La structure du droit international a-t-elle jamais été autant remise en cause que par le phénomène de la globalisation ? C’est à cette question que tente de répondre Jean L. Cohen, en y apportant une réponse médiane.
Recension Politique International
À propos de : Jean L. Cohen, Globalization and Sovereignty – Rethinking legality, legitimacy and constitutionalism, Cambridge University Press, 2012.
La structure du droit international a-t-elle jamais été autant remise en cause que par le phénomène de la globalisation ? C’est à cette question que tente de répondre Jean L. Cohen, en y apportant une réponse médiane.
L’un des principaux aspects de la globalisation tient à l’ « apparition » d’un socle de valeurs communes [1], qu’elles soient véhiculées par la protection universelle des droits de l’homme ou encore par une profonde mutation de la notion de démocratie. Cette tendance aurait pour conséquence de modifier profondément la structure de l’ordre international et, quelle que soit la description et l’analyse qui pourrait en être faite, elle affecterait le rôle et la place de l’État. Jean L. Cohen refuse de voir dans l’affirmation de valeurs communes à un niveau global une tendance qui remettrait en cause l’État, et encore moins la notion de souveraineté en ce qu’elle est le pilier de l’ordre juridique des relations internationales. Pour l’auteure, cette évolution conduit néanmoins à comprendre le système international comme un ordre mondial dualiste (dualistic world order) dans lequel le droit de la société interétatique doit s’articuler avec les valeurs communes de la communauté globale. Cette interaction permet de questionner le processus de légitimation à l’œuvre dans les actions internationales, que ces dernières soient imputables aux États individuellement, ou s’expriment dans la politique juridique du Conseil de Sécurité.
L’auteure évoque deux tendances contradictoires, non pas tant en droit international, que dans la description qu’il est possible de faire du droit international et de la politique qu’il a pour objet de rationaliser.
D’un côté se développe un discours fondé sur les droits de l’homme qui tend à remettre en cause la structure classique de la société internationale, que ce soit la notion de souveraineté ou l’égalité qu’elle implique. En effet, l’État est traditionnellement considéré comme le centre des relations internationales, disposant d’une parfaite liberté pour déterminer son organisation et gérer ses affaires intérieures. Cependant, la protection internationale des droits de l’homme justifie ici de contraindre les États, y compris dans leurs affaires intérieures, afin de replacer l’homme au centre de leurs politiques. L’Etat ne serait dès lors plus le maître de l’ordre international, mais en serait simplement un acteur, parmi d’autres, au service de ces valeurs universelles.
D’un autre côté, ces discours sont parfois utilisés de manière à légitimer le développement de nouvelles formes hégémoniques, mettant ainsi au nu les nouveaux phénomènes de pouvoirs auxquels résistent mal l’État et sa souveraineté. L’affirmation de valeurs communes à la communauté internationale justifierait en effet des politiques de force, le recours à la guerre, dans le but d’imposer ces valeurs à l’ensemble des populations, remettant ainsi en cause l’indépendance des États sur leurs territoires. L’ État ne serait plus souverain que dans la mesure où il respecterait ces valeurs communes, au détriment même des choix culturels et politiques de leurs populations. L’ingérence, quelle qu’en soit la justification, dissimulerait mal les rapports de force à l’œuvre dans le phénomène de globalisation. L’action du Conseil de Sécurité a pu avoir recours à ces notions d’ingérence humanitaire ou de responsabilité de protéger pour légitimer le recours à la force contre certains États en contrariété avec leur indépendance dans la gestion de leurs affaires internes.
Quel que soit le type de discours, les conséquences seraient les mêmes : la notion de souveraineté devrait être abandonnée en ce qu’elle ne correspond plus à la réalité des rapports internationaux – ou du moins ne permettrait-elle plus de décrire la place et le rôle de l’État dans ces rapports. La notion de souveraineté et les règles traditionnelles du droit international seraient devenues anachroniques en ce que nous ferions face à une évolution profonde d’une société internationale vers un système politique global. Deux conceptions distinctes de cette évolution s’affrontent dès lors.
Existe tout d’abord une analyse en terme de constitutionalisme global insistant sur l’émergence de valeurs communes (les droits de l’homme, la démocratie) que vise à protéger un ordre public international (que représenteraient par exemples les normes de jus cogens, les obligations erga omnes, ou encore le concept de responsabilité de protéger). Ce discours axiologique serait en ce sens la première étape nécessaire pour constituer un ordre politique global permettant d’ordonner le fonctionnement d’une communauté à la fois universelle et globale, au-delà de l’État.
S’oppose à cette première analyse une conception pluraliste de cette évolution. La constitutionnalisation du système politique international ne serait pas, dans cette perspective, désirable, ni même réalisable, en ce qu’elle requiert une unité – de type hiérarchique – qui nuirait à la compréhension des différences existant entre les différents (sous-)systèmes juridiques et politiques. Une telle volonté d’unité serait antinomique avec l’autonomie qu’il conviendrait de reconnaître aux différentes populations afin qu’ils puissent définir leurs modes d’organisation ou leurs valeurs. En ce sens, ce discours axiologique pourrait dissimuler une utilisation de la force à des fins hégémoniques au détriment des choix légitimes de certaines populations.
Jean L. Cohen n’embrasse aucune de ces analyses, mais les étudie de manière à montrer comment chacune tend à opposer, de manière erronée, souveraineté et droits de l’homme. L’auteure reconnaît néanmoins les vertus de chacune de ces positions, montrant ainsi comment, effectivement, chacune a pu mettre en avant une partie même du phénomène de globalisation et de ses conséquences sur le droit des relations internationales.
Le propos de Jean L. Cohen part en effet de l’intuition que les droits de l’homme et la souveraineté sont les deux principes fondamentaux permettant de donner une vision plus éclairée de l’ordre international tel qu’il se trouve actuellement.
Premièrement, Jean L. Cohen estime que la société internationale, à savoir la société interétatique, subsiste dans sa structure fondamentale et que les États demeurent les sujets autant que les créateurs des règles de droit international. Pourtant, l’auteure estime que ce droit de la société internationale doit faire face à ces nouveaux phénomènes que représente l’émergence de valeurs communes et universelles. Cette évolution par étapes explique ainsi la remise en cause du monopole de l’État à exprimer les intérêts des populations, monopole concurrencé par des acteurs autonomes et porteurs de ces valeurs communes. Les relations internationales actuelles devraient donc s’analyser en tenant compte également de l’émergence de la communauté internationale en ce qu’elle est porteuse de ces valeurs communes qui s’imposent également à l’État.
L’auteure développe ainsi un concept d’ordre mondial dualiste (dualistic world order) qui permet de décrire cette double nature des relations internationales : l’ordre international serait caractérisé par le maintien d’une structure interétatique, par la société des États, mais serait concurrencé par l’émergence d’un droit global porteur de valeurs universelles d’une communauté internationale. Il conviendrait donc de concevoir l’ordre mondial sous ce double angle de vue, sans exclure, ni l’État, ni les notions fondamentales du droit international qui structurent l’action des États.
L’ordre mondial serait ainsi dualiste parce que les règles du droit de la société interétatique exprimeraient les modalités juridiques de l’action des États en son sein, mais cette action serait également contrainte par l’existence d’un ordre politique global en raison des valeurs qui leur fournissent également un nouveau registre de légitimation.
Ce concept d’ordre mondial dualiste serait dès lors nécessaire pour rendre compte des interactions entre le droit international classique et l’ordre politique globalisé. À cette seule condition serait-il possible de comprendre le développement de nouvelles tendances du droit international, qu’il s’agisse de l’émergence d’un nouveau droit de l’occupation ou encore de la politique juridique du Conseil de sécurité (à travers une interprétation, voire une instrumentalisation du Chapitre VII de la Charte).
Pour autant, réfléchir aux interactions entre chacune des dimensions de l’ordre mondial actuel suppose de disposer des concepts spécifiques permettant de rendre compte, d’une part, du maintien de l’unité politique que constitue l’État, et d’autre part, de cette centralisation du système politique, que ce soit à travers des valeurs communes ou certaines institutions universelles. L’auteure utilise ainsi le concept de Fédération et la théorie de la fédération pour éclairer les avantages et les inconvénients de prendre en compte la double dimension de l’ordre mondial, mais également pour analyser ces évolutions actuelles.
En conséquence, la notion de souveraineté ne serait plus seule suffisante pour prendre en compte l’émergence de l’ordre mondial dualiste, mais celui-ci ne suppose pas pour autant que le fonctionnement du système juridique et politique international cesse d’être fondé sur la souveraineté des États. Jean L. Cohen se distingue ainsi d’autres auteurs anglosaxons par sa volonté de maintenir la notion de souveraineté dans son rôle de légitimation des actions des États. Pour autant, le discours sur les droits de l’homme viendrait contraindre l’action des États en ce qu’ils sont membres, individuellement et collectivement, de la communauté internationale que représente, notamment, l’ONU. Reconnaître l’existence d’un ordre mondial dualiste suppose par conséquent de prendre en compte la structure juridique traditionnelle qui vient définir le mode d’action internationale, tandis que l’émergence d’un système politique globalisé vient contraindre les finalités de cette action.
Jean L. Cohen met donc en œuvre une véritable théorie de l’agir politique en droit international. Premièrement, la juridicisation [2] de l’ordre international demeure fondée sur la notion de souveraineté, mais comprendre l’action internationale exige aujourd’hui de repenser cette notion qui ne peut seule permettre d’apprécier la légitimité des actions des États –individuellement ou collectivement au sein de l’ONU (Chapitre 1er). Deuxièmement, les discours fondés sur les droits de l’homme ou la démocratie expriment nécessairement une nouvelle forme de légitimation de ces actions - ou à défaut un principe d’appréciation de leur légitimité (Chapitre 2). Troisièmement et corrélativement, l’État ne peut plus seulement être conçu en ce qu’il représente un groupe politique autonome, mais avant tout en ce qu’il est un élément du groupe politique « global ». Il est donc nécessaire de confronter son action par rapport aux conventions et valeurs sociales acceptées par le groupe (Chapitre 3). Enfin, en ce qu’il est un groupe global, des mécanismes collectifs de décision doivent permettre d’adopter les sanctions adéquates contre tout membre qui viendrait à les violer. À ce titre, la politique juridique du Conseil de Sécurité de l’ONU se révèlerait un instrument de la progressive constitutionnalisation de l’ordre international (Chapitre 4 et Chapitre 5).
La constitutionnalisation du droit international n’en demeure pas moins critiquée par l’auteure. Jean L. Cohen nuance en effet l’utilité même de parler de constitution ou de moment constitutionnel pour désigner la Charte des Nations Unies et la politique du Conseil de Sécurité. L’auteure met clairement en avant que la notion de constitutionnalisation décrit un phénomène qui révèle la tension existante entre le mouvement vers un ordre politique globalisé autour de valeurs communes et les forces de résistance à l’œuvre dans la société internationale. Jean L. Cohen refuse ainsi toute vision simpliste et dichotomique de l’évolution actuelle de l’ordre international et de sa prétendue constitutionnalisation. Son analyse de la politique juridique du Conseil de sécurité met en avant toute la difficulté de comprendre l’émergence de discours centrés sur certaines valeurs communes et le processus de légitimation qu’elles sont susceptibles de produire.
Son propos n’est pas normatif en ce que l’auteure indiquerait que les actions du Conseil de Sécurité relatives, par exemple, à la lutte contre le terrorisme seraient contraires au droit, ni même quelles actions il devrait mener. Elle met plus simplement en avant comment les acteurs et institutions traditionnels de l’ordre juridique international ont développé de nouvelles pratiques en vue de justifier certaines finalités politiques – la question de savoir si elles répondent effectivement aux valeurs invoquées, ou aux intérêts premiers des membres du Conseil, demeurant à ce titre indifférente.
Il n’est pas pour autant évident que l’analyse de l’auteure soit pleinement comprise en France. D’un côté, le juriste internationaliste s’étonnera de voir s’opposer la notion juridique de souveraineté et le phénomène de la globalisation qui ressort davantage de l’ordre des faits. Des tentatives anciennes de déstabilisation de la notion de souveraineté ont déjà existé [3] (V. le débat sur la notion de Souveraineté, notamment pendant l’entre-deux-guerres) et la notion de souveraineté demeure cette expression, non d’un pouvoir, mais d’une liberté des États [4]. La légitimité des actions des États trouveraient dans le droit international, y compris dans la notion juridique de souveraineté, son seul et suffisant ancrage – mais il est vrai que le juriste s’intéresse davantage à la légalité et à la validité (appréciation portée sur les modalités d’exercice d’un pouvoir) qu’à la légitimité (appréciation portée sur le pouvoir et la justification de son attribution) [5].
D’un autre côté, les sciences politiques se sont depuis longtemps intéressées au rôle de l’État dans les relations internationales pour finalement constater la nécessité de dépasser l’État. Il ne serait plus utile de disposer d’une théorie de l’État et probablement encore moins de la notion de souveraineté [6]. La globalisation empêcherait de s’intéresser, et encore moins de sauver, la notion de souveraineté. La légitimité de l’action des États ne pourrait être trouvée dans la notion de souveraineté, mais ressortirait intégralement des notions de démocratie, de droits de l’homme, de société civile, qui marquent une nouvelle étape dans les relations internationales et transnationales.
Le débat sur la constitutionnalisation de l’ordre international nécessiterait donc un traitement pluridisciplinaire afin d’en comprendre les enjeux. L’ouvrage de Jean L. Cohen se situe dès lors à un carrefour où les analyses juridiques rencontrent l’étude de la politique internationale. Cette approche est finalement assumée par l’auteure : 1) elle cherche à comprendre deux types de discours spécifiques décrivant et cherchant à guider l’évolution de droit international et de la politique internationale ; 2) elle utilise des écrits et travaux de théorie du droit, autant que des analyses de l’évolution des relations internationales ; 3) elle décrit enfin un ordre mondial dualiste où les relations entre la légalité des actes juridiques ne peut se comprendre qu’en s’interrogeant sur les registres de légitimation des actions politiques ainsi mises en œuvre.
Comprendre la constitutionnalisation de l’ordre international – et l’ouvrage de Jean L. Cohen – suppose donc une conception particulière du processus de légitimation, d’ordre discursif, où les règles juridiques et les concepts du droit international sont autant de raisons pour agir. Si le droit international crée une légitimité particulière au profit des actions des États, ces derniers doivent agir dans le cadre de valeurs communes à même de définir les contours et les limites de leurs actions, individuellement ou collectivement. La souveraineté doit donc être prise au sérieux en ce qu’elle reste effectivement le fondement d’un processus de légitimation des actions des Etats, mais elle n’est plus le standard exclusif à l’aune duquel est appréciée la légitimité de celles-ci.
par , le 4 juillet 2013
Brice Crottet, « Prendre la souveraineté au sérieux », La Vie des idées , 4 juillet 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Prendre-la-souverainete-au-serieux
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[1] V. pour une analyse des discours par lesquels on « reconnaît » ou on « déclare » des droits inaliénables de l’homme, D. Baranger, « Notes sur l’apparition de la Souveraineté (et des droits de l’homme) », Annuaire de l’Institut Michel Villey, vol. IV., 2013. Il est d’ailleurs remarquable que les notions de souveraineté et de droits de l’homme soient véhiculées par des types de discours finalement assez proches.
[2] Le concept de juridicisation renvoie ici à un phénomène de multiplications des règles internationales que les États adoptent afin de contraindre leurs actions et celles des autres États. L’ordre juridique international, pourtant présenté traditionnellement comme rudimentaire, se complexifie dès lors, nécessitant de mettre en œuvre de nouvelles analyses de celui-ci.
[3] Et il suffit ici de renvoyer aux écrits de N. Politis, notamment, ou encore de G. Scelle.
[4] V. en particulier, J. Combacau, « Pas une puissance, une liberté : la souveraineté internationale de l’Etat », Pouvoirs, n°67, novembre 1993, p.47-58.
[5] V. sur les notions de légalité et de légitimité, leurs relations et leurs utilités distinctes pour le juriste, N. Bobbio, « Sur le principe de légitimité », Annales de philosophie politique. L’idée de légitimité, n°7, 1967, p.47-60. En revanche, il convient de reconnaître, avec M. Troper, que le droit produit sa propre légitimité, fournit un processus de légitimation à part, et que, dans ce contexte, la notion de souveraineté dispose d’un utilité fondamentale (V. M. Troper, Le droit et la nécessité, Paris PUF, 2011 ; V. également nos remarques la récension que nous en proposons (Jus politicum, n°9, 2013, – disp. en ligne : http://www.juspoliticum.com/Michel-Troper-Le-droit-et-la.html.
[6] V. les observations de D. Battistella, « Le bel avenir de la théorie de l’Etat en relations internationales », Jus politicum, n°8, 2012 – disp. en ligne : http://www.juspoliticum.com/_Battistella_.html?lang=fr. Ce dernier critique justement cette tendance de penser les relations internationales en faisant l’économie d’une théorie de l’Etat.