouvements sociaux en Espagne et en Italie dans les années 1950 et vous étiez dans les années 1960 à Cuba pendant la guérilla révolutionnaire. Ces événements ont-ils influencé vos premières recherches sur les révoltés, et de quelle manière ?
Eric Hobsbawm : J’ai bien évidemment été influencé, dans le choix de mes sujets de recherche, par l’expérience de l’époque dans laquelle j’ai vécu. Il va de soi qu’une personne dont la politisation s’est faite en Allemagne durant la Grande Dépression et qui est venue ensuite en Angleterre pour y assister aux marches contre la faim ou à la mobilisation des chômeurs n’a pu que développer un intérêt pour ces questions.
Je dois aussi ajouter que lorsque j’ai rejoint l’armée, j’ai servi dans une unité de conscrits issus de la classe ouvrière. J’ai beaucoup appris de l’expérience de vie de mes camarades. Mais j’ai réellement choisi mes sujets de recherche dans les années 1950 à cause de ce que m’ont appris mes voyages et les efforts que j’ai faits pour repenser mes orientations politiques. Comme j’ai essayé de l’expliquer dans mon autobiographie, cela tient aussi en grande partie à ma découverte de la nature de pans entiers de la politique populaire dans l’Italie du début des années 1950. De là est né mon intérêt pour la pensée et la pratique politiques de gens qui n’avaient pas encore acquis le vocabulaire moderne de l’action politique, sa syntaxe et sa grammaire, ainsi que ses institutions et ses moyens, mais qui avaient leur propre façon d’exprimer leurs aspirations, de lutter, de protester et d’essayer de les faire aboutir. J’ai commencé à demander à des amis italiens de me conseiller des lectures, par exemple l’étude que Benedetto Croce a consacrée à la politique napolitaine. D’autres sujets du même ordre ont retenu mon attention. C’est ainsi que j’en suis venu à écrire mes premières études sur la politique « prépolitique ».
En même temps, j’ai compris que ces recherches ouvraient une nouvelle perspective sur ma conception plutôt conventionnelle de ce qu’était la politique populaire, à savoir la politique des partis et des organisations. À l’époque, je pensais qu’il s’agissait de la seule façon moderne de faire de la politique, et pourtant il en allait autrement dans l’esprit de bien des gens qui vivaient alors. Ce sont cette tension et cette confluence entre deux traditions différentes qui retinrent mon intérêt. On disait que, dans certaines régions de l’Italie, les gens vivaient en même temps à l’époque de Luther et à celle de Lénine. Ce décalage me fascinait. Je suis resté très intéressé par ces questions depuis lors, en particulier par la relation avec les formes primitives que j’ai associées au banditisme social. Mais cela, comme vous le savez, a été largement débattu, et pas nécessairement accepté.
La Vie des Idées : Diriez-vous que vous étiez, à l’époque des vos premiers engagements politiques dans l’Angleterre des années 1930 et 1940, une sorte de franc-tireur ou même un « révolté » ? Y a-t-il ou non un lien entre votre vie et l’attention que vous avez toujours accordée aux gens hors du commun (« uncommon people ») ?
Eric Hobsbawm : Je ne crois pas qu’il existe de relation personnelle de cet ordre. J’ai effectivement commencé à découvrir des personnages marginaux dans la société, en particulier pendant l’occupation de l’Allemagne après la guerre, quand j’ai rencontré toutes sortes de gens qui dans un sens n’avaient pas été impliqués et qui étaient tout au bas de l’échelle sociale, des femmes par exemple. Je ne me suis pas intéressé aux bas-fonds, ni au demi-monde des gens qui n’étaient que partiellement intégrés à la société traditionnelle et agissaient à ses marges, mais aux composantes majoritaires de la population : les paysans, les populations urbaines, etc. J’ajouterais qu’il faut distinguer ces groupes de ceux qui se savaient et se pensaient comme marginaux, par exemple les Tsiganes et, dans une certaine mesure, les Juifs, qui fonctionnaient comme des sociétés « extérieures » et qui avaient leurs propres règles. Ils vivaient dans une sorte de symbiose avec la société parce qu’ils y avaient leur rôle, mais ils n’en étaient pas moins différents et non reconnus. J’ai délibérément choisi de ne pas me concentrer sur ces groupes ou ces phénomènes, à l’exception de la musique populaire comme le jazz, qui a grandi et s’est développé sur ces marges. Dans ce sens, j’ai pu moi aussi m’intéresser aux marges, mais c’était là un angle d’analyse historique différent de celui de l’analyse des révoltes primitives.
Écrire l’histoire de la révolte
La Vie des Idées : Au début de votre carrière, vous étiez surtout connu comme historien de la classe ouvrière britannique. Pour autant, votre approche se distinguait de l’histoire ouvrière alors dominante. Vous ne vous êtes pas orienté vers l’étude des syndicats ou des partis politiques, mais vous avez porté une attention toute particulière à la structure de la classe ouvrière et à des groupes de moindre importance comme les rebelles du « Captain Swing » [1] ou aux briseurs de machines. N’était-ce pas là une façon d’étudier les « marges » de l’histoire de la classe ouvrière ?
Eric Hobsbawm : Oui et non. Vous avez raison de dire que je n’avais pas une grande sympathie pour la forme traditionnelle de l’histoire de la classe ouvrière, qui était une histoire des organisations, et surtout une sorte d’histoire évolutionnaire, qui disait que les organisations s’amélioraient en permanence au fil du temps. C’était une histoire des dirigeants, des organisations, des programmes. J’étais bien plus intéressé par la manière dont les travailleurs s’organisaient eux-mêmes au sein des syndicats, et au besoin à l’intérieur d’organisations. Par exemple, une de mes premières études portait sur la façon dont les ouvriers organisaient eux-mêmes leurs migrations de travail, à l’image des artisans itinérants ou des travailleurs sans emploi qui allaient d’un endroit à un autre à la recherche de travail. Comment étaient-ils organisés ? Ils ne l’étaient pas de manière centralisée, mais ils développaient des formes de réseaux et de conventions au sein de leur propre organisation. Dans un sens, cela concernait non seulement les travailleurs, qui avaient une conscience politique et qui étaient donc les acteurs de ces mouvements, mais aussi ceux qui demeuraient à l’extérieur. Je crois que ma propre contribution à l’histoire du travail fut, tout au long de ces études, de montrer comment ces phénomènes se déroulaient effectivement au bas de l’échelle, et pas tant au niveau de l’histoire des dates, des grands hommes ou des batailles.
La Vie des Idées : Quelles étaient vos relations avec les autres historiens britanniques, comme Edward P. Thompson par exemple, dans les années 1950 et 1960 ?
Eric Hobsbawm : Je me suis efforcé de trouver ma place au sein d’une génération d’historiens qui, à eux tous, ont transformé l’enseignement et la recherche historiques entre la guerre et les années 1970. La majeure partie d’entre eux travaillaient en essayant de marier leur formation d’historien avec les découvertes et les éclairages des sciences sociales. La plupart travaillaient aussi sur les transformations dynamiques de la société, ce qui explique la place centrale qu’ils ont donnée à la discussion sur la transition du féodalisme au capitalisme. J’ai largement partagé ces préoccupations, mais aussi et dans le même temps un autre aspect m’intéressait qui, très souvent, était indissociable de l’intérêt pour l’histoire des gens d’en bas. C’est moins Marx qui m’a inspiré que des auteurs comme Georges Lefebvre, et d’une manière particulière Gramsci, par son travail sur les classes subalternes. Ce fut pour moi une grande illumination que de voir ces classes comme un groupe de personnes qui étaient à la recherche d’une manière de devenir une réalité dans la société, que cette société ne reconnaissait pas et qu’eux-mêmes ne reconnaissaient pas encore. C’est pourquoi je me suis concentré aussi sur la logique et la cohérence, à la fois des idées et des actions, de ces gens d’en bas.
La Vie des Idées : Quelle analyse faisiez-vous de la « rationalité » des révoltés sur lesquels vous vous êtes penché dans vos premières études ?
Eric Hobsbawm : Je crois toujours qu’une approche en termes de « choix rationnel » est nécessaire pour comprendre ces phénomènes. Les acteurs agissent avec leur propre cohérence logique. L’important, pour l’historien, est de découvrir pourquoi cela fait sens pour eux d’agir comme ils le font. Par exemple, pourquoi les paysans qui occupent la terre commencent-ils immédiatement à la labourer, au lieu de se contenter de l’occuper ? Ils agissent ainsi parce qu’ils croient impossible de posséder la terre sans la travailler. Donc, à moins de maintenir le droit à travailler la terre, nul ne peut la posséder. Ma réflexion relie ce fait à une longue tradition académique de pensée politique, qui remonte à John Locke et à d’autres, mais elle va au-delà et regarde comment cela fait sens pour les gens d’en bas.
De l’histoire de la classe ouvrière aux Subaltern Studies
La Vie des Idées : Depuis les années 1980, votre œuvre s’est de plus en plus portée vers les grandes synthèses historiques sur les révolutions, le nationalisme ou les empires. Dans le même temps, les Subaltern Studies ont proposé de renouveler l’écriture de la vie des gens ordinaires. Certains des fondateurs de ce courant ont critiqué le fait que vous ayez caractérisé les révoltes des paysans comme « pré-politiques » et ont considéré que cette prise de position relevait d’un point de vue « occidental ». Que pensez-vous de ces critiques et de la façon dont votre travail a été discuté depuis les années 1960 ?
Eric Hobsbawm : Les chercheurs des Subaltern Studies faisaient tous partie à l’origine de la même tendance, le marxisme indien. Ils devinrent critiques, et de mon point de vue trop critiques, parce qu’ils ont excessivement privilégié les hypothèses et les modes d’action culturels traditionnels. Ils ont minimisé le rôle des transformations économiques et leurs conséquences sur les classes sociales. Ils ont essayé de les transformer en une version différente de la révolte primitive. Ma critique est que, tandis qu’ils avaient tout à fait raison, en pratique, d’établir que ces gens, tout en soutenant le Parti communiste indien, ne le faisaient pas d’une façon orthodoxe, j’avais perçu depuis le début les limites de cette forme de protestation et de révolte, qui était très réelle mais qui avait, dans le meilleur des cas, un énorme pouvoir négatif, et non pas positif, de transformation. L’exemple le plus évident que je connaisse est advenu au Pérou dans les années 1960 ou 1970, où, de fait, une série de révoltes populaires et d’occupations de terre par des communautés paysannes détruisit pratiquement le système latifundiaire. À un certain moment, le système cessa tout simplement d’exister, mais ces communautés paysannes furent incapables de faire quoi que ce soit d’autre, parce qu’elles étaient incapables de se coordonner. Le peu de coordination qui pouvait exister devait venir d’ailleurs. Au Pérou, à cette époque-là, elle vint d’un groupe de généraux politiquement progressistes. Une des raisons de mon engagement communiste était la puissance énorme des partis communistes en tant qu’organisations, qui étaient capables de réunir les forces sociales et d’en faire des forces actives dans l’histoire, du moins avant de prendre le dessus sur elles et de les supprimer, mais c’est une autre histoire… Ma critique fondamentale des Subaltern Studies ne porte donc pas tant sur leurs découvertes que sur leurs implications politiques.
La Vie des Idées : Certains regrettent que les rebelles aient apparemment disparu de vos travaux ultérieurs. On a parfois l’impression que l’analyse des grandes forces économiques et politiques qui ont façonné l’histoire, à laquelle vous vous êtes consacré dans plusieurs ouvrages, est difficile à combiner avec une attention précise accordée aux dissidents et aux protestataires. Est-ce une fausse impression, ou est-il en effet compliqué d’écrire de grandes synthèses historiques en y incluant les idées et les pratiques des dominés ?
Eric Hobsbawm : Avant toute chose, il faut être conscient du fait que ce que nous appelons révolte et rébellion est une catégorie inventée par ceux qui sont au pouvoir. Pour ceux qui n’y sont pas, ce n’est pas nécessairement une rébellion, c’est peut-être l’affirmation de droits et de revendications. Par conséquent, la définition de ce qui constitue une rébellion ou une révolte est quelque chose qui est fait par le haut. J’ajouterais que quelqu’un a dit un jour que la plupart des révoltes des paysans russes au XIXe siècle se résumaient à des foules de paysans solennels rassemblés sur la place du village et harangués par des policiers. Et rien de plus !
Le concept de rébellion ou de révolte, en tant que tel, peu être réapproprié par un groupe de révolutionnaires, de rebelles ou de progressistes. Francisco Ferrer a dit un jour : « Je ne suis pas un révolutionnaire, je suis un “révolté” (en français dans le texte) ». Donc je crois que je préférerais abandonner le terme de rébellion ou de révolte et parler de mouvement d’affirmation des droits ou de manifestation de revendication des droits.
Comment ces mouvements se produisent-il ? Traditionnellement, pendant la période à laquelle je me suis tout d’abord intéressé, ils étaient rarement spontanés : ils se constituaient au sein d’une matrice de conventions et d’hypothèses sur la façon dont les gens doivent se comporter les uns avec les autres, et ils dépendaient toujours, dans une certaine mesure, d’une forme de structure de décision et de conseil. Dans les mouvements paysans et villageois, même dans leur forme la plus primitive, les gens se rassemblaient et discutaient sur la manière de décider et d’agir. Par exemple, au début du XXe siècle dans les Balkans, on se rencontrait autour de la poste pour discuter des nouvelles. En l’absence du maire du village ou d’une autre personnalité importante, on prenait l’avis de l’instituteur, qui pouvait tenir une position centrale dans la formation de l’opinion et, si nécessaire, dans l’action. Au niveau le plus bas, ce rôle était assumé par le cordonnier. Dans ces conditions, vous devez comprendre que même ces mouvements dits « spontanés » sont en réalité structurés. Dans la France du XVIIIe siècle par exemple, la « taxation populaire » (en français dans le texte) n’était pas quelque chose qui arrivait tout d’un coup. Il y avait des façons de le faire, vous saviez comment cela devait se faire si cela devait se produire. Les femmes y prenaient une part importante ; cela faisait partie de leur fonction.
L’analyse doit donc se faire au niveau macro : à quel point ces mouvements sont-ils efficaces à une large échelle ? Il se peut que l’on doive prendre en considération des facteurs négatifs ; il se peut qu’on tombe là sur des choses spontanées. Prenez l’exemple de la désertion militaire, qui est une forme d’action négative, mais qui peut se révéler aussi comme une forme d’action très importante. À quel moment une armée se désintègre-t-elle ? Nous ne le savons pas vraiment et ne pouvons que spéculer. Nous savons à quel moment il y a résistance à la conscription dans les pays où le service militaire universel est introduit, et dans quelle proportion les gens essayent de l’éviter, mais nous ne savons pas nécessairement jusqu’où peut aller l’action négative, en temps de guerre, des individus qui refusent d’aller au combat. Je pense que c’est par ces formes négatives que ce que nous appelons les révoltes populaires manifestent leur plus grande signification historique. Pour qu’une action positive soit possible, il faut qu’elle soit dans une certaine mesure encadrée et dirigée, officiellement ou non, par des groupes habitués à agir à l’échelle de l’État ou de la nation.
Qui sont les rebelles d’aujourd’hui ?
La Vie des Idées : Les formes de rébellion sur lesquelles vous avez travaillé dans les années 1960 ne semblent pas avoir disparu. La mondialisation, comme l’industrialisation au XIXe siècle, donne naissance à de nombreuses actions de protestation, comme l’occupation des terres, la prise en otage des patrons d’usines par les ouvriers menacés de licenciement, les manifestations de protestation, etc. Ces pratiques sont parfois décrites comme “primitives”, mais ne constituent-elles pas une manière moderne de contester les inégalités sociales produites par la mondialisation ?
Eric Hobsbawm : Tout d’abord, la tradition de l’action politique résulte du développement de la politique populaire moderne, par exemple la transformation progressive de la forme des manifestations classiques en manifestations institutionnalisées systématiques, qu’il s’agisse de meetings ou d’autres formes d’action structurée. Je pense, par exemple, qu’un des grands avantages d’un pays comme la France est que cette forme d’actions structurées intègre le fait de « descendre dans la rue » (en français dans le texte). Depuis la Révolution française, cette pratique fait partie de l’apprentissage politique des individus qui sont éduqués dans un pays où la politique nationale a pris une forme jacobine, républicaine, et par la suite socialiste.
De l’autre côté de la Manche, le mouvement ouvrier a développé ses propres techniques de lutte, qui n’ont pas toujours été reconnues comme telles. Le luddisme [2], par exemple, est souvent une technique utilisée pour donner de l’efficacité à la grève et aux conflits industriels, dans des circonstances où l’on ne pouvait faire autrement. On peut aussi citer la grande grève générale de 1842 en Angleterre, qui fut appelée les “plug riots” parce que les grévistes retiraient les bouchons des machines à vapeur.
De temps en temps, de nouvelles formes d’action apparaissent. Par exemple, pendant la Grande Dépression des années 1930, en France, en Angleterre et aussi en Amérique, l’occupation des lieux de travail, des usines notamment, fut très caractéristique. Aujourd’hui, la séquestration des patrons est encore une autre action. Je ne crois pas que cela ait aucun sens de la classer comme « primitive » ou « non primitive ». C’est une recherche de nouveaux modes d’action efficaces. Je dois ajouter que ces nouvelles formes d’action sont largement déterminées par les circonstances. Nous avons aujourd’hui de nouvelles circonstances, qui n’existaient pas dans le passé, à savoir que nous vivons dans une « société médiatique » (en français dans le texte). Réussir à donner à court terme le maximum de publicité à son action et trouver une nouvelle façon de le faire est une manière parfaitement rationnelle de manifester son point de vue. En l’espèce, par exemple, il se peut que le fait de prendre un patron en otage n’ait aucun effet réel sur la répartition du pouvoir, mais cela produit un effet de publicité énorme, attirant l’attention de l’opinion, que ce soit de la bonne ou de la mauvaise publicité.
La Vie des Idées : À la fin de L’Âge des Extrêmes, vous exprimiez votre inquiétude à propos des « forces engendrées par l’économie technico-scientifique [qui] sont aujourd’hui assez grandes pour détruire l’environnement » [3]. Au début de votre tout dernier livre, L’Empire, la Démocratie, le Terrorisme, vous semblez préoccupé par la question environnementale et par la priorité que donnent les gouvernements à la croissance économique. Pensez-vous que les problèmes environnementaux et l’opposition au développement technico-scientifique soient des sujets de révolte légitimes ?
Eric Hobsbawm : Ce sont des problèmes centraux. Une des raisons pour lesquelles je ne suis pas vraiment optimiste, c’est qu’ils dépassent largement le champ des politiques existantes. Ces problèmes doivent être résolus à un niveau transnational, et pourtant la politique dans son ensemble est le seul domaine dans lequel la mondialisation n’ait fait aucun progrès significatif. L’État-nation demeure le seul terrain à l’intérieur duquel l’action politique est possible. Des organisations transnationales s’efforcent de l’élargir. Par exemple, l’essor des ONG est essentiel, parce qu’elles sont structurées de manière à pouvoir agir à l’échelle mondiale. De nouveaux mouvements, principalement dirigés par des minorités importantes, ont reconnu le potentiel de ces opérations transnationales, en grande partie à travers la révolution des technologies de communication. On peut citer de nombreux exemples ; 1968 est sans doute la première fois où des idées se sont diffusées partout, un peu comme se diffuse aujourd’hui la peur de la pandémie grippale. 1968 fut un exemple avant-coureur qui vint du Mexique et gagna l’Occident, puis Prague et se diffusa bien au-delà vers l’Est. Ce furent presque toujours des mouvements spontanés. Au cours des dernières décennies, ces techniques ont été utilisées pour organiser des campagnes mondiales, notamment les « campagnes anti-mondialisation », qui sont en fait elles-mêmes dépendantes de la mondialisation. Quelle sera leur efficacité, nous n’en savons rien.
D’autre part, une action réellement efficace n’est possible que si elle est réalisée par des acteurs véritablement transnationaux. Mais à l’heure actuelle, cela n’existe pas encore. Le plus grand espoir est que se mettent en place des accords entre les principaux acteurs, qui ne sont pas très nombreux : le G20, les principaux syndicats, etc. S’ils pouvaient se mettre d’accord pour agir en même temps, certaines actions pourraient être entreprises. Nous ne savons pas s’ils le peuvent, mais qu’ils doivent ou devraient le faire est une chose certaine.
Entretien réalisé à Paris le 29 avril 2009. Transcription par Feyrouz Djabali, traduction en français par Sylvie Taussig.
Eric Hobsbawm, la crise des années 1930 et l’histoire de la révolte
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Comment naissent les révoltes ?
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La crise et les nouvelles formes du conflit social
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Note technique :
– Pour enregistrer les fichiers audio mp3 : clic droit (sur PC) ou ctrl + clic (sur mac) et « enregistrer la cible du lien sous ».
– l’entretien de Sylvain Bourmeau avec Eric Hobsbawm, pour Mediapart.
Pour citer cet article :
Nicolas Delalande & François Jarrige, « Où sont passés les révoltés ? . Entretien avec Eric Hobsbawm »,
La Vie des idées
, 21 septembre 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Ou-sont-passes-les-revoltes
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] NdT : dans les années 1830, en Angleterre, l’invention de la batteuse qui réduisait le besoin de travailleurs nécessaires aux moissons ne fit qu’ajouter aux problèmes de main-d’œuvre déjà importants depuis le retour des soldats des guerres napoléoniennes. Des émeutes éclatèrent, notamment pour demander la destruction des batteuses aux propriétaires, faute de quoi les paysans les détruisaient eux-mêmes par la force. On a appelé ces mouvements populaires les émeutes du « Captain Swing », du nom dont étaient signées les lettres de menaces qui étaient adressées aux propriétaires fermiers. Les meneurs de la révolte, qui tentaient de dissimuler leur identité, étaient connus sous le nom de « the Captain » ou « Swing », qui évoque le balancement de la corde sur la potence.
[2] NdT. Le luddisme (dont le nom vient d’un ouvrier anglais, Ned Ludd, réputé avoir lui-même détruit deux machines en 1780) est un terme qui désigne les conflits violents qui ont opposé dans les années 1811-1812 des artisans – tondeurs et tricoteurs sur métiers à bras – aux employeurs et manufacturiers qui favorisaient l’emploi de machines (métiers à tisser notamment) dans le travail de la laine et du coton. Les membres de ce mouvement, qui s’est caractérisé par le « bris de machines », étaient appelés luddistes ou luddites. Le terme « luddisme » est parfois utilisé aujourd’hui pour désigner ceux qui s’opposent à, ou critiquent, les nouvelles technologies (on parle même de « néo-luddisme »).
[3] L’Âge des extrêmes, histoire du court XXe siècle, Bruxelles, Complexe/Le Monde diplomatique, 1999, p. 748.