Le présent article retrace l’histoire des relations entre la France et le Japon du point de vue politique, économique et culturel, et des images que ces deux pays ont développées l’un de l’autre. Il illustre la présence sensible mais moindre de la France en comparaison de concurrents qui ont eu des stratégies d’implantation plus réussies et plus adéquates.
La France a importé au Japon ses missionnaires, ses militaires, ses coopérants, et contribué notamment à la modernisation du Japon de l’ère de Meiji, mais son rôle y a peu à peu décliné. Toutefois, elle a conservé une image de marque associée au français, qui passe pour langue de culture, à sa culture proprement dite, à son savoir-vivre présumé. Du Japon, depuis la seconde moitié du XIXe siècle, elle a retenu l’art et la culture et, mutatis mutandis, elle entretient encore une certaine vision japoniste. Inversement, le Japon a été amené à mieux connaître la France qu’elle ne le connaît. Cependant, ces dernières années ont marqué une avancée spectaculaire de la culture japonaise en France. On assiste à une inversion de la tendance qui avait dominé jusqu’alors : voici que la culture japonaise, concurremment avec l’américaine ou quasi, se répand en France.
En cette année 2008, qui marque le 150e anniversaire de l’ouverture des premières relations diplomatiques entre le Japon et la France, le présent article n’a d’autre objectif que de retracer leur histoire à la lumière des travaux les plus récents. La perspective est ici historique, bien sûr, mais aussi imagologique, car il s’agit de retrouver les images que les deux pays ont forgées l’un de l’autre au fil du temps et la portée qu’elles ont pu avoir sur l’évolution des rapports politiques, économiques et culturels.
Le premier contact entre Japonais et Français fut le fait du pur hasard, en 1615, lorsqu’une délégation catholique japonaise, sur la route de Rome où elle allait rencontrer le Pape, fit une escale impromptue en sol français, à Saint-Tropez. De l’autre côté, au Japon, sous l’impulsion initiale de François Xavier, homme de Navarre, en même temps que d’autres ordres et concurremment, la Compagnie de Jesus poursuivait sa mission évangélisatrice au beau milieu de guerres féodales qui débouchèrent sur la victoire de la junte des Tokugawa à Sekigahara (1600), puis sur leur règne assorti d’une longue paix, mais aussi, à partir de 1639, sur l’expulsion des étrangers d’Europe à l’exception des seuls Hollandais. Les contrevenants furent dûment martyrisés, tel le seul Français connu à ce jour, le dominicain Guillaume Courtet. Les Japonais d’alors connaissaient notre pays sous divers noms : フランサ(França) ;フランキリ (Furankiri), tiré de la translittération du hollandais ; フランス(Furanse), enfin, adopté en prononciation japonaise, grâce à l’introduction de cartes chinoises.
Durant l’ère de la dynastie Tokugawa qui perdure jusqu’en 1868, le Japon clos ne reçoit plus jusqu’en 1854 que des informations en hollandais sur le monde, via le comptoir hollandais de la Compagnie des Indes Orientales – appellation d’alors de l’Extrême-Orient –, établie sur l’île artificielle de Dejima, à la pointe de Nagasaki. Le régime de surveillance se relâche au XVIIIe siècle, certains ouvrages occidentaux filtrent, notamment la traduction hollandaise d’un traité français de chirurgie d’Ambroise Paré. Ce n’est pas encore une coopération scientifique, mais L’Encyclopédie finit elle-même par circuler au Japon en traduction hollandaise [1], et un grand médecin de cour et grand savant, en fera ses choux gras [2].
La France, au XVIIe siècle, ne connaît plus guère le Japon que par les pièces édifiantes du théâtre jésuite et surtout les lettres de saint François Xavier qu’on lit dans les réfectoires des collèges jésuites, et aussi par les objets d’artisanat, de laque et de porcelaine entre autres, qui circulent par Deshima et la Chine, ainsi qu’entre collectionneurs avisés, et qu’expose encore en France maint musée des arts décoratifs, celui de Bordeaux par exemple. Pour n’être pas en reste avec les Hollandais dans la course aux marchés de l’Orient, Louis XIV tente d’engager des relations commerciales avec le Japon, fait appel à François Caron, un huguenot d’origine française, et écrit à l’Empereur du Japon ; en vain [3].
Au début du XVIIIe siècle, grâce à l’Histoire du Japon (1729), livre du voyageur allemand Engelbert Kaempfer, le dernier à avoir relaté son passage au Japon à la fin du XVIIe siècle, ce pays trouve sa place dans les réflexions des philosophes des Lumières, Montesquieu, Voltaire, Diderot, qui en critiquent les mœurs au regard de leur théorie respective de la civilisation, stigmatisant ici la cruauté, le despotisme, le clergé corrompu, saluant là l’île qui s’est fermée au monde afin d’échapper à l’emprise néfaste de l’Église et de l’Occident [4]. Cela dit, la référence nippone n’est pas aussi forte que la chinoise, et Confucius reste la figure orientale majeure de l’Asie. Directeur du comptoir de Deshima de 1779 à 1784, Isaak Titsingh, rentre en Europe et écrit en français Mémoires et Anecdotes sur la Dynastie régnante des Djogouns, Souverains du Japon, avec la description des fêtes et cérémonies observées aux différentes époques de l’année à la Cour de ces Princes, et un appendice contenant des détails sur la poésie des Japonais, leur manière de diviser l’année, etc., (1820) livre qui contribue à l’émergence de la japonologie en France.
Les autorités shōgounales s’inquiètent peu à peu de la menace extérieure. En 1787, une lettre en français, rédigée par un aventurier hongrois, Moric Beňowský, les avertit de la poussée russe vers Ezo (auj. Hokkaidō). Le navigateur La Pérouse passe au large des Ryūkyū en mai 1787, découvre le détroit qui porte son nom, détroit de Sōya en japonais, et fait escale à l’île de Sakhaline la même année. En 1839-1842, la guerre anglo-chinoise de l’opium confirme la réalité du danger.
Au début du XIXe siècle, la Hollande tombe sous le joug de la France, le commerce marque un temps d’arrêt à Dejima. En 1808, les Hollandais donnent des cours de français aux interprètes japonais à Nagasaki. Ils évoquent aussi un certain Napoléon, ses victoires incessantes, sa chute. La stature du personnage impressionne, plusieurs vies manuscrites et parfois anonymes lui seront consacrées dans les années 1850, sa renommée ne se dément d’ailleurs pas jusqu’à aujourd’hui.
Vers le milieu du XIXe siècle, grâce à la navigation à vapeur, l’Europe industrielle et les États-Unis songent à reprendre pied au Japon. En 1844, la Société des Missions étrangères de Paris débarque en 1844 un missionnaire aux îles Ryūkyū, aujourd’hui Okinawa, Augustin Forcade, natif de Versailles, censé assurer la tête de pont pour le Japon en l’attente de l’arrivée du futur contre-amiral Cécille comme soutien logistique. Échec complet : Forcade, étroitement surveillé, ne peut prêcher et n’apprend la langue locale que pour s’apercevoir après coup que ce n’est pas le japonais ; Cécille, enfin débarqué aux Ryūkyū en 1846, n’obtient rien des autorités ; on remballe, on rembarque. Il reste là-bas des tombes oubliées de matelots français [5].
Pour autant, nos missionnaires français auront un autre rôle à jouer : s’occuper des crypto-chrétiens d’Urakami, découverts par Bernard Petitjean ; servir de truchement aux diplomates français, comme le japonisant Mermet de Cachon, enseigner le français et fonder des écoles, tels les marianistes et le collège de l’Étoile du Matin.
En 1854, diplomatie de la canonnière aidant, face aux « noirs vaisseaux » de l’amiral Perry, le Japon s’ouvre. Les vraies relations débutent à partir de la signature à Edo du traité de paix, d’amitié et de commerce du 9 octobre 1858, conçu sur le modèle de ceux conclus avec les autres puissances occidentales, par le baron Jean-Baptiste Louis Gros, chef de la mission diplomatique française envoyée en Chine et au Japon. Les clauses fixent aussi la mise en place de 5 « ports ouverts » au commerce et aux sujets français. Duchesne de Bellecourt devient alors le premier ministre accrédité au Japon. En 1862, pour obtenir un délai dans la ratification des traités, le shōgun envoie en Occident une mission qui séjourne trois semaines à Paris. L’un de ses participants, l’interprète Fukuzawa Yukichi, futur auteur de西洋事情 / Etat de l’Occident (1866) et grand penseur du nouveau Japon, rencontre Léon de Rosny, premier enseignant de japonais aux Langues Orientales mais qui n’ira jamais au Japon.
Les Français qui arrivent au Japon dans les années 1860, séjournent comme les autres étrangers dans les ports, notamment Yokohama qui émerge. L’appât du gain, bien sûr, ici comme ailleurs, mais pas seulement. Pour sauver leur industrie frappée par la maladie du ver à soie, les soyeux de la région de Lyon viennent y chercher les graines locales, seules résistantes à la pébrine, et nouent les premiers échanges commerciaux, qui sauvent d’ailleurs la sériciculture française. Les balles de soie grège du Japon, de qualité supérieure, remédient aussi à la pénurie globale. Lyon devient tributaire de la soie asiatique, surtout nippone, et des vaisseaux britanniques qui la lui acheminent via Londres, mais conserve son premier rang mondial en soieries. Une nouvelle route de la soie, Yokohama-Lyon, s’ouvre en 1859. Les Français ne tardent pas à former un cinquième de la population : 56 sur 283 ressortissants étrangers.
La France n’a toujours pas de politique commerciale : ni maisons de commerce ni établissements bancaires pour les transactions financières ni lignes maritimes. Dès 1863, l’industrie française de la soie et la puissante Chambre de commerce de Lyon font alors pression sur le gouvernement de Napoléon III qui décide de s’engager dans une politique de rapprochement et de coopération avec le Japon et nomme à cet effet Léon Roches, natif de la région séricicole sinistrée, diplomate expérimenté qui a « fait » Algérie, Maroc et Tunisie. En 1864, le nouveau ministre plénipotentiaire trouve son pays supplanté par les Anglais qui occupent tout le terrain. Il gagne pourtant la confiance du shōgounat et soutient l’industrie de la soie. Sur sa suggestion, la France approuve le prolongement de Shanghai à Yokohama de la ligne de la Compagnie des Messageries impériales à partir de 1865. Roches fait ouvrir le chantier naval de Yokosuka par des ingénieurs français, crée la mission militaire française de coopération sous les ordres du capitaine Chanoine, futur ministre de la guerre sous la IIIe République, installe le collège français de Yokohama et conseille le dernier shōgun, Yoshinobu, sur la réforme de l’administration.
Hélas, les troupes shōgounales perdent contre les fiefs du Sud, qui défendent l’empereur. Hélas, Roches a pris parti pour le shōgun, la Grande-Bretagne pour les seconds, qui l’emportent. Une dizaine de membres de la mission militaire française soutiennent de leur propre initiative les troupes du shōgun et créent l’éphémère République de Hakodaté en Ezo d’octobre 1868 à juin 1869. À la fin du règne des Tokugawa, la France se retrouve moins bien placée que sa vieille rivale anglaise. Néanmoins, le bilan de Léon Roches reste positif, la présence de la France est définitivement assurée, une tradition d’amitié s’est forgée, encore vivace aujourd’hui chez les familles descendantes du shōgun et de ses partisans.
Tous les projets français en cours ou inachevés sont repris par le nouveau gouvernement de Meiji, dans le même temps que, suite au rescrit impérial qui enjoint le peuple à quérir le savoir afin de moderniser le Japon, d’autres coopérants français, à concurrence avec les autres Occidentaux, sont contractuellement invités à faire profiter le pays de leur compétence technique respective. Les apports français à la modernisation du Japon se poursuivront au moins jusqu’à la fin de l’ère de Meiji.
La France devient premier partenaire de l’exportation de soie du Japon. Elle absorbe plus de 50 % de sa production de soie grège et lui permet d’obtenir les devises nécessaires à importer de l’étranger de biens d’équipement indispensables au développement de son industrie. La faiblesse du commerce français n’en reste pas moins patente, due surtout au désintérêt des négociants, des industriels, des pouvoirs publics pour les marchés nouveaux et lointains ; la plupart des correspondances consulaires en font état. C’est un trait récurrent dans l’histoire économique et commerciale entre les deux pays.
Le domaine des armes joue, lui, un rôle prépondérant mais inégal. La France envoie ses ingénieurs et dispense savoir-faire et technologies. De 1865 à 1876, François Léonce Verny lance l’industrie navale, déterminante pour les ambitions économiques et militaires du Japon, avec la construction de l’arsenal de Yokosuka [6]. Il gère travaux, répartition des dépenses, achat de matériel ; cela profite à l’industrie française. L’établissement est inauguré en janvier 1872 devant le Fils du Ciel, l’empereur Mutsuhito, alors âgé de 20 ans, et de hauts dignitaires. Verny insiste sur l’éducation et la formation du personnel local en créant des écoles. Parallèlement, avec l’aide de Louis Florent, l’un de ses ingénieurs, il s’occupe de l’éclairage des côtes de la baie d’Edo, et installe un certain nombre de phares. Par ses 11 ans de travail (1865-1876), Verny a marqué la première grande coopération scientifique, technologique et industrielle entre France et Japon et le premier grand transfert de technologies françaises vers le Japon, il sera décoré de l’ordre du Soleil Levant. Dix ans après, le Japon refait appel à la France pour construire des navires de guerre modernes et deux autres chantiers navals de la Marine impériale. De 1886 à 1890, Louis Emile Bertin, célèbre ingénieur et inventeur dessine les plans des bâtiments qui affronteront la Chine, laquelle commande deux cuirassés à l’Allemagne. Le 17 septembre 1894, à la bataille navale de Yalou, le Japon défait la Chine. Bertin choisit aussi l’emplacement des chantiers navals qui, l’un à Sasebo (Kyushu), l’autre à Kouré près de Hiroshima, seront d’une importance stratégique cruciale entre 1904 et 1905, durant la guerre russo-japonaise. Comme Verny, Bertin sera décoré lui aussi.
Pour la modernisation de son Armée de terre, si le shōgunat s’adresse d’abord à la Grande-Bretagne, puissance occidentale la plus présente sur le sol japonais, l’apogée de la fortune militaire de l’empire de Napoléon III le fait ensuite se tourner vers la France. De 1867 à 1868, Jules Chanoine est le chef de la mission que le nouveau shōgun, Yoshinobu, décidé à organiser une nouvelle expédition punitive contre les seigneurs du sud, attend avec impatience. Sur le modèle français, Chanoine instaure une véritable administration militaire et la discipline hiérarchique qui manquait. La défaite du shōgun met un terme à la mission. Après la défaite de la France en 1871, le Japon fait tout de même appel à une deuxième (1872-1880) puis à une troisième mission militaire française (1884-1889). Une mission permanente œuvre auprès de la légation de France à Tokyo, maint officier japonais est aussi formé en France. La France fournit régulièrement des navires de guerre à la Marine et des armements à l’armée de terre. À partir des années 1910, elle livre des avions et du matériel d’aviation et, après 1918, envoie à la demande du Japon une mission militaire aéronautique qui pose les bases de l’aviation militaire et de l’industrie aéronautique.
Parmi les pionniers français de la modernisation et de l’industrialisation au Japon, citons encore Paul Brunat, qui supervise la construction de la filature de Tomioka (préf. de Gunma), la meilleure du pays et un modèle national, et fait importer les métiers à tisser Jacquard, ou encore Henri Pélegrin, maître des lumières, qui installe les becs à gaz à Yokohama en 1872 et à Tokyo, symbole s’il en est des lumières de Meiji et de la modernisation. Là encore, l’empereur fait le déplacement en train pour admirer la féerie de l’éclairage public. Les réverbères de Gasuto-dori, au cœur de Ginza, perpétuent encore aujourd’hui la mémoire d’Henri Pélegrin [7].
Cela dit, la présence française affronte une concurrence occidentale sérieuse. Peu à peu, le Japon en vient à se détourner de la France au profit de l’Allemagne. Sur le plan politique, la défaite retentissante de la France contre la Prusse en 1870, ainsi que les affrontements sanglants de la Commune, le régime autoritaire efficace de Bismarck, la conception ethnique et culturelle de l’Allemagne unie, expliquent largement l’attrait du modèle allemand et le rejet de la République à peine rétablie en France [8]. Cette relative désaffection se traduit en divers domaines.
À vrai dire, chaque pays d’Occident contribue, de façon plus ou moins spécialisée, à la modernisation du Japon. Dans les premières années de l’ère de Meiji (1868-1889), la représentation française est honorable : 259 ressortissants invités contre 928 pour les Anglais, 374 pour les Américains et seulement 175 pour les Allemands. La France coopère pour le droit, l’administration, l’armée de terre, les mines, l’éclairage et la marine, la Grande-Bretagne pour la marine et les chemins de fer, l’Amérique pour l’agriculture, l’Allemagne pour la médecine et le droit. Néanmoins, le pays gère sa modernisation et ne suit pas toujours les propositions étrangères.
Le juriste Georges Bousquet, auteur de la plus importante relation de voyage sur le Japon dans les années 1870 en France et précurseur du péril jaune, précède Gustave Emile Boissonnade de Fontarabie, professeur en Sorbonne, qui séjourne 22 ans au Japon (1873-1895) et enseigne à l’actuelle université Hōsei. On lui doit, outre l’abolition de la torture dans les interrogatoires et l’aide à la révision des traités inégaux imposant au Japon des tarifs douaniers désavantageux et une juridiction extraterritoriale, une grande contribution à la rédaction du code civil, d’ailleurs dit code Boissonnade, qui n’entrera pourtant jamais en vigueur ; notre juriste n’est pas non plus consulté sur la Constitution de Meiji, promulguée en 1889, qui est de mouture bismarckienne. Des cours de français se créent à Hakodaté, Yokohama, Nagasaki.
L’enseignement du français se développe à l’ère Meiji (1868-1912), à concurrence avec l’anglais. Les élèves n’hésitent pas à se convertir au christianisme pour profiter de cette manne culturelle. Le gouvernement de Meiji envoie ses futurs cadres se former à l’étranger. Au début (1868-1869) la France attire autant que d’autres pays, mais dès les six premières années de Meiji, l’écart se creuse : 223 envoyés aux États-Unis, 173 en Angleterre, 81 en Allemagne et 60 en France. Déjà, l’Allemagne devance la France. Cette tendance s‘amplifie de 1875 à la fin de l’ère Meiji (1912) avec 209 boursiers en Allemagne, 38 en Angleterre, 24 aux États-Unis et seulement 16 en France ! [9]
En France, depuis la première participation du Japon à l’Exposition universelle de Paris en 1867, l’engouement pour les estampes et les laques du Japon se répand à tous les objets nippons et suscitent la vogue du japonisme. D’aucuns préfèrent alors parler de japoniaiseries. Les récits de voyage et reportages du Le Monde Illustré ou de L’Illustration se multiplient. La littérature n’est pas en reste avec Judith Gautier, les Goncourt et surtout Pierre Loti qui produit une œuvre durable, Madame Chrysanthème (1885), pas toujours tendres avec les Japonaises mais qui est surtout appréciée pour son aspect pittoresque. Dans cette veine littéraire, il importe d’ajouter l’œuvre de Lafcadio Hearn, écrivain d’origine anglo-grecque mais très francophile et grand traducteur d’œuvres françaises en anglais, qui consacre plusieurs récits et essais au Japon, y voit la persistance des vertus grecques et romaines en s’inspirant très explicitement de La cité antique de notre Fustel de Coulanges et l’interprète comme le sommet de l’Évolution.
La Japonaise vient enrichir l’imagination érotique sous les espèces de la geisha, qui entre bientôt dans le lexique, ainsi que le terme de mousmé, issu de 娘 / musume. Les albums érotiques nippons aident le client à patienter dans les maisons de tolérance [10]. Les dessins satiriques du dessinateur Georges Bigot diffusent l’idée que le progrès du Japon est douteux. Les milieux artistiques et littéraires du siècle dernier découvrent ainsi une civilisation originale qui leur procure la nostalgie de l’antiquité et du modèle grec dans un monde industriel envahissant et de plus en plus laid. Émile Guimet réagit ainsi au début des années 1870. À son retour du Japon, ce riche industriel lyonnais, passionné d’exotisme et de religions, collectionneur insatiable, aménage avec succès au pavillon du Trocadéro une salle qui exhibe documents religieux, objets d’art, peintures, céramiques avec au centre de la pièce la reconstitution du temple de l’est (Tôji) de Kyoto, et présente aussi des services religieux exotiques. En 1889, Émile Guimet consacre aux arts asiatiques le musée qui portera son nom.
Toujours dans le cadre de la vogue du japonisme, certains de nos peintres nourrissent leur inspiration d’art nippon, sans toujours en saisir l’enjeu et le contexte, mais cet heureux malentendu culturel contribuera à l’émergence de l’impressionnisme dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Van Gogh, qui s’est inspiré à plusieurs reprises du 亀戸梅屋敷 / Jardin des pruniers à Kameido de Hiroshige, estampe sur laquelle le tronc de l’arbre est à l’avant en gros plan tandis les autres arbres figurent au lointain en perspective, ignorait que l’introduction de l’optique européenne au XVIIIe siècle avait permis ce renversement inattendu de perspective. Les artistes japonais en avaient fait un usage très libre. Ils avaient d’ailleurs déjà réfléchi aux estampes hollandaises et flamandes anciennes, notamment en exagérant ou en démultipliant cette perspective qu’ils ne comprenaient pas [11].
La japonologie française balbutie. Léon de Rosny inaugure le premier congrès international des orientalistes en 1873. En revanche, au Japon, les traductions sont très nombreuses (Jules Verne, Fénelon, Rousseau). La traduction du Contrat Social alimente le débat politique ; traducteur du Contrat social, Nishi Amane, fonde une école. Le français s’enseigne : en 1913, Joseph Cotte, agrégé de lettres classiques, fraîchement arrivé de la cour d’Iran, crée l’Athénée français, prestigieux établissement qui formera et forme encore maint francophone. Le roman français suscite une passion qui ne s’est pas démentie à ce jour, même si le Japon suit toutes les modes littéraires de l’Occident avant de lui dicter les siennes. Maint chercheur-enseignant japonais admet l’influence énorme qu’il a reçue dans l’entre-deux-guerres de Proust, Gide, Baudelaire, etc.
Cela dit, les échanges culturels entre France et Japon restent inégaux : il nous connaît plus et mieux que nous ne le connaissons. La France, dès les années 1890, est surtout vue sous l’angle culturel et artistique. Un film des frères Lumière y est projeté en 1896. Elle est aussi associée à un mode de vie différent : le mot « France » en vient par exemple à désigner un article commercial, le nœud « France », sorte de coiffure à la mode, puis le pain « France », la fraise « France », etc. À côté de l’anglais et de l’allemand, utiles à construire « un pays riche, une armée forte », le français permet d’accéder à un ailleurs idéalisé, à échapper à l’emprise de la société industrielle japonaise, de plus en plus répressive [12].
En 1924, Paul Claudel, ambassadeur de France, met en place administrativement le projet de création de la Maison franco-japonaise avec l’aide du gouvernement japonais. Ce dernier s’adresse au baron Shibusawa, premier président du patronat nippon, qui trouve les finances nécessaires à cette création d’un établissement dont la vocation sera de faire mieux connaître au plan culturel la France et le Japon. Outre cette action fort réussie, puisque la Maison franco-japonaise contribue à former les cadres de la recherche en études japonaises, Paul Claudel défend le français en toute occasion, s’acharne à nouer un traité d’alliance avec le Japon et à lui montrer l’importance de l’Indochine. Convertisseur intempestif, il fait volontiers des Japonais des chrétiens avant la lettre. Hélas, il n’a pas les moyens de son action et se contente de distribuer des légions d’honneur, dévoiler des statues, visiter les missions dans le sud. Il entend bien détacher le Japon des puissances anglo-saxonnes et surtout de l’Allemagne, mais doit s’absenter un an et laisse la voie libre aux diplomates allemands, notamment l’ambassadeur allemand et indianiste Solf, d’ailleurs mieux armé que lui pour tisser des liens étroits avec le Japon [13].
Durant la 2e guerre mondiale, les Français sont relativement protégés au Japon, qui reconnaît le régime de Philippe Pétain ; il convient d’évoquer ici le nom de Jean-Pierre Hauchecorne, grand humaniste et libertaire, qui passa là-bas les années de guerre, et fut même interné à Karuizawa ainsi que le journaliste Robert Guillain. À la différence de ce dernier, très opportuniste dans sa façon de présenter le Japon et auteur d’un pamphlet dont il s’ingénia à faire disparaître les exemplaires présents au Japon, Hauchecorne, lui, s’employa à donner l’amour du Japon en de rares et chaleureux écrits.
Dans le domaine économique, la plus ancienne organisation étrangère installée à Tokyo est la Chambre de Commerce et d’Industrie Française, créée en 1918 à l’initiative d’une vingtaine de sociétés parmi lesquelles les pionnières sont Air Liquide et la Banque d’Indochine. Avec la 2e guerre mondiale et la décolonisation, et même si les chauffeurs de taxi de Tokyo utilisent volontiers la Renault 4 CV nationale, la présence française recule encore en Asie. La France investit peu, qui s’en ressentira à l’orée des années 1980, tandis que Britanniques et Hollandais, eux, investissent massivement dans la région et en particulier au Japon. Jusqu’en 1964, le Japon est demandeur de technologies et encourage l’investissement étranger, mais ce sont les Américains qui en profitent et deviennent pour les Japonais les interlocuteurs privilégiés. Entre Paris et Tokyo, le fossé se creuse. En 1962, De Gaulle n’hésite pas à qualifier le premier ministre Ikeda en visite à Paris de « marchand de transistor ».
Après une éclipse due à la censure des livres européens durant le régime militariste, l’après-guerre voit revenir en force les auteurs français. L’Étranger de Camus, plusieurs fois traduit, fait fureur. Sartre fait une tournée sensationnelle en 1966 [14]. Sartre passe alors pour le plus connu des Français aux yeux de la presse, ainsi d’ailleurs que Napoléon, sur qui le grand magasin Takashimaya organise une exposition lors de la venue du pape de l’existentialisme. Saint-Exupéry fait aussi un tabac ; d’ailleurs, il est toujours en tête des ventes, et Le Petit Prince se voit dédier un musée inauguré en 1999 à Hakone (préf. de Kanagawa). La boulimie de traduction reprend. Dans la culture post-martiale du Japon, avec l’existentialisme surtout, le structuralisme, le post-modernisme, etc., ainsi que la pensée politique : critique du stalinisme, mouvement de mai 68, etc., la culture française n’a pas cessé d’occuper une certaine place, assez élitiste. La chanson (Piaf, Montand, Brel, Aznavour, M. Mathieu, etc.), et le cinéma (Nouvelle Vague) ne sont pas en reste. La France développe Instituts et Alliances. Les sections de langue et littérature françaises s’ouvrent en faculté. Maint professeur y parle un français décent, voire de grande classe, et s’intéresse à tout ce qui se publie en France. Les écoles privées prospèrent aussi. Cet âge d’or, qu’évoquent avec nostalgie nombre de Japonais, et s’explique aussi d’ailleurs par l’antiaméricanisme de l’élite francophone qui fait chorus avec la vague antiaméricaine au Japon. Elle se clôt dans les années 70. Comparées avec les États-Unis ou l’Allemagne, les études sur le Japon restent confidentielles dans l’Hexagone, le japonais s’y enseigne peu. La presse française, elle, dure mal face à son homologue anglo-saxonne.
Ensuite, la France n’offre plus qu’une image figée et surannée d’elle-même, confinée à une certaine idée de la culture et à des produits de haute gamme ou encore à la consommation gastronomique, même si les Japonais accusent le coup de la mise en circulation du TGV qui fait concurrence à leur Shinkansen ultra-rapide. La plupart des gros investisseurs industriels français n’abordent l’archipel que dans les années 80. L’excédent commercial se creuse, les investissements productifs français chutent loin derrière ceux des Etats-Unis, d la Suisse, de l’Allemagne et des les Pays-Bas. Certes, des implantations fortes dans le secteur de la santé, des services, de la finance, des loisirs, de l’agro-alimentaire, ainsi que certaines entreprises, montrent alors que tout est possible, mais le montant des investissements reste faible. Les normes de qualité très tatillonnes adoptées par les Japonais ne suffisent pas à expliquer cette faiblesse. L’absence relative de la France provient aussi d’un manque de patience et de pugnacité des groupes français dans un pays où il faut établir des relations durables pour réussir, et sans doute aussi d’un manque de suivi politique entre Paris et Tokyo. Aujourd’hui une flopée de petites entreprises tentent de prendre pied dans l’archipel en joint venture, au côté des géants du nucléaire civil, du luxe, de la banque [15]. Mais le redressement de Nissan par Carlos Ghosn, considéré au Japon comme une star, n’a guère profité à Renault dans l’archipel, les Japonais préférant les voitures allemandes de luxe. L’image d’une Allemagne de la technologie et d’une France de la culture reste encore aujourd’hui forte. Et toute la passion que Chirac a mise dans les relations pour ce pays n’empêche pas la difficulté récurrente pour l’industrie française de pénétrer le marché japonais.
À partir des années 80, une nouvelle image culturelle de la France, plus conforme à la réalité, se matérialise par la traduction d’auteurs populaires français, la projection de films récents, des récitals de chanteurs et de groupes dernière mode, des expositions tous azimuts qui donnent une image plus vivante de la culture française. Le festival du film français de Yokohama fut représentatif à cet égard. La passion dévorante pour la cuisine française perdure. La France reste envisagée comme pays de culture, elle partage cette image avec l’Italie. Pour des raisons qui tiennent à la baisse démographique et à ce que la deuxième langue étrangère n’est pas obligatoire dans le supérieur, la suppression des sections de français dans mainte université et dans les écoles privées mène à un tassement de notre langue qui profite cependant d’un enseignement de plus en plus efficace [16].
Après les modes de l’italien et surtout de l’espagnol, le chinois et le coréen dans une moindre mesure prennent le relais. La France n’a plus les moyens de sa politique culturelle, les initiatives privées prennent souvent le relais. Si l’exposition du Grand Palais à Paris sur le japonisme en 1988 nous a rappelé que le Japon était à la mode au siècle dernier, après une assez longue éclipse, cette mode, toutes proportions gardées, est revenue en force ces dernières années en France, avec des représentations de nô et de kabuki, des joutes de sumô, des expositions sur le « Japon des avant-gardes » au Centre Pompidou à Paris, ainsi que l’organisation de festivals de manga et de cinéma japonais. Le japonais, discipline académique à présent, entre dans la carte universitaire des langues qui, hélas, ne permet pas de l’enseigner ailleurs que dans certaines facultés (Aix-Marseille, Bordeaux, Grenoble, Lille, Lyon, Paris, Strasbourg, Toulouse). Une agrégation de japonais a été créée par le fait du prince, le président François Mitterrand, conseillé par Jean-Jacques Origas, professeur de japonais à l’INALCO, qui forma nombre des japonologues aujourd’hui actifs en France. Cependant, il n’y a pas assez d’agrégés pour tous les lycées et le japonais reste bien moins enseigné que le chinois. La puissance économique du pays, combinée à la passion des jeunes Français pour les films d’animation et les mangas, explique l’augmentation des apprenants de japonais, même si la concurrence de la Chine, qui amène maint étudiant à s’orienter vers le chinois, atténue l’apprentissage du japonais. La traduction de romans et de poèmes japonais connaît une accélération spectaculaire, de pair avec la publication de livres écrits par des Français sur le Japon. Cette nouvelle mode japonaise, à la différence du japonisme des milieux artistiques et littéraires du XIXe siècle réservé à une élite intellectuelle, n’est-elle pas le reflet du besoin qu’éprouvent nombre de Français de comprendre un Japon qu’ils côtoient jusque dans les aspects les plus déterminants de leur vie matérielle de tous les jours ?
– Manga network, le réseau Manga du Centre d’Etudes et de Recherches Internationales de Sciences Po (CERI) : http://www.ceri-sciences-po.org/...
Pour citer cet article :
Christian Kessler & Gérard Siary, « France - Japon : histoire d’une relation inégale »,
La Vie des idées
, 12 septembre 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/France-Japon-histoire-d-une-relation-inegale
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[1] Proust J. (2005), « Sur la route des encyclopédies : Paris, Yverdon, Leeuwarden, Edo (1751-1781) » in Candaux, J.-D., Cernuschi, A., Donato C., Häseler, J. (éds.), L’Encyclopédie d’Yverdon et sa résonance européenne, Contextes - contenus - continuités, Genève, Slatkine.
[2] Katsuragawa, H. (2004), Naufrage & tribulations d’un Japonais dans la Russie de Catherine II (1789-1792), tr. et présenté par G. Siary, Paris, Chandeigne.
[3] Caron, F. (2003), Le puissant royaume du Japon – La description de François Caron (1636), tr. du hollandais par J. et M. Proust, Paris, Chandeigne.
[4] Schlobach, J., « Tirer des enseignements de Voltaire », Delon, M., « De la cruauté orientale », Nakagawa Hisayasu, « Kaempfer, les philosophes français et Kant face à la fermeture du Japon : providence et esprit de commerce dans la pensée européenne du XVIIIe siècle » in Nakagawa, H., Schlobach J. (éds.) 2007, L’image de l’autre vue d’Asie et d’Europe, Paris, Champion.
[5] Marin, C. (éd.). 2007, Les écritures de la mission en Extrême-Orient. Le choc de l’arrivée, XVIIIe-XXe siècles : de l’attente à la réalité. Chine - Asie du Sud-Est - Japon. Anthologie de textes missionnaires, Turnhout (Belgium), Brepols, v. Beillevaire, P., « La question chrétienne dans le Japon du XIXe siècle ».
[6] Touchet, É. de (2003), Quand les Français armaient le Japon : la création de l’arsenal de Yokosuka, 1865-1882, Presses Universitaires de Rennes.
[7] Polak, C. (2002), « Soie et lumière, l’âge d’or des échanges franco-japonais, des origines aux années 1950 », Hachette Fujingaho, Tokyo ; (2005), « Sabre et Pinceau, par d’autres Français au Japon 1870-1960 », CCIFJ, Tokyo.
[8] Miura, N. (2006), « Le modèle français trois fois écarté : un aperçu de la modernisation du Japon face à la modernité occidentale », Revue japonaise de didactique du Français, vol. 1, n° 2, p.79 à 94.
[10] Corbin, A. (1999), Les filles de noce : misère sexuelle et prostitution au XIXe siècle, Champs-Flammarion.
[11] Proust, J. (2007), « Au sujet de quelques passeurs culturels », in Hisayasu Nakagawa et Jochen Schlobach (éds.), L’image de l’autre vue d’Asie et d’Europe, Paris, Champion, p. 21 ; Proust, J., Le Japon au prisme de l’Europe, Albin-Michel.
[12] Tachibana, H. (2006), « Le français et la formation de la société japonaise moderne », Revue japonaise de didactique du Français, vol. 1, n° 2, pp. 67 à 77.
[13] Wassermann, M. (2008), D’or et de neige. Paul Claudel et le Japon, Paris, Gallimard.
[14] Kessler, C. (2005), « Sartre au Japon », France-Japon Eco, no 104.
[15] Kessler, C. (1996-1997), « フランスの日本進出:在日フランス企業史 » « Furansu no Nihon shinshutsu : zainichi Furansukigyōshi » [la présence française au Japon : histoire des entreprises françaises au Japon], in Le guide des relations économiques franco-japonaises, pp. 52 à 57, CCIFJ, Tokyo.
[16] Siary, G. (2007), « Raisonnement de sabot 2 : Enseigner la langue et la littérature françaises au Japon dans les années 1980 : souvenirs, expériences, opinions, déjections pour contribuer à une histoire de l’enseignement du français au Japon et à l’étranger », in Tayeb Bouguerra (éd. par), Du littéraire. Analyses sociolinguistiques & pratiques didactiques, PULM, pp. 199-224.