« Rien de plus corrupteur que le sucre » (p. 267) : c’est le constat sans équivoque que James Walvin dresse tout au long de son ouvrage intitulé Histoire du Sucre, Histoire du Monde. Historien prolifique, spécialiste de l’esclavage britannique au sein de l’espace Caraïbe aux XVIIIe et XIXe siècles, Walvin entreprend la tâche ambitieuse de retracer l’histoire du sucre à travers les siècles, les sociétés, et surtout les controverses. Prenant appui sur les dernières études médicales qui pointent du doigt le sucre comme l’ennemi sanitaire numéro un alors même qu’il est devenu omniprésent dans notre alimentation, Walvin se propose de remonter dans le temps pour comprendre comment nous en sommes arrivés là. En détaillant les enjeux de sa production (via la mise en culture de la canne à sucre, plus tard de la betterave), de sa transformation, et de sa commercialisation, l’auteur souligne à quel point cette denrée, aujourd’hui symbole de la consommation de masse, a été intrinsèquement liée au développement politique et économique des sociétés occidentales — plus précisément de la France, du Royaume-Uni et des États-Unis — et a engendré un désastre écologique, sanitaire et humain.
Walvin n’est jamais neutre face à son objet d’étude : il explique dès les premières pages à quel point le sucre corrompt et détruit les hommes, leur santé, leur environnement. L’ouvrage se lit ainsi un peu comme un réquisitoire, martelant que l’histoire du sucre est d’abord celle de la souffrance humaine et de l’exploitation, tant des hommes que de l’environnement. Mais cette étude se présente également comme une mise en garde contre les méfaits futurs et pluriels du sucre, qu’ils relèvent de considérations médicales ou de problématiques économiques liées au monopole de l’industrie agro-alimentaire.
Du produit de luxe à la consommation de masse
Walvin montre en premier lieu que le goût pour le sucré est très ancien, bien antérieur à la culture à grande échelle de la canne à sucre dans la Caraïbe et en Amérique du Sud. On retrouve ainsi déjà une appétence pour le miel dans les sociétés antiques, et celui-ci figure en bonne place dans le Coran comme une denrée appréciée du Prophète. C’est d’ailleurs en partie grâce à la diffusion de l’Islam que la canne à sucre, vraisemblablement originaire d’Inde, se propage progressivement hors d’Asie ; elle est ainsi déjà très présente dès la fin du XIVe siècle au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, puis en Espagne. Les Européens, qui l’ont découverte lors de la Première Croisade en Palestine (1095-1099), jouent quelques siècles plus tard un rôle déterminant dans le développement de sa culture et des méthodes de transformation de la canne en sucre raffiné. Au XVIe siècle, le sucre gagne l’Angleterre et la France : il est utilisé dans les confiseries et les pâtisseries, mais est seulement consommé par une élite fortunée, car son prix est prohibitif. La mélasse, résidu de la canne à sucre, est employée pour produire du rhum, boisson qui se popularise très vite dans les Amériques et en Europe.
Privilège des puissants, le sucre pénètre graduellement toutes les couches sociales en Europe à partir du XVIIe siècle, aidé en cela par l’explosion de la production sucrière dans les colonies de la Caraïbe et par la baisse des prix. Il devient très vite une denrée de base dans le régime alimentaire des Britanniques et des Français ; il accompagne ainsi le thé et le café, produits également coloniaux, et est utilisé dans les confitures ainsi que pour conserver les fruits. Le sucre consommé par les gens les plus modestes est de qualité très médiocre, mais il joue un rôle essentiel dans leur alimentation quotidienne pour soutenir le labeur des plus faibles ; les femmes et les enfants en sont ainsi les plus gros consommateurs. Au XIXe siècle, on note d’ailleurs que « [l]es ouvrières survivaient grâce au pain, au sucre et à la graisse, que l’on complétait de portions de viande » (p. 103). Des études montrent également la corrélation entre l’augmentation de la consommation de sucre et la croissance démographique au niveau mondial au tournant du XXe siècle. En quelques siècles, le sucre devient donc un élément central de notre alimentation, et Walvin ne cesse d’égrener des statistiques qui montrent l’explosion de cette consommation. En 1810, elle est en moyenne de presque 8 kilos de sucre par an au Royaume-Uni. En 1958, elle atteint 52,4 kilos. Aux États-Unis, elle culmine à 69 kilos annuels en 2000.
L’un des enjeux de cet ouvrage est d’analyser le rôle social joué par le sucre à partir du XVIe siècle. Walvin s’intéresse plus particulièrement à l’inversement graduel des habitudes de consommation du sucre au sein des sociétés occidentales. De denrée rare, le sucre devient progressivement le symbole de la consommation de masse et des dérives du capitalisme. Il est présent partout, dans les plats préparés et les boissons — les sodas, comme le Coca-Cola, en contiennent des quantités astronomiques —, et est synonyme de la malbouffe. Selon l’auteur, le goût pour le sucre, si élitiste au XVIe siècle, se retrouve aujourd’hui principalement — mais pas uniquement — dans les classes populaires. L’ironie est cruelle : pâtissant à présent d’une mauvaise réputation, il est rejeté par ceux qui ont les moyens financiers de ne pas en consommer.
Remède miracle ou poison sanitaire et écologique ?
L’une des raisons pour lesquelles le sucre est aujourd’hui si présent dans notre alimentation tient à la longévité d’un mythe, celui du sucre comme remède à tous les maux. Le goût sucré a longtemps été associé au miel, connu pour ses vertus thérapeutiques ; il n’est donc guère étonnant que par extension, le sucre ait été vite présenté comme la panacée dans les traités médicaux. Walvin montre cependant que ses ravages ont commencé relativement tôt, affectant d’abord les élites qui étaient les seules à le consommer de manière quotidienne. En témoignent la dentition noircie de la reine anglaise Elizabeth Ire au XVIe siècle et celle de Louis XIV, véritable « roi sans dent » dès l’âge de quarante ans. À l’inverse, celle du peuple est peu affectée par les problèmes de carie ; mais dès le XVIIIe siècle, toute la population en Europe commence à avoir les dents gâtées. « C’était la cause des joues creuses et des visages émaciés, de l’état calamiteux des mâchoires, des bouches édentées et des dents pourries » (p. 38). Ce n’est pas seulement l’Europe qui souffre des méfaits du sucre et de ses dérivés : le rhum, régulièrement utilisé comme monnaie d’échange pour des fourrures, décime certaines populations aborigènes des colonies nord-américaines, peu résistantes aux alcools forts.
Aujourd’hui, le sucre est très fortement pointé du doigt comme le grand responsable des problèmes de poids, et plus généralement de santé, tant dans les pays développés que les pays en développement. Un rapport gouvernemental britannique publié en 2015 et intitulé Sugar Reduction a confirmé ce dont tous les professionnels de santé se doutaient, à savoir les effets dévastateurs du sucre sur l’organisme. Malgré une sensibilisation accrue du public depuis, les consommateurs éprouvent pourtant de grandes difficultés à réduire leurs apports journaliers, car l’industrie agro-alimentaire ne cesse de rajouter du sucre sous diverses formes dans leurs produits. Cela donne ainsi lieu à une véritable addiction, qui touche particulièrement les plus jeunes — notamment au sein des classes plus modestes — qui sont de plus en plus nombreux à être obèses. Cet argument développé par Walvin n’est que peu convaincant : il ne propose qu’une vision réductrice de l’obésité, qui semble rejeter la faute sur le consommateur. Cette maladie dépend en effet de divers facteurs complexes, notamment médicaux, et ne résulte pas nécessairement d’un manque de volonté personnelle dans la restriction des portions quotidiennes — et des apports en sucre.
Walvin s’attache également à démontrer que si le sucre raffiné est dangereux pour la santé, il constitue aussi depuis longtemps une menace écologique. La mise en culture des terres caribéennes, d’abord à la Barbade dans les années 1640 puis progressivement dans toutes les colonies de la région, a mené à une déforestation sans limites, et le caractère intensif de la production a très vite suscité des inquiétudes chez les planteurs, confrontés à un épuisement rapide des sols. « Ce fut la dernière des transformations écologiques provoquées par le sucre — la destruction de zones entières d’environnement vierge, en particulier des forêts tropicales locales ombrophiles et la création des champs ordonnés artificiellement à l’origine des formes géométriques régulières de l’agriculture de plantation. […] Le sucre a créé un nouveau monde naturel apparemment né de la géométrie : des terres découpées en carrés et en rectangles, tous entourés de murs et de fossés. » (p. 61) Ces préoccupations demeurent d’actualité avec le déplacement de la production vers d’autres territoires, comme les Everglades en Floride, qui sont confrontés à un véritable désastre écologique.
L’exploitation humaine au cœur des ambitions impériales
L’un des arguments centraux de Walvin est le rôle joué par le sucre dans la réussite des empires européens de l’Afrique aux Amériques, via la pratique de l’esclavage. Dès le XVIIe siècle, le sucre est un produit phare du mercantilisme et devient un enjeu politique et économique majeur qui modèle les ambitions politiques de chacun. L’Espagne, la France et l’Angleterre se mènent une guerre économique sans merci afin de dominer le marché mondial. La seconde moitié du XVIIIe siècle redistribue les cartes de cette domination : la guerre de Sept Ans offre de nouveaux territoires caribéens à la Grande-Bretagne tandis que la France perd sa « perle des Antilles », lorsque les esclaves de Saint-Domingue se soulèvent en 1791 et obtiennent leur liberté puis l’indépendance d’Haïti en 1804.
Afin de satisfaire le goût pour le sucre des populations européennes, il faut une culture exponentielle de la canne à sucre, qui requiert un travail intensif et donc une main-d’œuvre jeune et résistante. Les populations locales, comme les Taïnos, sont décimées dès le XVIe siècle, et les engagés européens ne sont pas assez nombreux. C’est au XVIIIe siècle que les Européens se mettent à recourir de manière systématique à la traite transatlantique pour répondre aux besoins de la production sucrière. Plus de 12 millions d’Africains sont alors transportés vers les Amériques. Leurs conditions de vie et de travail sont extrêmement difficiles, et le taux de mortalité est élevé. Toute cette histoire a été largement documentée par tous les travailleurs européens qui rendaient des comptes aux riches planteurs restés vivre en métropole : « On n’avait jamais auparavant fait une analyse chiffrée et implacable de la terre et du travail, et jamais non plus on n’avait usé d’un tel système immuable pour tirer le maximum des profits de la sueur de l’homme. » (p. 57) Walvin insiste cependant sur une erreur d’interprétation relativement fréquente : si l’esclavage finit par être aboli par les différentes puissances européennes au cours du XIXe siècle, l’exploitation des travailleurs ne cesse guère. Les esclaves des Caraïbes sont ainsi remplacés par des engagés venus d’Inde, provoquant de nouvelles migrations qui se nourrissent de la misère humaine.
Ce passage des puissances coloniales de l’esclavage à la servitude de ce que l’on a appelé « l’engagisme » a paru à beaucoup un exemple classique d’hypocrisie impérialiste. Les pays se drapaient de vertu pour avoir mis fin à l’esclavage tout en continuant à consommer d’immenses quantités de sucre produites par des gens transportés au loin pour travailler dans d’effroyables conditions. (p. 159)
Walvin remarque ainsi que rien n’a véritablement changé, en prenant l’exemple des ouvriers agricoles mexicains qui triment toujours dans les champs de canne à sucre sous le soleil écrasant de la Floride. Le propos aurait cependant gagné en pertinence si l’auteur avait proposé une analyse plus poussée des ravages de l’esclavage et de ses conséquences socio-économiques sur les héritiers de cette histoire aujourd’hui (que ce soit dans la Caraïbe ou aux États-Unis avec les Africains-Américains), et expliqué en quoi la persistance de nombreuses discriminations (notamment raciales) en fait encore aujourd’hui des victimes du sucre.
Le sucre et ses enjeux politiques et économiques
Aux XVIIe et XIXe siècles, le sucre est un moteur essentiel dans la course à l’impérialisme européen, mais la perte française de la colonie de Saint-Domingue pousse Napoléon à envisager des alternatives pour concurrencer le marché britannique. La culture de la betterave, quoiqu’encore imparfaite, offre à terme une solution viable, et est adoptée par d’autres pays comme l’Allemagne. Le sucre représente cependant plus qu’un enjeu économique ; de par son omniprésence dans l’alimentation, il a de fait un fort « contenu politique » (p. 146). Dans les pays occidentaux, l’État intervient avec force subventions pour garantir la continuité de la production et s’assurer une influence politique locale. En 1896, les États-Unis investissent ainsi près d’un milliard de dollars à Cuba pour encourager les exportations de sucre vers les ports américains, au profit d’entreprises comme l’American Sugar Refining Company. Longtemps considéré comme un État-client de la puissance américaine, Cuba rompt tout lien avec les États-Unis lors de la Révolution de 1958, les forçant à trouver des alternatives, comme la mise en place de la culture de la canne à sucre en Floride. Tout au long du XXe siècle, le gouvernement américain va réguler d’une main de fer le marché du sucre et protéger son monopole.
Ce sont aujourd’hui les grandes corporations agro-alimentaires qui jouent les poids lourds dans le marché du sucre. Par des manœuvres politiques astucieuses — à l’instar de Coca-Cola qui réussit à être exempté des rationnements de sucre pendant la Seconde Guerre Mondiale en approvisionnant l’armée américaine en sodas —, ces géants se sont imposés comme des acteurs économiques et politiques essentiels du paysage mondial, et comme des génies du marketing. En s’infiltrant massivement dans les foyers par le biais de la télévision dans les années 1960, ils bombardent les enfants de publicités vantant sucreries, sodas et céréales. C’est au plus jeune âge que les goûts se développent, et c’est avec cette idée en tête que les industriels cherchent à élaborer des recettes sucrées qui leur permettraient d’atteindre le « point de félicité », c’est-à-dire le niveau d’un aliment qui optimise le plaisir en bouche. Ce matraquage publicitaire fonctionne et le sucre est omniprésent dès le petit-déjeuner.
Ces dernières années, de nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer les dérives de la consommation du sucre sous toutes ses formes — et l’inadéquation des solutions proposées, comme les sodas au goût sucré, mais « sans sucre ». Ce temps de latence entre prise de conscience et politique d’action s’explique par le fait que les lobbys du sucre et de l’agro-alimentaire ont longtemps profité de la sanction scientifique, en finançant des études biaisées afin de dénoncer plutôt les effets délétères du gras sur la santé. En témoigne la découverte en 2016 de résultats complètement fabriqués publiés par une équipe de Harvard, un scandale qui souligne la mainmise de ce lobby sur la recherche scientifique. La corruption évoquée par Walvin agit donc à de nombreux niveaux.
Conclusion
Après plusieurs siècles d’exploitation humaine et environnementale, c’est surtout pour des raisons économiques et sanitaires que le sucre pose aujourd’hui question. En mettant en lumière les ressorts de cette histoire via une perspective de la longue durée, l’ouvrage multiplie les sources et les exemples, ce qui rend le récit vivant. Bien que très pédagogique et s’adressant à un large public, le propos a cependant tendance à rester souvent assez général. En outre, les derniers chapitres sont moins convaincants et prennent parfois un ton moralisateur en rejetant davantage la responsabilité de cette surconsommation du sucre sur les consommateurs plutôt que sur les acteurs du secteur agro-alimentaire.
James Walvin, Histoire du sucre, histoire du monde, La Découverte, 2020, traduit de l’anglais par Philippe Pignarre, 288 p., 22€.