Généralement associé à la Gestalttheorie, Fritz Heider est passé à la postérité comme psychologue. On retient surtout de lui ses travaux concernant les relations interpersonnelles et sa notion d’attribution causale — laquelle vise à décrire comment les personnes observent, expliquent et jugent les événements auxquels ils assistent ou les comportements d’autrui en leur assignant différents types de causes. Malgré l’importance de ces apports, avant la récente parution de Chose et médium, aucun n’ouvrage de l’auteur n’avait été traduit en français. Cette publication ne peut, en ce sens, que se voir saluée.
Il ne faut cependant pas se méprendre, le texte dont il est ici question ne relève pas du domaine de la psychologie ; quand il l’écrit, Heider ne s’y est pas encore converti. Quelques discrets surgeons des considérations à venir poignent, certes. L’essentiel se situe pourtant ailleurs. Publié pour la première fois en 1926 dans l’unique numéro de la revue berlinoise Symposium, Chose et médium est rédigé par un jeune philosophe qui livre là un condensé des idées maîtresses de sa thèse. Portant sur le problème de la subjectivité des qualités sensorielles, cette recherche a été dirigée par le philosophe autrichien, auteur d’une complexe théorie de l’objet, Alexius Meinong. On ne s’étonnera guère de voir certaines de ses considérations mobilisées dans l’opuscule que son étudiant consacre au problème de la perception. Loin d’être matière à redites, celui-là se caractérise par la mise au jour d’une étonnante théorie du médium, lequel se voit pensé dans sa différence avec la chose.
Le caractère transitif de l’expérience
« Bien souvent, nous appréhendons une chose à travers une autre » (p. 35), voilà à la fois le point de départ et la clé de voûte de Chose et médium. Aussi évidente que puisse paraître cette proposition, l’auteur déplore que le phénomène qu’elle signale ait surtout été considéré dans sa dimension psychique et subjective. Si l’on s’est abondamment penché sur l’épineux problème du rapport entre les choses et leurs représentations, on s’est trop rarement intéressé à la question de savoir si « ce par quoi s’opère la connaissance n’a[vait] pas, du point de vue purement physique, une autre signification que l’objet de la connaissance » (p. 36). Ce changement de cap indique la voie que Heider souhaite contribuer à ouvrir. La perspective qu’il propose se fonde sur une prise en compte du fait que notre perception des objets dépend intimement des expédients grâce auxquels ils se donnent à nous.
Simple, cette idée va néanmoins à contre-courant de notre vécu immédiat ; c’est généralement sans le voir que nous traversons le réseau dense des processus médiaux. C’est la preuve que ces derniers remplissent leur fonction ! Ils n’ont d’importance que dans la mesure où ils nous informent au sujet des choses et non sur eux-mêmes. Il en est ainsi de la lumière :
cela ne fait pas de différence pour moi si le médium à travers lequel je me déplace est parcouru par des rayons rouges ou bleus ou bien s’il est traversé par des rayons de telle ou telle sorte […] je ne les heurte pas, ils ne transpercent pas ma peau et ne me blessent pas, ils ne mettent pas soudain en mouvement une feuille de papier et ne freinent pas la trajectoire d’une balle. (p. 61–62)
Revers (théorique) de la médaille, le médium perd tout caractère étonnant, il se fait aisément oublier de la réflexion. C’est là tout le paradoxe d’une théorie qui met au premier plan quelque chose qui n’est « rien », mais qui détermine notre accès aux choses. Heider nous invite donc à considérer le caractère éminemment transitif de l’expérience, le fait qu’elle nous porte toujours ailleurs, aussi immédiate puisse-t-elle paraître, aussi proches soient les objets sur lesquels elle porte. Ce ne sont généralement pas les caractères imprimés sur une page ou reproduits sur un écran qui nous intéressent, mais bien le texte qu’ils nous livrent.
Entrée du médium
On ne peut saisir convenablement la thèse de Heider si l’on fait complètement abstraction du cadre de réflexion dans lequel elle émerge. Elle consiste principalement en une critique de la théorie de la perception défendue par le célèbre scientifique Hermann von Helmholtz. À en croire ce dernier, les sensations sont des signes des objets qui les causent plutôt que des reproductions fidèles de ces derniers. Un truchement des représentations en résulte ; il nous est impossible de déterminer si celles-ci ressemblent effectivement aux objets qui leur correspondent.
Heider s’attaque à la thèse d’Helmholtz en prenant pour point de départ la critique que lui a déjà adressée Meinong : Helmholtz et ses disciples posent des limites arbitraires dans la chaîne causale qu’ils reconstituent. Est-il suffisant, en effet, pour comprendre comment fonctionne la perception d’un crayon que nous fixons, de décrire ce que le crayon produit sur notre rétine et les processus qui s’ensuivent au niveau du cerveau ? Ne devrions-nous pas considérer d’autres processus (ceux qui peuvent se situer entre le crayon et la rétine, par exemple) ? De même, pourquoi ne pas donner le premier rôle à la source de lumière qui éclaire l’objet ? N’est-ce pas plutôt elle qui se tient à l’origine de notre perception ? Et surtout, qu’est-ce qui justifie que l’on ne pousse pas plus loin cette remontée causale ? L’incohérence du point de vue helmholtzien devient plus évidente encore, ajoute Heider, lorsque l’on s’intéresse aux perceptions à distance, lorsque « notre regard va rejoindre les étoiles » ou que « nous entendons des événements qui se déroulent loin de notre oreille » (p. 37). Dans ces cas, l’objet qui provoque la sensation n’entre pas en contact immédiat avec l’épiderme du sujet. Pour cesser de se fourvoyer, il faut prendre acte du fait qu’« en relation à la causation, tous les éléments de la chaîne sont égaux » alors qu’« en relation à la perception ils ne le sont pas : dans ce cas, il y a un élément privilégié, c’est l’élément perceptif » (p. 39).
La distinction qui donne son titre à l’ouvrage acquiert alors toute son épaisseur. La chose apparaît pour elle-même grâce aux médiums et les médiums sont tels dans la mesure où ils façonnent l’apparaître des choses. La différence entre l’ordre de la chose et celui du médium, surtout, n’est ni ontologique ni topologique, elle est fonctionnelle :
des choses comme le verre servent de médiation. (p. 41)
Le couple notionnel permet, en outre de comprendre, par-delà les cas simples, que des perceptions puissent avoir trait à un événement qui est lui-même la répercussion d’un autre : la terre qui se retourne parce qu’une taupe la creuse, le bruit d’une branche dans un bois qui indique que quelqu’un approche… Dans ces circonstances, la chose immédiatement perçue n’a d’importance que parce qu’elle fait signe vers autre chose. Elle sert de transmetteur, informe sur ce que l’on ne saurait appréhender directement.
En suivant Meinong dans son souci de réalisme et sa critique des helmholtziens, Heider s’est en fait détourné de la catégorie d’objet ou en tout cas de sa centralité.
Portée de l’approche heiderienne
On peut douter que le débat présenté plus haut (malgré son évidente valeur en matière d’histoire des idées) ou encore les considérations heideriennes sur les phénomènes ondulatoires suffisent à expliquer le regain d’intérêt que connaît aujourd’hui Chose et médium et dont témoigne la publication de l’essai sous forme de livre, en 2005 pour l’édition allemande [1] et aujourd’hui en français. Mieux vaut alors se tourner vers certaines implications de sa thèse générale. La mise au premier plan du médium peut en effet sembler prometteuse en matière de pensée de la technique ou de l’art. De par sa longueur néanmoins (une soixantaine de pages), le texte de Heider indique plus qu’il n’explicite.
Les instruments de mesure physiques (le baromètre, le thermomètre, etc.) se voient, par exemple, brièvement examinés. Ils sont ainsi décrits comme capables à la fois de suivre les mouvements externes qui correspondent à un phénomène et de les traduire de manière régulière et réglementée. Ils se caractérisent donc par le fait qu’ils possèdent une légalité propre. L’intuition est fertile, mais on reste ici au seuil d’une pensée de la technique qui, malheureusement, demeure inachevée. L’approche purement fonctionnelle du médium met de côté, dans les exemples évoqués, le fait qu’ils sont spécifiques justement parce qu’ils concernent des objets techniques. Rien n’empêche pourtant de combiner une prise en compte subtile de ce statut particulier avec une pensée du milieu — ce que fera d’ailleurs la mécanologie de Gilbert Simondon.
L’évocation de certaines qualités sensibles du médium (la plasticité ; la flexibilité ; le pouvoir, plus ou moins grand, de fixation, etc.) laisse une impression semblable. On perçoit la possibilité d’une réflexion sur l’art. Comme Heider le laisse entendre, l’artiste sait plus ou moins consciemment qu’il joue et compose en permanence avec des médiums. Ainsi le peintre « applique sa peinture à l’huile sur la toile, il travaille, par le truchement de ses transmetteurs matériels, à l’intention de son tableau » (p. 92). Quelques passages consacrés à la photographie ou au cinéma viennent compléter le propos. Ils considèrent l’objet d’art à partir de ce qui lui permet de se donner à nous et la signification dans ce qui contribue à lui faire prendre corps. Mais si le médium tisse l’expérience esthétique autant que l’habituel, on aimerait bien comprendre comment se produit la spécificité de celle-ci.
Heider précurseur ?
Du fait de cette importance conférée aux vecteurs de toute transmission, on ne s’étonnera pas de la redécouverte récente, dans le domaine des media studies, de ce texte qui connut à sa parution une résonance pour le moins limitée. Contexte mis à part, car le développement des médias de masse n’explose que dans les décennies qui suivent la rédaction de Chose et médium, il pourrait être tentant de trouver dans l’opuscule de Heider une préfiguration des thèses de Marshall McLuhan. Dans Pour comprendre les médias [2], par exemple, le théoricien canadien de la communication confère aux médias une place de premier ordre : il affirme qu’ils finissent par avoir plus d’importance que le contenu du message qu’ils portent. Pourtant, ce n’est pas tant le phénomène de la médialité qui intéresse McLuhan que certains médias de communication spécifiques — l’imprimerie, la radio, la télévision…
E. Alloa, qui signe la traduction et l’introduction du texte, a donc raison de nous mettre en garde contre l’illusion rétrospective qui guette ce genre de lecture. Son avertissement ne revient pas à affirmer que le texte se limiterait à ce que l’auteur a voulu lui faire signifier. Plutôt que de rechercher des similitudes, mieux vaut donner une nouvelle vivacité à l’impulsion heiderienne. Mettant son programme à exécution, E. Alloa ébauche, à partir de Heider, une « grammaire de la médiation » (introduction, p. 26). Il détaille par exemple l’idée de couplage lâche, soit la cohésion relative des éléments du milieu qui permettent à ce dernier de plus ou moins se déformer sous l’impact des choses. Il évoque aussi le fait que le médium, hétéronome, n’ait pas l’initiative des événements. Il insiste encore sur le fait que celui-ci est d’autant plus efficace qu’il se fait oublier et donc sur son invisibilité ou sa transparence (qui s’accroît avec l’habitude) ainsi que sur le bruit, lequel fait irruption lorsque le médium se rappelle à nous (le grésillement d’une radio, par exemple). Il souligne enfin le jeu de la plasticité et de la fixation (ainsi les pas du marcheur marqueront leur empreinte sur le sable, mais pas dans le limon). On peut, en ce sens, lire cette édition française de Chose et médium comme le vecteur d’un programme théorique qui la dépasse : proposer une philosophie contemporaine du médium — et avec lui du milieu perceptif que composent ensemble sujet, objet et médium.
Recensé : Fritz Heider, Chose et médium, traduit par Emmanuel Alloa, Paris, Vrin, 2017, 96 p., 14 €.