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Essai Arts

États-Unis

Réconcilier l’Amérique
Les « guerres culturelles »et les nouvelles séries télévisées


par Antoine Colombani , le 1er mai 2007


De nouvelles séries américaines tentent de mettre en scène les clivages politiques de l’ère George W. Bush. Le petit écran peut-il devenir le lieu d’une réconciliation entre « deux nations », l’une libérale et l’autre conservatrice ?

Depuis la seconde moitié des années 1990, les séries occupent une place de premier plan dans le paysage de la création audiovisuelle aux Etats-Unis. Des Sopranos à Lost en passant par Six Feet Under, toute une production télévisée « de qualité » rivalise désormais avec Hollywood. Longtemps, cette forme d’expression s’est tenue à distance des grandes questions politiques qui divisent le pays, lui préférant tantôt l’exploration du quotidien de l’Amérique contemporaine, tantôt le refuge dans la fiction pure. Or de nouvelles séries comme Studio 60 on the Sunset Strip (diffusée par la chaîne NBC) ou Brothers and Sisters (de sa rivale ABC) tentent désormais de s’approprier les thèmes politiques qui agitent le débat public. Inspirées des analyses de ceux qui ont diagnostiqué, à la suite des élections de 2004, l’existence de « deux cultures » politiques radicalement antagonistes aux Etats-Unis, elles n’hésitent plus à mettre en scène l’existence de cette fracture. Et loin de se contenter de la représenter, elles semblent également chercher à la dépasser. La télévision peut-elle être le vecteur d’une possible réconciliation entre les « deux Amériques » ? Telle semble être en tout cas l’ambition de certains scénaristes, malgré les limites inhérentes à cette démarche.

La télévision prise dans les « guerres culturelles »

La vision des « deux cultures » se livrant la guerre « pour l’âme de l’Amérique » a fourni une grille d’analyse commode dans le contexte de polarisation du débat politique, particulièrement visible lors du duel Bush-Kerry [1]. A l’Amérique « bushienne » de l’impérialisme messianique, du conservatisme social et du fondamentalisme religieux, s’opposerait l’Amérique libérale, progressiste et rationaliste, attachée au droit et à la liberté des mœurs. Cette analyse reflète sans doute davantage la perception d’une élite que la réalité de l’opinion publique. Mais c’est peut-être à la télévision qu’on en trouve la manifestation la plus éclatante – plus précisément dans la série The West Wing, dont le cent cinquante-quatrième et dernier épisode a été diffusé en mai 2006. Mettant en scène un président démocrate et ses conseillers aux prises avec les grands problèmes du pays, cette série avait, pendant des années, offert au camp « anti-Bush » une alternative de fiction à la Maison Blanche réelle. Son idéalisme progressiste affiché, associé à un hommage à l’audace modernisatrice de Bill Clinton, lui donnait parfois un véritable caractère militant. Critiquée pour ses partis pris idéologiques, The West Wing est néanmoins parvenue à « rassembler » – et cela grâce à son exaltation consensuelle de l’idéal américain et de la fonction présidentielle, et surtout à la rigueur et à la pédagogie remarquables de son exposition du fonctionnement institutionnel. Seule série véritablement politique, elle faisait pourtant exception dans un contexte de réticence générale à aborder de front les clivages du moment dans les œuvres de fiction.

C’est précisément au créateur de The West Wing, le scénariste et producteur vedette Aaron Sorkin, que l’on doit Studio 60 on the Sunset Strip, qui délaisse l’univers de la Maison Blanche et des « hommes du président » pour les coulisses de la télévision. La série est consacrée à la production hebdomadaire d’une émission humoristique à l’américaine, type Saturday Night Live. Diffusé en septembre 2006, l’épisode pilote commence par l’intervention intempestive du producteur de l’émission qui se lance en direct dans une diatribe contre l’état actuel de la télévision américaine. Excédé par la censure d’un sketch intitulé « Crazy Christians », il finit par déclarer : « Nous sommes tous lobotomisés par l’industrie la plus influente de ce pays. » Les premiers épisodes de Studio 60 font ainsi figure de véritable manifeste. Sorkin se lance dans une dénonciation cinglante de la censure (et, plus encore, de l’autocensure) permanentes de chaînes de télévision qui se plient au diktat du « politiquement correct », cèdent au lobbying des groupes fondamentalistes, vivent dans la crainte d’être accusées de manquer de patriotisme et rabaissent leur niveau d’exigence au plus petit dénominateur commun des « groupes tests ». Mais Sorkin ne s’arrête pas à cette critique radicale et laisse libre cours à son idéalisme : pour faire face au scandale, la nouvelle directrice de la chaîne, Jordan MacDeere, décide de faire appel à deux jeunes producteurs, Matt Albie et Danny Tripp, connus pour leur inclination à manier l’impertinence et à faire appel à l’intelligence des téléspectateurs. MacDeere déclare ainsi dans une conférence de presse : « Je crois que ceux qui regardent la télévision ne sont pas plus bêtes que ceux qui la font. Je crois que la qualité n’est pas le contraire du profit. »

Réconcilier les « deux Amériques » ?

Il est facile de reconnaître dans ce discours un plaidoyer d’Aaron Sorkin pour sa propre démarche. La série a d’ailleurs alimenté la chronique par sa tendance à s’inspirer largement de l’histoire personnelle et professionnelle de son auteur. L’intrigue sentimentale de Studio 60 se concentre en grande partie sur la relation tumultueuse entre Matt, l’un des producteurs, et Harriet Hayes, la comédienne principale de l’émission, issue de la droite religieuse. C’est par ce biais que s’exprime la visée politique de Sorkin. Comme le résume Danny à son complice, « la moitié de ce pays déteste l’autre, mais chaque semaine pendant quatre-vingt-dix minutes Harriet et toi êtes rassemblés » à l’écran. La difficile réconciliation du couple Matt-Harriet est rendue possible par la magie d’une émission de télévision capable de rassembler le pays au-delà des clivages. Tout en évoquant le fantôme du MacCarthysme, Sorkin en appelle au mythe de la culture de masse des années 1950 – une époque où toute l’Amérique, sans distinction de classes ou d’opinions, se retrouvait autour de l’émission de divertissement du samedi soir. Mais cette recherche d’une communauté retrouvée n’implique pas de renoncer à l’exigence intellectuelle, d’esquiver les clivages politiques, et de se contenter d’un entertainment aseptisé. Au contraire, elle passe par la redécouverte d’un humour qui n’hésite pas à s’attaquer aux questions controversées et à ridiculiser les positions tranchées, dans la lignée de la grande tradition de la stand-up comedy américaine. La télévision peut ainsi apaiser les tensions, voire aider à la compréhension mutuelle et même contribuer à revigorer le débat démocratique.

Cette recherche d’une sorte de terrain d’entente rejoint les préoccupations récentes de certains intellectuels libéraux, comme le théoricien politique et philosophe du droit Ronald Dworkin. Son dernier ouvrage s’ouvre par un constat désabusé : « La politique américaine est dans un état désastreux. Nous sommes en désaccord radical sur presque tout […] : le terrorisme et la sécurité, la justice sociale, la place du religieux en politique […] et la nature même de la démocratie. Ce ne sont pas là des désaccords civils : chacun des camps n’a aucun respect pour l’autre. Nous ne sommes plus des partenaires dans le gouvernement de la société par elle-même ; notre vie politique est plutôt devenue une forme de guerre [2]. » Mais ce conflit radical n’a rien d’inévitable ou d’intrinsèque aux positions défendues. Pour le conjurer, argumente le philosophe, il faut renouer avec la discussion politique en son sens traditionnel. Celle-ci doit se fonder sur des principes moraux fondamentaux sur lesquels tous les citoyens sont susceptibles de s’accorder, et être consacrée à débattre des politiques concrètes qui reflètent le mieux ces valeurs. Dworkin entreprend de définir de tels principes qui résident à ses yeux dans une certaine conception de la dignité humaine et de la responsabilité individuelle. Le philosophe tente ensuite de caractériser les deux visions en présence, celle des libéraux et celle des conservateurs, comme des interprétations divergentes de ces principes fondamentaux et de leurs conséquences pratiques. Dans une étape ultérieure, Dworkin livre sa propre défense de la conception libérale, qui selon lui incarne plus fidèlement ces valeurs et les articule dans un système plus cohérent. Aux conservateurs, dit-il, de répondre à ce plaidoyer sur le terrain de la discussion rationnelle. C’est uniquement ainsi que l’échange des arguments pourra se substituer au choc des cultures.

Chez Dworkin comme dans Studio 60, s’exprime la recherche d’un « terrain d’entente commun », dans un cas par l’argumentation, dans l’autre par le pouvoir fédérateur du rire et de la télévision. Une autre série, Brothers and Sisters, créée par le dramaturge John Robin Baitz, est marquée par cette même quête. Alors que Studio 60 s’intéresse largement aux enjeux de pouvoir et jongle volontiers avec des références culturelles exigeantes, Brothers and Sisters se conforme au genre plus classique du soap opera sentimental – tout en évitant intelligemment son habituelle mièvrerie. La série nous plonge dans le quotidien d’une riche famille de la côte ouest, les Walker, dont les cinq enfants sont pour la plupart impliqués dans la gestion de l’entreprise paternelle. A la mort du père, l’unité de la famille est mise à l’épreuve. La mère, Nora, une libérale fervente, s’est brouillée avec sa fille Kitty, la républicaine de la famille. Elle lui reproche d’avoir joué un rôle dans le départ de son frère Justin pour l’Afghanistan, à la suite des attentats du 11 septembre 2001, en le confortant dans sa ferveur patriotique. Plus tard, Kitty se trouve en conflit avec un autre de ses frères, Kevin, qui en tant qu’homosexuel accepte mal que sa sœur rejoigne l’équipe d’un sénateur qui a exprimé son opposition au mariage gay. La série transforme ainsi les conflits entre des convictions voire des « cultures » antagonistes en autant de drames intimes, vécus avec une forte intensité par les personnages. Aux disputes familiales succèdent pourtant la compréhension mutuelle et l’unité retrouvée. Brothers and Sisters présente ainsi l’Amérique comme une grande famille déchirée par des conflits intérieurs d’autant plus violents que ses membres sont unis par des liens affectifs profonds. C’est en vertu de ces mêmes liens que la réconciliation se révèle, in fine, possible.

Une ambition utopique ?

Des séries comme Studio 60 ou Brothers and Sisters parviennent-elles réellement à rapprocher les points de vue ? L’ambition des scénaristes se heurte en réalité à de nombreux obstacles. On peut remarquer tout d’abord leur incapacité à offrir une représentation fidèle des clivages réels. Leur représentation sous la forme d’une véritable fracture qui traverserait le pays est, on l’a dit, sans doute biaisée. Mais surtout, les auteurs parviennent mal à tirer toutes les conclusions de ce postulat même. Après des débuts fracassants où elles revendiquent fièrement leurs convictions, les deux héroïnes conservatrices, Kitty Walker et Harriet Hayes, se révèlent d’une modération telle qu’on les croirait sorties d’une convention démocrate. Ainsi, Kitty Walker finit-elle par se lancer dans une condamnation vibrante de la guerre en Irak, quelques épisodes avant que son sénateur républicain se convertisse à la cause du mariage gay… En définitive, les conservateurs que les scénaristes nous demandent de respecter et d’aimer sont tellement aseptisés qu’ils en deviennent peu crédibles, et, si véritable réconciliation il y a, elle se réalise systématiquement à gauche. Puisque l’ambition de ces séries est de dépasser les antagonismes, quel message adressent-elles alors au camp libéral ? A Harriet qui lui demande « qui sont les adversaires dans les guerres culturelles », Matt répond : « Ton camp déteste mon camp parce que vous pensez que nous pensons que vous êtes stupides. Et mon camp déteste le tien parce que nous pensons que vous êtes stupides. » Autrement dit, Aaron Sorkin demande aux libéraux de cesser de faire preuve de mépris et de montrer davantage de compréhension, notamment à l’égard des Américains modestes qui se reconnaissent dans le conservatisme religieux. La volonté affichée de faire un pas en direction de l’adversaire se limite somme toute à cette exhortation.

Si l’idée d’inclure une visée explicitement politique dans les programmes de fiction est sans doute utopique, ce n’est pourtant pas du fait de ces limites. Les exigences commerciales des grandes chaînes de télévision rendent difficile ce mélange des genres. Tout l’intérêt de Studio 60 on the Sunset Strip est d’ailleurs, à travers la mise en abyme sur laquelle la série est construite, d’offrir un miroir involontaire à ses propres déboires. Dans la fiction, le combat à première vue désespéré de Matt Albie et Danny Tripp pour faire accepter un humour politique et de qualité en prime time finit par triompher. Leurs difficultés sont aussi celles d’Aaron Sorkin, qui s’est révélé moins chanceux. Présenté par la critique comme l’événement de la rentrée télévisuelle 2006, l’épisode pilote a rassemblé plus de 13 millions de téléspectateurs. La série s’est ensuite maintenue grâce à son succès auprès du public à haut niveau d’éducation et de revenu (plus de 75000 dollars par an). L’audience a ensuite dégringolé jusqu’à 6 millions – trop peu pour une série diffusée sur une chaîne nationale. Au fil des épisodes, le contenu politique de Studio 60 s’est progressivement érodé pour tenter de rallier le public – Aaron Sorkin finissant même par déclarer qu’il fallait d’abord voir la série comme une simple « comédie romantique ». NBC l’a finalement déprogrammée au bout du 16e épisode. A la différence de ses deux héros, Sorkin ne sera donc pas parvenu à faire triompher sa vision, sans doute largement utopique. Malgré ses imperfections, Studio 60 offre toutefois un exemple unique de réflexion de la télévision sur elle-même, portant un regard sans concession sur ses coulisses tout en s’efforçant de promouvoir sa fonction démocratique.

Article tiré de La Vie des Idées (version papier) n°22/23 daté de mai/juin 2007

par Antoine Colombani, le 1er mai 2007

Pour citer cet article :

Antoine Colombani, « Réconcilier l’Amérique. Les « guerres culturelles »et les nouvelles séries télévisées », La Vie des idées , 1er mai 2007. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Reconcilier-l-Amerique

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Notes

[1Sur le débat intellectuel sur les «  guerres culturelles  » et l’origine de cette notion, voir Michael C. Behrent, «  La fracture américaine : au-delà des guerres culturelles  », La Vie des Idées, février-mars 2005, La République des Idées

[22 Ronald Dworkin, Is democracy possible here  ?, Princeton University Press, 2006.

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