Depuis l’accélération de la crise économique et financière en septembre dernier, une peur hante les classes politiques et médiatiques occidentales : le retour du « protectionnisme ». De sommet du G7 en sommet du G20, elles répètent que c’est la hausse des barrières douanières qui a transformé le krach de 1929 en dépression et que, pour répondre efficacement à la crise, il faut avant tout résister au « démon nationaliste » du protectionnisme, qui conduit inéluctablement à l’effondrement du commerce international et, in fine, à la guerre. Le raisonnement analogique a été une source d’inspiration formidable dans l’histoire des sciences, y compris pour la science humaine qu’est l’économie : Isaac Newton et Albert Einstein, mais aussi Adam Smith et John Maynard Keynes, y ont eu recours. Employée par des mains moins habiles, l’analogie – en particulier l’analogie historique à partir d’un seul exemple – n’est le plus souvent qu’un raccourci facile inspiré par la paresse ou la malhonnêteté intellectuelle.
Le haro actuel contre la tentation protectionniste à partir de l’exemple de 1929 en est un exemple frappant. Le recours au protectionnisme dans les années 1930 – promu, entre autres, par Keynes lui-même [1] – n’a pas été la cause principale d’une dépression provoquée par la spéculation financière et rendue dramatique par les politiques déflationnistes de Heinrich Brüning en Allemagne et de Pierre Laval en France. Au pire, dans les pays d’échelle moyenne comme l’Allemagne et la France, le protectionnisme a été une réponse inadéquate à la crise. Au mieux, comme dans le cas du Royaume-Uni et de son empire – avec les accords d’Ottawa instituant un système de « préférence impériale » entre les îles britanniques et leurs possessions outre-mer en 1932 –, il a même pu contribuer à un relèvement économique partiel en apportant un soutien à la demande de produits nationaux. Dans tous les cas, les dirigeants de l’époque, en se tournant vers le protectionnisme, commettaient la même erreur que les dirigeants actuels qui cherchent à retirer des leçons de la dépression économique précédente : c’était au protectionnisme que l’on attribuait la sortie de la grande dépression des années 1870-1880. La lutte actuelle contre le protectionnisme fait figure de ligne Maginot intellectuelle, qui interdit la tenue de débats plus substantiels sur la réorganisation du capitalisme mondial.
Pour être utile, le recours aux analogies historiques doit reposer sur plusieurs exemples et, autant que possible, la longue durée. Le protectionnisme ne date pas des années 1930. Il est le produit d’un débat intellectuel et idéologique d’une intensité exceptionnelle, qui s’est déroulé au lendemain de la Révolution française et des guerres napoléoniennes, dans la périphérie immédiate du cœur industriel de l’époque, la Grande-Bretagne, c’est-à-dire en France, en Allemagne et aux États-Unis. Loin d’être lié aux idéologies totalitaires du XXe siècle ou même d’être « antilibéral », ce protectionnisme était ancré dans le libéralisme issu des Lumières et de la Révolution. Mais ses partisans le définirent comme un libéralisme réaliste, patriotique et anticosmopolite, ou encore comme l’expression d’une solidarité nationale entre classes sociales face aux contraintes du marché mondial. Paradoxalement, ce patriotisme ou nationalisme économique fut lui-même le fruit d’un débat transnational franco-germano-américain, avant que les idées protectionnistes ne s’exportent depuis le monde occidental jusqu’en Amérique Latine et en Asie orientale. Discrédité en tant que politique économique parmi les classes dirigeantes, le protectionnisme en tant qu’idéologie n’en conserve pas moins un puissant attrait parmi les électorats, notamment dans les pays où sa domination fut étroitement liée à une phase de démocratisation en profondeur de la société politique, comme les États-Unis ou la France.
L’invention du protectionnisme
La restriction douanière comme moyen de décourager les importations et d’encourager la fabrication de certains produits était un outil banal des systèmes dits « mercantilistes » des XVIIe et XVIIIe siècles. Aux côtés des compagnies commerciales dotées de monopole pour les échanges avec certaines parties du monde, de l’exploitation intensive de colonies esclavagistes pour se procurer des denrées tropicales ou encore de la réglementation de la production manufacturée dans le cadre de corporations, il ne s’agissait que d’un volet d’une vaste politique visant à maximiser le solde de la « balance du commerce », c’est-à-dire l’excédent des exportations sur les importations. C’est contre l’ensemble de cette politique volontariste et de privilèges accordés à certains groupes de producteurs ou de marchands que plusieurs philosophes des Lumières françaises – le physiocrate François Quesnay, Turgot, Jean-Baptiste Say – et britanniques – Adam Smith, Jeremy Bentham et David Ricardo – élaborèrent une doctrine libérale et égalitaire de non-intervention des pouvoirs publics dans la vie économique [2].
Des deux côtés de la Manche, la Révolution française et la Révolution industrielle balayèrent l’essentiel de la panoplie mercantiliste entre 1780 et 1830. En Grande-Bretagne, sous l’impulsion d’un puissant mouvement d’opinion orchestré par l’Anti-Corn Law League, un lobby manufacturier fondé à Manchester en 1838, le libéralisme économique prit une forme extrême avec l’abolition intégrale des barrières douanières à l’importation – ce qu’on commence à désigner par l’expression de « free trade » à partir des années 1820 outre-Manche et de « libre-échange » en France à partir des années 1840. En France, l’adoption d’un régime économique libéral fut à plusieurs égards plus précoce qu’en Grande-Bretagne, mais il achoppa sur la question douanière. Sous la monarchie de Juillet (1830-1848), plusieurs hommes politiques et intellectuels de tendance orléaniste – le jeune Adolphe Thiers, l’ingénieur Charles Dupin, l’agronome Mathieu de Dombasle – se prononcèrent pour un libéralisme économique limité au marché intérieur, au nom de la solidarité nationale et pour défendre les producteurs nationaux incapables de lutter contre la concurrence de la grande industrie britannique ou de la main-d’œuvre servile agricole de l’Empire russe. Au milieu des années 1840, un nouveau mot est créé pour désigner cette opposition au libéralisme douanier, qui remporte le soutien d’une grande majorité de l’opinion : « protectionnisme » – « protectionism » et « Protektionismus » (ou « Schutzoll ») sont apparus en anglais et en allemand à la même époque [3].
Le protectionnisme moderne n’était donc pas le mercantilisme ressuscité. Ses principaux porte-parole condamnaient la doctrine de la balance du commerce et l’idée typiquement mercantiliste d’une quantité fixe de richesses disponibles. Ils préconisaient un développement reposant sur le marché intérieur plutôt que sur les exportations. Ils étaient libéraux en politique, hostiles aux institutions d’Ancien Régime, et libéraux en économie, sauf sur la question douanière. Adolphe Thiers a prouvé son libéralisme politique en contribuant au renversement de Charles X en 1830, en s’opposant à l’autoritarisme de Napoléon III sous le Second Empire, et en œuvrant à l’établissement d’une république modérée au début des années 1870. Il prouva également son attachement viscéral à la propriété privée et aux autres institutions du capitalisme libéral en prenant la tête de la lutte contre les tendances socialistes de la Révolution de 1848 et de la Commune de 1871. Contrairement à ce qu’affirmait Frédéric Bastiat, le chef de file du libre-échangisme français, le protectionnisme n’était pas non plus la matrice du « communisme » [4]. Le protectionnisme était plutôt, par opposition au libéralisme cosmopolite des libre-échangistes, un libéralisme internationaliste, au sens propre de ce dernier terme. Les protectionnistes cherchaient à réconcilier les préceptes de l’économie libérale avec le concept de souveraineté nationale et l’existence de plusieurs nations en Europe et dans le monde : libéralisme internationaliste ou nationalisme de marché, selon la perspective adoptée.
Le nationalisme du protectionnisme a souvent donné lieu à des débordements xénophobes, en particulier anglophobes aux XIXe siècle. Le principal lobby protectionniste, l’Association pour la défense du travail national, fit placarder sur les murs de Lille et Mulhouse, en 1846, une affiche contre le libre-échange intitulée « De l’entrée des marchandises anglaises en France » : « N’est-il pas vrai que c’est en travaillant qu’on gagne de quoi vivre, et que faire travailler l’Anglais pour habiller le Français, c’est donner le pain du Français à l’Anglais ? », interrogeait le texte, avant d’accuser les libre-échangistes d’appeler « l’Anglais à régner en France » et de recommander l’union des classes, car « quand il s’agit des Anglais, chefs et ouvriers en France n’ont qu’un même intérêt, une même pensée, un même cœur [5] ». La propagande anglophobe de l’Association pour la défense du travail national, dominée par le grand patronat industriel, avait aussi pour but de détourner la colère ouvrière, au moment des premiers débats sur l’émergence d’un prolétariat urbain, contre « l’étranger ».
Cet objectif fut partiellement atteint. Par universalisme et par attachement au thème de l’amitié entre les peuples, la gauche démocratique et socialiste de la monarchie de Juillet avait d’abord pris position en faveur de la liberté du commerce international. Confrontés au danger concret de concurrence avec la grande industrie britannique en 1846-1848, les fouriéristes, babouvistes, proudhoniens et socialistes chrétiens de Philippe Buchez apportèrent un soutien paradoxal au patronat dans la lutte contre le libre-échange. Selon La Fraternité, « le libre-échange » serait « le règne sans opposition du capital » et « le droit, pour le capitaliste, au nom de la liberté, de tenir à la merci le peuple des travailleurs ». D’après L’Atelier, « les libre-échangistes de l’autre côté de la Manche [étaient] les amis du peuple, à peu près comme le loup est l’ami du mouton ». [6] Après la proclamation de la République en février 1848, plusieurs émeutes ouvrières exigèrent et obtinrent l’expulsion d’ouvriers étrangers, en particulier britanniques, qui travaillaient dans le textile ou la construction de chemins de fer, dans le Nord, en Normandie et dans l’ouest du pays.
Comment expliquer cet embrasement protectionniste et nationaliste de la gauche démocratique ? Il faut se souvenir que, depuis la Révolution française jusqu’aux années 1880, l’attachement à la nation et l’anglophobie étaient d’abord des thèmes de gauche [7]. De plus, les hommes de centre-droit qui « inventèrent » le discours protectionniste prirent soin de lui donner une tonalité égalitaire et démocratique propre à séduire la gauche. Dès 1836, Dupin affirmait : « Notre législation protectrice a pour but de réserver pour le peuple français la plus grande masse de travail que des Français puissent faire. Grâce à la protection douanière, il n’y a plus de prolétaires, mais seulement des ouvriers français sous l’égalité glorieuse du drapeau tricolore ». Sans pousser aussi loin le populisme, Thiers associait systématiquement le système protecteur à l’héritage de 1789 et, en particulier, à la défense des petits producteurs agricoles et industriels, contre la concurrence de la grande propriété foncière et mobilière britannique. Il ne se privait pas de citer, en exemple, la jeune République américaine, pays pratiquant une politique très protectionniste et pourtant « le plus libéral et le plus démocratique » au monde [8].
Le modèle américain n’a jamais servi de référence aux adversaires du libéralisme économique, pas plus au XIXe siècle que de nos jours. Mais le libéralisme américain passait alors, à juste titre, pour plus égalitaire que le libéralisme aristocratique prévalant en Grande-Bretagne. Cette combinaison de nationalisme égalitaire et de libéralisme économique n’était pas propre au protectionnisme français : comme le libre-échange, les idées protectionnistes traversèrent les frontières, confirmant le caractère internationaliste quoiqu’anticosmopolite de cette idéologie politico-économique.
La diffusion transnationale d’un nationalisme économique
Le caractère transnational du libre-échange est évident et bien connu. Le plus souvent à partir de la Grande-Bretagne, à travers les écrits d’économistes et de publicistes utilitaristes (David Ricardo, John Stuart Mill, John Bowring), parfois à partir de la France, à travers les brochures de Frédéric Bastiat, les concepts de division internationale du travail et d’avantages comparatifs nourrirent la mise en place de groupes de pression libre-échangistes, au moins dans le monde occidental. Quand le travail de persuasion intellectuelle ne suffisait pas, les pays occidentaux n’hésitaient pas à recourir à la canonnière pour imposer l’ouverture au commerce international des marchés du Moyen-Orient et de l’Asie orientale : le blocus d’Alexandrie par la Royal Navy en 1840-1841, les guerres de l’Opium livrées par la Grande-Bretagne à la Chine en 1839-1842 et – avec le soutien de la France – en 1856-1860, ou l’expédition du commodore américain Matthew Perry au Japon en 1853 [9].
Mais le protectionnisme connut lui aussi une carrière internationale, depuis les influences réciproques entre économistes protectionnistes occidentaux dans la première moitié du XIXe siècle jusqu’à leur réception dans le reste du monde, en particulier en Asie, à partir des années 1880. Alors que les concepts libre-échangistes circulaient de manière « verticale », depuis les puissances dominantes (Grande-Bretagne, France dans une moindre mesure) vers les pays ou régions en développement, les idées protectionnistes s’échangèrent « horizontalement », le long d’un axe comprenant les principaux pays tâchant de combler leur retard industriel sur la Grande-Bretagne : États-Unis, France, Allemagne. Placés dans des positions géopolitiques et économiques similaires, ces trois pays furent les berceaux simultanés du protectionnisme.
L’exemple de Friedrich List
Friedrich List, entrepreneur et intellectuel né en 1789 à Reutlingen dans le Sud-Ouest de l’Allemagne, offre un exemple frappant de ce transnationalisme du protectionnisme [10]. Ce farouche partisan de l’unité allemande, père spirituel du Zollverein – union douanière des États allemands réalisée sous l’égide de la Prusse en 1834 –, est parfois présenté comme un précurseur du nationalisme germanique réactionnaire et expansionniste des années 1890-1945. C’était pourtant un progressiste convaincu, forcé de s’exiler de l’Allemagne de Metternich en 1821, expulsé par la France des Bourbons en 1822, et réfugié aux États-Unis de 1825 à 1831 : lié au général Lafayette en France, il fut aussi proche d’Andrew Jackson, un Démocrate populiste élu à la présidence américaine en 1828. List fit également preuve d’un enthousiasme précoce pour la toute récente invention du chemin de fer : il milita pour la constitution de vastes réseaux ferrés dès la fin des années 1820 et supervisa la construction de la première grande ligne allemande, entre Dresde et Leipzig, terminée en 1837.
L’Allemand cosmopolite jeta les jalons de sa doctrine protectionniste pendant ses séjours en France (dans les années 1820 et 1830) et aux États-Unis (1825-1831). Dès 1825, admirant les résultats de la protection douanière dans la vallée de la Seine, il écrivit dans son journal personnel : « Quand donc la vue de régions industrielles aussi riches remettra-t-elle sur le droit chemin les émules d’Adam Smith ? [11] » En 1827, à l’instigation d’un groupe de pression protectionniste, la Pennsylvania Society for the Promotion of Manufactures, il rédigea en anglais une série de lettres qui battaient en brèche les arguments des défenseurs de la liberté commerciale aux États-Unis. Publié dans la presse de Philadelphie puis sous forme de brochure, avec pour titre Outlines of American Political Economy, ce texte rejetait les conclusions de Smith et de ses successeurs sur la liberté du commerce, en proposant de refonder l’économie politique sur la base d’un nouveau concept, celui de « puissance productive » – plutôt que la « richesse » – des nations. Cette esquisse d’une théorie protectionniste s’inspirait des premiers partisans d’un « système américain » de tarifs élevés contre les importations de produits manufacturés britanniques [12]. List citait aussi abondamment Jean-Antoine Chaptal, chimiste et ministre de Napoléon, dont l’ouvrage De l’industrie française (1819) appelait la France à conserver la protection douanière pour ne pas compromettre les progrès industriels réalisés sous la Révolution et l’Empire.
Lors d’un séjour à Paris en 1837, List décida de participer à un concours de l’Académie des sciences morales et politiques sur le thème de « la liberté du commerce ». L’entrepreneur de chemins de fer se refit théoricien et, avec l’aide de sa fille francophone, rédigea en français un mémoire de 165 pages. Ce texte, retrouvé par des universitaires allemands dans les années 1920 et publié sous le titre de Système naturel d’économie politique – une formule employée par l’auteur dans le manuscrit – était la première tentative de List d’élaborer une théorie systématique de la protection douanière comme moyen de développement économique. List y présentait sous leur forme quasi définitive ses deux principaux arguments contre les prescriptions libérales de l’économie politique classique en matière de commerce international : la « théorie des forces productives » comme moyen de mesurer le progrès économique, par opposition à la « théorie des valeurs » privilégiée par les disciples de Smith ; et le primat de l’histoire des nations sur le raisonnement abstrait et cosmopolite. En particulier, List proposait une théorie du développement de l’économie nationale en trois stades, auxquels correspondent trois politiques commerciales différentes : une politique initialement libérale pour donner le goût des produits manufacturés ; une phase de protection temporaire pour les industries modernes, comme le coton et le fer ; et un retour au libre-échange une fois la Grande-Bretagne rattrapée [13].
L’Académie accorda la mention d’ « ouvrage remarquable » à trois mémoires, dont celui de List, mais n’en jugea aucun digne du premier prix. List attribua cet échec relatif à la supériorité numérique des libre-échangistes parmi les membres de la section d’économie politique de l’Académie. Loin de se décourager, il entreprit de développer ses idées de manière plus rigoureuse dans un véritable traité, qu’il souhaitait publier simultanément en français et en allemand. Pendant trois ans, il continua de vivre à Paris, comme correspondant du journal libéral allemand La Gazette d’Augsbourg, et travaillant à son ouvrage bilingue, dont il ne termina pas la version française [14]. Mais la version allemande parut à Stuttgart en 1841, sous le titre Das nationale System der politischen Oekonomie (« Le système national d’économie politique »). Elle valut à List un succès immédiat auprès du public allemand. Grâce au soutien financier de lobbys industriels d’Allemagne méridionale, il put aussi fonder un nouveau journal économique, Das Zollvereinsblatt, qui réclama avec vigueur la hausse des barrières douanières du Zollverein ou union douanière des États allemand fondée sous l’égide de la Prusse en 1834. List mit fin à ses propres jours, probablement en raison de ses difficultés financières, en 1846.
Sa conception historicisante du développement économique et l’accent qu’il mit sur les bienfaits d’une protection douanière temporaire et modérée bénéficièrent néanmoins d’un rayonnement inégalé. Le Système national fut traduit en de multiples langues [15]. Un ouvrage publié à l’occasion du cent-cinquantième anniversaire de la mort de List a pu retracer l’influence de ses écrits sur les débats de politique économique au XIXe et au XXe siècles dans plus d’une vingtaine de pays européens, depuis l’Irlande jusqu’à la Turquie [16]. Sa pensée a joué un rôle déterminant dans l’adoption de politiques protectionnistes industrialisantes par la Russie des années 1890 et le Japon de l’ère Meiji [17]. Elle a acquis un caractère sulfureux en Europe, parce qu’elle fut récupérée par les pangermanistes de l’école historique d’économie à la fin du XIXe et les nazis dans l’entre-deux-guerres. Il est vrai que List lui-même réclamait l’annexion du Danemark et des Pays-Bas par l’Allemagne. Mais c’est parce que, comme la plupart des patriotes de son temps, il pensait que seules les grandes nations, à même d’assurer leur indépendance économique, étaient adaptées au monde moderne. Son nationalisme allemand ne l’empêcha pas d’être en même temps un patriote américain et un partisan de l’expansion française : son fils mourut officier de la cavalerie française, pendant la conquête de l’Algérie. Ce pluri-nationalisme facilita la dissémination globale des idées de List et leur adaptation à différents contextes culturels [18].
L’exemple de Henry Carey
L’éditeur et intellectuel Henry Carey offre un autre exemple du caractère à la fois transnational et progressiste du protectionnisme au XIXe siècle [19]. Son père, Matthew Carey, fondateur de la première grande maison d’édition américaine au début du siècle, avait déjà pris position en faveur de tarifs élevés contre les importations britanniques et s’était occupé de la publication aux États-Unis d’écrits protectionnistes de Chaptal et des Outlines de List. Partisan d’un libéralisme économique intégral, Henry Carey prit d’abord parti pour le libre-échange dans ses Principles of Political Economy (1837-1840). Mais comme son père, émigré irlandais, Henry était un anglophobe radical, presque paranoïaque, qui interprétait toutes les initiatives de Londres comme faisant partie d’un plan d’asservissement du monde à la puissance britannique. L’adoption du libre-échange par la Grande-Bretagne en 1846, combinée à la crise commerciale qui frappa les États-Unis au milieu des années 1840 après l’adoption d’une législation douanière plus libérale, provoqua son revirement. Cette conversion, d’après l’intéressé, eut lieu soudainement un matin de 1847 : « Je sautai de mon lit, m’habillai, et fus un protectionniste à partir de cet instant. » Carey s’imposa comme le grand pourfendeur du libre-échange aux États-Unis. Dans plusieurs dizaines de brochures et dans la presse, il attribua tous les maux de son pays et du reste du monde non-britannique, depuis la misère du prolétariat rural de l’Inde jusqu’au maintien de l’esclavage dans les États du Sud, à la libéralisation du commerce international encouragée par Londres [20].
Ce protectionnisme virulent, qui offrait systématiquement le modèle économique français comme alternative au libre-échange britannique, eut une influence profonde sur la culture politique et économique américaine. Carey fut l’un des fondateurs du nouveau Parti républicain anti-esclavagiste dans les années 1850 et le conseiller économique d’Abraham Lincoln pendant la guerre de Sécession (1861-1865). C’est sur ses instances et par opposition au libre-échangisme des États sécessionnistes du Sud que Lincoln adopta une politique ultra-protectionniste. Des tarifs protecteurs très élevés, oscillant entre 50 et 100 % de la valeur des produits importés, continuèrent de caractériser la politique américaine jusqu’à la fin des années 1950. Partiellement inspirée des exemples français et, dans une moindre mesure, allemand, la pensée économique de Carey – mélange étonnant d’organicisme inspiré par les progrès de la chimie contemporaine avec une foi intransigeante dans les vertus du capitalisme individualiste et une anglophobie radicale – eut en retour un impact significatif sur l’ancien monde. Ses ouvrages furent traduits de son vivant en français, allemand, russe, italien et japonais. Comme celles de List, ses idées furent détournées en Allemagne par des historiens et des philosophes affiliés à la droite nationaliste. Son principal disciple autoproclamé, Eugen Dühring (celui de l’Anti-Dühring d’Engels), fut aussi l’un des principaux inventeurs de l’antisémitisme moderne [21].
Conclusion
Le protectionnisme, à partir de la fin du XIXe siècle et surtout en Allemagne, a donc bien pu nourrir le nationalisme xénophobe qui a ravagé l’Europe entre 1914 et 1945. Mais les exemples de Thiers, List et Carey montrent que le protectionnisme a d’abord été le fruit d’échanges intellectuels entre nations « dominées » contre la puissance dominante de l’Empire britannique, plutôt que l’expression d’une soif de domination nationaliste. Ils suggèrent aussi qu’il a souvent été la facette économique d’un libéralisme égalitaire, de gauche ou de centre-gauche, qui plaçait le citoyen au-dessus du consommateur. Contrairement à ce que croient beaucoup de leurs partisans respectifs, de nos jours comme au XIXe siècle, la lutte entre le libre-échange et le protectionnisme n’est pas un conflit entre le bien et le mal. Les tarifs protecteurs ne conduisent pas plus mécaniquement à la guerre que le libre-échange ne garantit la paix, comme en témoigne le traité de commerce conclu entre la France et la Prusse en 1862, qui n’a pas empêché le déclenchement de la guerre de 1870. Les tarifs ne sont ni plus ni moins que des impôts sur les produits importés, avec – comme tout impôt – des effets adverses et positifs sur la création de richesses. Leur signification politique et leurs conséquences économiques ont, elles, considérablement varié au cours de l’histoire.