Recensé : Yves Tiberghien, Entrepreneurial States : Reforming Corporate Governance in France, Japan, and Korea, Cornell University Press, Studies in Political Economy, 2007, 255 p., 40 €.
Comment la libéralisation financière a-t-elle pu être conduite dans l’ensemble des pays les plus développés dans les années 1980 et 1990, alors qu’il n’y avait pas de consensus politique ? Pourquoi ces réformes n’ont-elles pas conduit à une convergence des économies nationales vers le modèle anglo-saxon caractérisé par la domination des mécanismes de marché ?
Le livre d’Yves Tiberghien, maître de conférences à l’université de British Columbia (Canada), vise à répondre à ces questions. Son approche s’oppose à la perspective dominante en économie, qui explique le caractère quasi-mécanique des transformations en cours par le progrès technique et/ou la mondialisation, processus eux-mêmes inévitables. Dans son analyse du processus de libéralisation financière, Tiberghien met au contraire l’accent sur l’intermédiation par les politiques : les transformations contemporaines des économies nationales – qu’il résume par l’expression « restructuration des entreprises » (corporate restructuring) – est certes le résultat de pressions extérieures, mais ne peut se comprendre sans l’intermédiation volontaire (voire volontariste) des politiques qui procèdent aux réformes structurelles : cela signifie que le renforcement des mécanismes de marché dans des économies coordonnées ne peut se faire sans l’intervention du politique. La libéralisation financière est analysée par Tiberghien à l’aide du concept de « golden bargain » : elle n’a rien d’un processus automatique mais est le résultat d’un accord donnant-donnant entre d’un côté les investisseurs internationaux qui garantissent l’afflux abondant de capitaux et les gouvernements qui s’engagent à assurer une rentabilité élevé de ce capital par des mesures de dérégulation de l’économie facilitant la restructuration des entreprises. En ce sens, Tiberghien s’inscrit dans l’axe de recherche qui analyse la diversité des capitalismes (Amable, 2003 ; Streeck & Yamamura, 2003 ; Streeck & Thelen, 2005, etc.) et est de fait très proche du courant dit « variétés du capitalisme » (ou VOC) en ce qu’il combine une approche d’économie politique et une analyse centrée sur la firme (Hall & Soskice, 2001).
Disons-le tout de suite : le livre de Tiberghien est remarquable et ce pour au moins deux raisons. C’est tout d’abord un vrai livre d’économie politique, résultat de recherches qui se confrontent à des questions proprement économiques et qui donnent des réponses originales sur la base d’une méthodologie faisant appel à des outils de science politique. Ensuite, c’est une entreprise comparative de trois systèmes nationaux. Si la comparaison France – Japon est relativement classique, surtout en ce qui concerne le mode d’intervention de l’État dans l’économie (Sautter, 1996), l’introduction de la Corée est tout à fait originale et réellement pertinente pour la démonstration de Tiberghien. De fait, l’originalité de ce livre repose sur la confrontation d’un modèle théorique solide à des terrains connus de première main, à travers une analyse des politiques de réforme et de l’évolution des institutions et sur la base d’enquêtes de terrains, notamment d’interviews, mises au service d’une analyse de la recomposition du processus de décision (process tracing analysis).
Malgré ces qualités évidentes, ce livre est méconnu en France, ce qui est d’autant plus dommageable qu’il offre une ouverture originale à nos débats trop souvent franco-français. Le principal intérêt de ce livre pour nous est en effet de répondre à la question de la réforme en proposant une étude minutieuse de cas nationaux qui peuvent a priori nous paraître exotiques, à nous qui ne convoquons « l’international » que par les États-Unis – qui jouent à la perfection le rôle de repoussoir/attracteur – et qu’à travers un benchmarking systématique avec l’Allemagne ou le Royaume-Uni. L’idée implicite de Tiberghien est qu’on peut apprendre au moins autant d’une comparaison avec le Japon et la Corée.
Corée, Japon et France : trois modèles de réforme et de changement institutionnel
La démarche comparative de Tiberghien débouche sur un premier résultat essentiel, la diversité des trajectoires japonaise, française et coréenne. De ce point de vue, la France et le Japon représentent des cas antithétiques ; dans le premier cas, un discours anti-marché s’est accompagné d’une transformation profonde et rapide, notamment sous un gouvernement socialiste ; dans le second cas, un discours néolibéral a débouché sur des changements plus modérés. Quant à la Corée, elle représente le cas d’une coïncidence entre le discours et les actes qui a débouché sur une transformation rapide des institutions.
Dans le cas de la France, Tiberghien revisite l’expérience du gouvernement Jospin et montre que c’est manquer l’essentiel que de proposer une interprétation de la politique menée entre 1997 et 2002 qui insiste sur les lois et mesures emblématiques que furent les 35 heures et les emplois jeunes ou sur un discours pour le moins méfiant à l’égard de la mondialisation. De façon paradoxale, c’est pendant ces cinq années que la France a connu sa phase la plus intense de libéralisation. Tiberghien obtient ce résultat sur la base d’une analyse systématique des lois votées alors, dont l’impact est mesuré de façon comparative et sur la base d’interviews avec les acteurs principaux. On y découvre au passage une bonne dose de cynisme. Ce chapitre est à lire de toute urgence.
En ce qui concerne l’application du modèle au cas japonais, Tiberghien brasse au passage un certain nombre de questions essentielles du point de vue de l’économie politique du Japon, telles que la répartition du pouvoir entre bureaucratie et politiques ou les rapports des forces entre ministères, ou l’évaluation de l’impact réel de la pression extérieure (gaiatsu) américaine. Il propose également une évaluation originale des contributions respectives des premiers ministres japonais depuis le milieu des années 1990. En l’occurrence, il modère l’importance que l’on accorde trop souvent à Koizumi Junichiro, premier ministre d’avril 2001 à septembre 2006. Au sein d’une galerie de portraits d’entrepreneurs politiques, Tiberghien met également l’accent sur le rôle et la personnalité de Yosano Kaoru, ministre de l’Économie et de l’Industrie sous le premier ministre Obuchi (juillet 1998 – avril 2000). Une très bonne maîtrise des questions économiques et industrielles ainsi qu’une base électorale urbaine font de lui le type même de l’entrepreneur politique. Selon Tiberghien, c’est la nécessité de conserver le soutien de l’électorat urbain qui a fait de lui le chantre des réformes.
Quant à la Corée, elle présente le cas d’une transformation structurelle sous l’action caractéristique d’entrepreneurs politiques, notamment du président Kim Dae-Jung, élu en décembre 1997, au plus fort de la crise financière qui a secoué alors l’Asie en général et la Corée en particulier.
Analyser les processus de décision politique pour comprendre la diversité des modèles de réforme
Pour répondre à la question initiale, il est nécessaire, selon Tiberghien, d’ouvrir la boîte noire du processus de décision politique : sa démonstration repose sur une certaine représentation de la sphère politique et notamment sur la mise en avant du rôle de « l’entrepreneur politique ». Ce dernier peut être défini comme un individu, bénéficiant d’une connaissance particulière des transformations en cours et d’une situation politique qui peut lui faire espérer un rôle important dans un futur proche. Il agit en faveur de la libéralisation parce qu’il escompte que, ce faisant, il va améliorer sa propre position dans le futur. Autrement dit, l’intérêt propre est la principale motivation de l’entrepreneur politique, même si cette dernière est parfois renforcée par la volonté de moderniser la nation et de rendre service à la communauté. Tiberghien est alors en mesure d’expliquer la diversité des trajectoires non pas par la variété des chocs économiques, les différences de préférences des électeurs ou la dynamique des coalitions électorales mais par des variables politico-structurelles, l’autonomie stratégique politique (SPA) et la délégation bureaucratique stratégique (SBD). La SPA caractérise les conditions dans lesquelles l’entrepreneur politique peut échapper au contrôle des partis et des coalitions. Concrètement, cette variable comprend notamment l’autonomie au sein du parti ou le degré de contrôle sur l’agenda législatif. Quant à la SBD, elle mesure ce qui permet à l’entrepreneur politique d’éviter les obstacles et les critiques. La situation la plus confortable de ce point de vue est d’être entouré d’une bureaucratie transversale, c’est-à-dire ne défendant pas d’intérêt sectoriel, avec en son cœur une élite unifiée (formée dans une même école comme l’ENA en France). L’existence d’organisations internationales sur lesquelles on peut faire porter la nécessité de la réforme conduit également à une SBD plus élevée.
Deux critiques, quelques questions laissées ouvertes et un appel à la recherche
Ce livre est une invitation à la recherche, en ce qu’il ouvre plusieurs pistes et en ce qu’il propose une thèse provocante et stimulante, donc critiquable. Une critique concerne la vision des hommes politiques comme entrepreneurs, explicitement inspirée par Le Prince de Machiavel (p. 220). D’une part, ce faisant, Tiberghien a tendance à mettre de côté l’influence de groupes (tels les investisseurs internationaux), et plus encore de forces, tel le progrès technique, qui interviennent en partie indépendamment des individus et des groupes. D’autre part, ne peut-on pas voir d’autres motivations dans l’action des dirigeants politiques que celles associées à l’entreprenariat politique ?
De plus, la contribution de Tiberghien suscite plusieurs questions qui restent sans réponse dans ce livre. Parmi elles, on peut citer les suivantes :
– Pourquoi les électeurs votent-ils contre leur intérêt (du moins à court terme) ? Tiberghien se focalise en effet sur l’intérêt des dirigeants politiques à réformer, mais il semble de mettre de côté celui des électeurs, qui n’est certainement pas négligeable dans une démocratie, sauf à penser que c’est une donnée aisément manipulable par les entrepreneurs politiques.
– Pourquoi trois systèmes nationaux qui ont été efficaces par le passé ne le seraient plus aujourd’hui ? L’explication dominante des économistes est que cela s’explique par le changement d’environnement économique marqué par l’accélération du progrès technique et la mondialisation. Quant à la réponse de Tiberghien, elle repose sur le « golden bargain », ce qui implique un certain arbitrage, non pas entre équité et efficacité mais entre deux formes d’efficacité, d’un côté le processus de destruction créatrice et une meilleure allocation du capital, de l’autre côté les liens de coordination au cœur de la définition de l’avantage comparatif. On est en droit de ne pas se satisfaire pleinement de ces deux types de réponse.
Ces critiques et ces questions laissées en suspens par le livre ne sont pas mineures. Cependant, elles démontrent, selon nous, que ce livre est susceptible de devenir une référence et d’être discuté comme il se doit. De plus, il manifeste une réelle urgence, celle de lancer des programmes de recherches comparatifs dignes de ce nom, impliquant des pays et des régions hors-Europe et hors États-Unis, sur des questions auxquelles nos réponses s’appuient sur des analyses trop souvent domestiques.