Recherche

Essai Société

Faut-il enfermer les fumeurs de crack ?


par Pierre Auriel , le 12 octobre 2021


Télécharger l'article : PDF

Au lieu de démanteler les lieux de trafic de crack dans la capitale, ce qui ne fait que les déplacer, certains préconisent l’enfermement pur et simple des consommateurs : cela reviendrait à les priver de droits et à les soumettre au pouvoir discrétionnaire des pouvoirs publics.

Pour lutter contre la consommation et la vente de crack dans le Nord-Est de Paris, les pouvoirs publics ont démantelé le camp de fortune créé par les consommateurs à côté du jardin d’Éole, à la frontière des 18e et 19e arrondissements. Le 24 septembre, les consommateurs ont été envoyés au nord du 19e arrondissement, dans une zone à la frontière entre Paris, Pantin et Aubervilliers. Répétant la stratégie employée depuis trente ans, cette mesure n’a eu pour effet que de déplacer les lieux de consommation et d’aviver les tensions entre les habitants et les consommateurs au sein de l’espace public. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, une nouvelle évacuation est envisagée. Pour mettre fin à ce cycle délétère, des responsables politiques – de droite comme de gauche – ont proposé une solution radicale : hospitaliser sous contrainte les toxicomanes dans des centres de désintoxication fermés afin de les sevrer. Un tel choix participerait d’une logique ancienne d’enfermement des populations marginales – prostitués, personnes sans-domicile fixe, consommateurs de drogue ou mendiants – en vue de pacifier l’espace public. Or, ces politiques de privation de liberté reposent sur un traitement inégalitaire de ces groupes, appréhendé comme des étrangers dont les droits et libertés sont soumis au pouvoir discrétionnaire des autorités publiques.

Créer des centres de désintoxication fermés ?

Pour justifier la privation de liberté des consommateurs de crack, les partisans de cette mesure s’appuient sur deux arguments. D’abord, ils estiment que les toxicomanes seraient une menace pour eux-mêmes. Il serait du devoir de la puissance publique de les forcer à se soigner. Les consommateurs de crack ayant perdu leur libre arbitre, il ne serait pas possible d’attendre d’eux qu’ils se soumettent volontairement à un sevrage. Dès lors, la création de lieux d’accueil, d’aide et de soin pouvant prendre la forme de salles de consommation à moindre risque serait inutile, voire dangereuse. En effet, la finalité première de ces salles n’est pas le sevrage des consommateurs, mais la réduction des risques liée à la consommation en prenant en charge les troubles sanitaires et sociaux des consommateurs et en réduisant l’usage de drogue dans l’espace public. La sortie de la consommation n’est qu’une des possibilités offertes par ces salles qui impliquent une forme de tolérance vis-à-vis de l’usage du crack.

Ensuite, les partisans des centres de désintoxication fermés considèrent que les consommateurs de crack troublent l’ordre public. Par conséquent, il serait nécessaire de les éloigner de l’espace public. Cet argument a d’autant plus de poids que les quartiers les plus touchés par ces phénomènes sont les plus pauvres de Paris [1]. Le récent diagnostic établi par la Ville de Paris et l’Atelier parisien d’urbanisme dans le cadre de l’élaboration du nouveau Plan local d’urbanisme pour le 19e arrondissement indique ainsi que « près d’un habitant sur quatre (23 %) se trouve en situation de pauvreté, soit la plus forte proportion des arrondissements parisiens (12 % en moyenne) ». Cette pauvreté se traduit notamment par un phénomène très prononcé de suroccupation des habitats : « 31 % des logements comptent plus d’une personne par pièce, soit 8 points de plus que la moyenne parisienne (plus fort taux de suroccupation de Paris) » (ibid.). Dans cette configuration, l’espace public devient un lieu de vie indispensable, en particulier pour les enfants très nombreux dans ce quartier [2] et actuellement exposés à des images et comportements insoutenables. Prévenir les troubles à l’ordre public dans cet arrondissement est ainsi une mesure de justice sociale. Les centres de désintoxication fermés permettraient de répondre à cette exigence de justice en pacifiant l’espace public grâce à l’éloignement définitif des consommateurs de crack.

Si l’efficacité de ces mesures est douteuse [3], elles ne seraient pas une rupture complète avec l’histoire récente de la régulation des populations marginales. En Europe, jusqu’au milieu des années 1970, l’enfermement était perçu comme un moyen susceptible de permettre de lutter contre les addictions et notamment l’alcoolisme [4]. Cela était si communément admis que l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme qui interdit les privations arbitraires de liberté prévoit une exception pour la détention « d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ». Ces méthodes, qui s’inscrivent dans le cadre plus large des politiques d’enfermement des pauvres étudiées dans leurs variations les plus récentes par Loïc Wacquant [5], n’ont évidemment pas disparu bien qu’elles soient plus discrètes. Les pouvoirs publics enferment encore fréquemment de prostitués, des personnes sans-domicile fixe ou des mendiants dont les comportements troublent l’ordre public, afin de policer l’espace public, de le rendre plus conforme aux exigences des habitants. La proposition de création de centres de désintoxication fermés s’inscrit dans la lignée de ces politiques. Or, celles-ci ont trois caractéristiques qui les rendent hautement problématiques et que répète la proposition de création de centres de désintoxication fermés. D’abord, ces mesures reposent le plus souvent sur un usage détourné de procédures existantes. Ensuite, les mesures adoptées ont pour objet de gérer des groupes, et non des individus, à qui les forces de l’ordre imputent collectivement un risque de trouble à l’ordre public. Enfin, elles font dépendre ces groupes du pouvoir discrétionnaire des forces de l’ordre.

L’usage détourné de procédures existantes

Pour priver de liberté les populations marginales, les pouvoirs publics ont longtemps été dotés de prérogatives explicites. Ainsi, jusqu’à la réforme du Code pénal en 1994, le vagabondage et le sans-abrisme étaient des délits [6]. À partir de 1955, ces dispositions, combinés à l’article 5 de l’arrêté du 12 messidor an VIII autorisant la détention des mendiants, ont permis à la Préfecture de police de Paris de ramasser les vagabonds et les sans-abris pour les conduire à la Maison de Nanterre – devenue le Centre d’hébergement et d’assistance aux personnes sans-abri.

Dans la seconde moitié du XXe siècle, les dispositions de cet ordre ont en grande partie disparu. Les opérations coercitives de ramassages des populations marginales ne sont donc plus autorisées [7]. Dès lors, pour continuer d’enfermer ces populations, les pouvoirs publics détournent des procédures existantes de leur finalité initiale. Par exemple, en juin 2011, Claude Goasguen, alors député-maire du 16e arrondissement de Paris, a interrogé le ministre de l’Intérieur sur la multiplication des personnes sans-domicile fixe dans son arrondissement. Selon lui, elles s’installaient « sur les bouches d’aération des métros, devant les halls d’immeubles et de manière permanente. Désormais un certain nombre de lieux sont dotés de matelas, de cuisine » [8]. Pire, ces personnes se multipliaient devant des lieux touristiques comme « le musée Guimet, sur la place du Trocadéro, où les files d’attente de touristes s’étirent à côté de tas de détritus voire de déjections humaines [puisque Claude Goasguen] a pu constater que des SDF faisaient leurs besoins naturels in situ » [9].

Dans sa réponse, le ministre a commencé par relever que les pouvoirs publics n’étaient pas entièrement libres pour lutter « contre l’occupation abusive de l’espace public » [10]. La Préfecture de police « ne peut [plus] user de la contrainte publique pour procéder à de simples évictions coercitives systématiques » [11]. Toutefois, selon le ministre, certaines infractions ciblant essentiellement les personnes sans-domicile fixe permettent encore aux autorités de police d’utiliser les ressources de la procédure pénale – par exemple, conduire un individu au commissariat pour contrôler son identité ou le placer en garde en vue – afin d’enfermer un temps les personnes sans-domicile fixe. C’est le cas par exemple du délit de mendicité agressive introduit par la loi de sécurité intérieure de 2003 [12]. Lorsque aucune infraction ne peut être caractérisée, les personnes sans-domicile fixe sont fréquemment placées en cellule de dégrisement [13]. À cela, il faut ajouter l’hospitalisation sous contrainte des personnes sans-abri employée également par les autorités publiques pour prévenir les troubles à l’ordre public [14]. Autrement dit, trois procédures permettant l’enfermement sont employées non pas pour atteindre leur finalité initiale : lutter contre la mendicité et l’ivresse publique ainsi que soigner des personnes atteintes de troubles psychiques, mais afin de policer l’espace public. La disparition des délits qui permettaient de lutter directement contre la présence de ces populations dans l’espace public a été compensée par un usage extensif de procédures existantes.

Ces mesures font ainsi partie de l’arsenal à la disposition des pouvoirs publics pour réguler l’espace public et notamment pour surveiller et contrôler les consommateurs de drogue, les prostitués, les mendiants et les personnes sans-domicile fixe. Elles permettent aux pouvoirs publics soit de sortir définitivement ces populations de leur marginalité, soit – et c’est le cas le plus fréquent – d’instaurer une crainte de l’enfermement au sein de ces populations, crainte qui les pousse à éviter l’espace public ou du moins, les espaces où elles ne sont pas tolérées.

Gérer des groupes dangereux pour l’ordre public

La régulation de la présence de ces populations au sein l’espace public a lieu en procédant à un type particulier de contrôle. En effet, ces groupes marginaux sont surveillés et contrôlés non pas en raison d’infractions qu’ils auraient commises, mais parce que des comportements qui troublent l’ordre public leur sont collectivement imputés. À ce titre, ils gênent, dérangent, inquiètent. La gestion de ces populations ne relève donc ni d’un contrôle préventif et indéterminé de toute la population ni d’une sanction d’actes précis commis par des individus.

Les consommateurs de crack sont un bon exemple de ce phénomène. Ils commettent évidemment des infractions et notamment, l’usage et l’achat de crack. En outre, plusieurs d’entre eux sont violents ou commettent des vols afin d’avoir les moyens d’acheter des galettes de crack. Cependant, les mesures adoptées pour les exclure de l’espace public, ou a minima pour réguler leur comportement, ne sont pas justifiées par des infractions précises qu’ils auraient commises et qu’il serait possible de leur imputer individuellement. En effet, les mesures d’évacuation ou l’enfermement dans des centres de désintoxication fermés sont envisagés indépendamment de la preuve de la commission d’infractions pénales commises par des consommateurs individuellement identifiés. Les politiques publiques menées à l’encontre des consommateurs de crack ne sont pas non plus déployées à destination de toute la population. Elles les visent spécifiquement, en tant que groupes – indépendamment des comportements individuels – dont les comportements problématiques justifient qu’ils soient évacués de l’espace public ou, à défaut, relégués dans des interstices invisibles.

Cet entre-deux a des effets sur la relation qui s’établit entre la puissance publique et ces groupes. Les individus qui constituent ces populations sont perçus comme un groupe indistinct par les autorités publiques mettant en œuvre ces mesures, alors même qu’il s’agit fréquemment de groupes hétérogènes [15]. Dans cette perspective, les marginaux n’ont pas d’autres caractéristiques que d’être des consommateurs de drogue, des prostitués ou des sans-domiciles fixes. Le fait qu’ils vivent dans les quartiers qu’ils fréquentent, qu’ils ont des pathologies psychiques ou physiques qui déterminent leur comportement, qu’ils ont des amis, une famille ou une activité professionnelle n’est pas sans intérêt pour les autorités, mais est un aspect secondaire du déploiement des mesures d’enfermement à leur encontre. Dans le cadre de ces actions de police, leur relation avec les autorités publiques est exclusivement déterminée par la nécessité de mettre fin à un trouble à l’ordre public imputé collectivement aux groupes auxquels ils appartiennent.

Par exemple, en 2003, la loi de sécurité intérieure a créé le délit de racolage. Ce délit pénalisant le « fait, par tout moyen, y compris par une attitude même passive, de procéder publiquement au racolage d’autrui en vue de l’inciter à des relations sexuelles en échange d’une rémunération » visait à répondre à deux objectifs. D’abord, il s’agissait « de mettre un terme aux nuisances causées par la présence visible des prostituées dans l’espace urbain », présence qui s’était développée depuis quelques mois notamment à Lyon et à Paris [16]. Ensuite, cette disposition devait permettre la protection des prostitués les plus vulnérables et en particulier, celles et ceux pris dans des réseaux transnationaux de traite d’êtres humains. L’objet de la loi impliquait donc une approche individualisée des prostitués pour permettre la protection des plus vulnérables. Pourtant, l’examen des pratiques policières et judiciaires montre que cette loi a seulement permis de réguler la présence des prostitués dérangeant l’espace public. Par le recours aux mesures d’enfermement prévues par la procédure pénale, les autorités de police ont harcelé les prostitués afin de rendre impossible leur maintien dans l’espace public – en se repliant sur Internet, dans des foyers de migrants ou dans des appartements – ou de les refouler dans les quartiers historiques de la prostitution [17]. Autrement dit, les prostitués n’ont pas été soumis à des mesures de privation de liberté afin de les protéger ou de sanctionner l’infraction qu’ils auraient commise. Ils ont été soumis à ces mesures en tant que groupe afin de faire cesser un trouble à l’ordre public.

Dans le cadre de la lutte contre les consommateurs de crack dans le 19e arrondissement de Paris, la logique est la même. Les déplacements successifs ou la mise en place de centres de désintoxication fermés impliquent de ne pas appréhender les consommateurs comme des individus ayant une histoire, un ancrage local, des relations sociales, des sources de revenus ou un logement, éléments qui pourraient justifier une individualisation des traitements ou des condamnations. Ils ne sont qu’un groupe dont le comportement trouble l’ordre public et qu’il faut éloigner de l’espace public. Ils sont alors éloignés d’un territoire qu’ils estiment pourtant être leur lieu de vie parce qu’ils y habitent ou parce qu’ils le fréquentent depuis plusieurs mois ou années [18].

Le pouvoir discrétionnaire des forces de l’ordre face à leur clientèle

Cet éloignement des consommateurs de crack de leurs lieux de vie souligne l’appartenance des prostitués, des personnes sans-domicile fixe ou des consommateurs de crack et d’héroïne à cette catégorie singulière qu’est la « clientèle policière ». Il s’agit des individus que la police « rencontre le plus souvent et [qu’elle s’emploie] à maintenir sur des territoires déterminés » [19]. En effet, ces populations sont perçues comme n’appartenant pas aux territoires où elles s’installent [20]. Elles doivent être alors contrôlées et fixées par la police afin d’éviter les désordres dans les quartiers où elles s’installent et de les faire refluer dans les endroits où elles sont tolérées. Lorsque Claude Goasguen s’est emporté parce que des personnes sans-domicile fixe se présentent dans son arrondissement, il a employé exactement ce type de raisonnement. Alors même que les sans-abris vivent là où ils se réfugient, y compris dans le 16e arrondissement de Paris, il les a considérés comme des étrangers. Ils doivent donc être évacués et relégués là où ils sont tolérés. À l’inverse, pour lutter contre les politiques d’évacuation de l’espace public, les prostituées du quartier Belleville à Paris, réunies dans le collectif Roses d’acier, ont cherché à mettre en valeur leur appartenance sociale à ce quartier, grâce notamment à des actions visant à les rendre visibles comme habitantes de Belleville [21]. Autrement dit, elles ont cherché à cesser d’être perçues comme étant sans racine, sans appartenance afin de ne plus appartenir à la police.

L’une des caractéristiques centrales de la clientèle policière est qu’elle est soumise au pouvoir discrétionnaire des forces de l’ordre. Leurs droits et libertés ne sont pas niés. Au contraire, certaines des mesures d’enfermement sont justifiées par la protection de leurs droits à la santé ou de leur dignité. Mais l’État peut limiter leurs libertés fondamentales et les détenir lorsque cela permet de préserver l’ordre dans l’espace public. La mise en balance entre la protection des droits et liberté et la préservation de l’intérêt général n’est pas effectuée. Aucune justification sérieuse de ces mesures n’est apportée, l’intérêt général pouvant toujours fonder une décision discrétionnaire des pouvoirs publics de réduire les droits et liberté des individus.

L’enfermement des groupes marginaux est l’exemple plus frappant de cette situation. En temps normal, la privation de liberté est une mesure extrêmement grave qui ne peut être justifiée que par la volonté d’éviter une atteinte grave à un intérêt collectif et « que lorsque d’autres mesures, moins sévères, ont été considérées et jugées insuffisantes pour sauvegarder l’intérêt personnel ou public exigeant la détention » [22]. La capacité des forces de l’État à détenir un individu est donc strictement encadrée. À l’inverse, l’enfermement des consommateurs de drogues, des personnes sans-domicile fixe ou des prostitués est envisagé ou mis en œuvre avec une surprenante légèreté. Alors que la plupart d’entre eux ne menacent directement ni leur vie ni celle des autres, leur détention est perçue comme une option raisonnable pour lutter contre des comportements déviants qui nous choquent ou nous effraient.

Le détournement de mesures privatives de liberté de leur finalité première souligne également cette mainmise discrétionnaire des forces de l’ordre sur ces populations. Par exemple, depuis la disparition du délit de racolage en 2016, d’autres outils sont à la disposition des autorités publiques pour détenir les prostitués. Ainsi, à Belleville, sur réquisition du procureur, la police a procédé à des contrôles et à des vérifications de titres de séjour, ciblant les prostituées. De nombreuses prostituées d’origine chinoise étant en situation irrégulière, ces contrôles ont abouti à des placements en centre de rétention administrative en vue de préparer leur expulsion vers la Chine. Ces procédures aboutirent peu dans la mesure où les obligations de quitter le territoire sont rarement exécutées. Elles ne permirent pas de sanctionner des infractions pénales, le délit de racolage étant aboli. Par conséquent, leur seul intérêt d’un point de vue pratique était de permettre aux forces de l’ordre de contrôler une présence perçue comme envahissante dans l’espace public afin de faire refluer les prostituées vers des lieux où elles seraient invisibles [23]. Une telle distorsion des finalités de la vérification des titres de séjour révèle une liberté extraordinaire des forces de l’ordre vis-à-vis de cette population.

Bien sûr, ce pouvoir discrétionnaire des autorités de police ignorant les droits et libertés des populations marginales ne se limite pas aux mesures privatives de liberté. Ainsi, après l’abolition du délit de racolage, une autre stratégie employée a consisté à pénaliser certains comportements liés à l’activité prostitutionnelle grâce à des arrêtés municipaux interdisant le stationnement de camionnette ou la présence itinérante dans certaines rues et quartiers. La violation de ces arrêtés anti-prostitution justifie le maintien d’un contrôle policier sur l’activité prostitutionnelle et expose les prostitués à des amendes. Lorsque la légalité d’un arrêté de ce type établi par le maire d’Albi a été contestée en 2018, la Cour administrative d’appel de Bordeaux n’a eu aucune difficulté à refuser de l’annuler. Alors même que l’arrêté restreignait manifestement la liberté d’aller et venir des prostitués, cette question ne fut même pas étudiée par la Cour [24].

Ainsi, la proposition de créer des centres de désintoxication fermés pour lutter contre la consommation de crack dans le Nord-Est parisien n’est pas une démarche isolée. Elle s’inscrit dans une pratique ancienne et encore actuelle d’utilisation de la privation de liberté pour réguler les populations marginales et pacifier l’espace public. Cette pratique révèle une approche inégalitaire de ces groupes dont les droits ne sont certes pas niés, mais dont le sort apparaît entièrement dépendant du pouvoir discrétionnaire des autorités publiques et des aléas et vicissitudes des volontés politiques et administratives. Ils sont perçus exclusivement comme des étrangers aux quartiers qu’ils fréquentent et qu’il faut évacuer.

Parvenir à une telle conclusion ne conduit évidemment pas à remettre en cause la mise en place de politiques visant à réguler l’espace public. Les prostitués, les consommateurs de drogue ou les personnes sans-domicile fixe créent des troubles importants, que la puissance publique se doit d’empêcher y compris en mettant en œuvre des politiques spécifiques sanitaires, sociales ou sécuritaires. Seulement, cette régulation ne devrait pas s’opérer au détriment d’une remise en cause des principes élémentaires d’une société fondée sur une égalité des droits et libertés des individus.

D’autres approches sont mises en œuvre par les autorités publiques, y compris par les forces de l’ordre, pour pacifier l’espace public. Le développement d’une prise en charge non répressive des personnes sans-domicile fixe au tournant des années 2000 en est l’exemple le plus clair. Le cœur de cette politique est la mise en place de maraudes dont l’objet est d’établir un lien entre les personnes sans-abri et les autorités publiques et éventuellement les orienter vers des structures où leurs besoins sociaux et sanitaires seront pris en charge. La création de lieux d’accueil et accompagnement des consommateurs de drogue tels que les salles de consommation à moindres risques relèvent d’une logique similaire. De même, l’action des forces de l’ordre centrée sur la protection des victimes du proxénétisme ou les peines d’interdiction de séjour dans les 10e, 18e et 19e arrondissements actuellement essayés contre certains trafiquants de crack peuvent également être des alternatives à des stratégies reposant sur l’enfermement des populations marginales. Enfin, des mesures d’enfermement peuvent être décidées, non pour prévenir un trouble à l’ordre public imputé collectivement à un groupe, mais pour sanctionner des individus dont il est prouvé qu’ils ont commis des infractions. Ces différentes politiques ont le mérite de traiter les prostitués, sans-abri et consommateurs de drogues comme des individus méritant la même considération que les autres citoyens, dont les droits ne peuvent être limités arbitrairement.

Bien sûr, ces mesures alternatives ne sont pas parfaites, des dérives étant toujours possibles. Des pouvoirs discrétionnaires et des relations inégalitaires peuvent émerger également dans des institutions sociales [25]. Surtout, la création de lieux d’accompagnement risque de maintenir les troubles à l’ordre public provoqués par ces activités marginales, dans les quartiers les plus défavorisés. Une nouvelle inégalité apparaît, entre les habitants de ces quartiers et le reste de la population, inégalité qui ne peut cependant être résorbée par l’oubli des droits et libertés d’une partie d’entre nous.

par Pierre Auriel, le 12 octobre 2021

Aller plus loin

Dans le cadre de cette recherche, Pierre Auriel a reçu le soutien financier de l’Agence nationale de la recherche sous la convention de subvention Egalibex ANR-18-CE41-0010-01.

Pour citer cet article :

Pierre Auriel, « Faut-il enfermer les fumeurs de crack ? », La Vie des idées , 12 octobre 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Faut-il-enfermer-les-fumeurs-de-crack

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Pour compenser ce défaut, il a été proposé de créer des structures d’accueil et de soin sur dans toutes l’Île-de-France. V. «  A Paris, il est urgent d’agir contre la situation dramatique et indigne liée au crack  », Le Monde, Paris, 29 juin 2021.

[2«  Alors que la part de jeunes de moins de 20 ans au sein de la population ne dépasse jamais 20 % dans les autres arrondissements parisiens, ils sont 23 % dans le 19e, soit 4 points de plus que la moyenne de Paris  » (Ibid., p. 8).

[3D. WERB, A. KAMARULZAMAN, M.C. MEACHAM, C. RAFFUL, B. FISCHER, S.A. STRATHDEE et E. WOOD, «  The Effectiveness of Compulsory Drug Treatment : A Systematic Review  », International Journal of Drug Policy, vol. 28, 2016, p. 1‑9.

[4V. par ex. Ludovic MAUGUE, «  “Une conception désuète de la liberté”  : lutte contre l’alcoolisme et internement administratif des “buveurs d’habitude” dans le canton de Fribourg (1870-1970)  », in Christel GUMY, Sybille KNECHT, Ludovic MAUGUE, Noemi DISSLER et Nicole GÖNITZER (dirs.), Des lois d’exception. Légitimation et délégitimation de l’internement administratif, Genève : Chronos Verlag   ; Éditions Aphil   ; Edizioni Casagrande, 2019, p. 83‑110.

[5Loïc WACQUANT, Les prisons de la misère, 2de éd., Paris : Raison d’agir, 2015.

[6Ce délit était en outre tombé en désuétude dans l’immédiate après-guerre. V. Julien DAMON, La question SDF, Paris : Puf, 2021.

[7V. par exemple la réponse du Préfet de Police à une question de Claude Goasguen, maire du 16e arrondissement (3- QOC 97-397 Question de M. Claude GOASGUEN à M. le Préfet de police concernant la présence de S.D.F., place de Passy (16e). ) Plusieurs témoignages permettent de nuancer cette affirmation. V. Diane ROMAN, «  Les sans-abri et l’ordre public  », RDSS, 2007.

[8Question écrite de Claude Goasguen au ministre de l’intérieur, de l’outre-mer, des collectivités territoriales et de l’immigration, 7 juin 2011, J.O. p. 5971.

[9Ibid.

[10Réponse du ministre de l’intérieur, de l’outre-mer, des collectivités territoriales et de l’immigration à Claude Goasguen, 15 mai 2012, J.O., p. 3913.

[11Réponse du ministre de l’intérieur, de l’outre-mer, des collectivités territoriales et de l’immigration à Claude Goasguen, 15 mai 2012, J.O., p. 3913.

[12Anne-Sophie RANAIVO, Sans-domicile fixe et droit, Paris : L.G.D.J., 2020, p. 430.

[13Ibid., p. 396.

[14Ibid., p. 396 et suiv.

[15Fabien JOBARD, «  Le banni et l’ennemi. D’une technique policière de maintien de la tranquillité et de l’ordre publics  », Cultures & conflits, no 43, 2001, p. 9.

[16Lilian MATHIEU, «  Invisibiliser et éloigner  : quelques tendances des politiques de la prostitution  », Regards croisés sur l’économie, vol. 15, no 2, 2014, p. 295.

[17Sur le trottoir, l’État. La police face à la prostitution, [s.l.] : [s.n.], [s.d.], p. 109.

[18JOBARD, op. cit. (note 18), p. 9.

[19Ibid., p. 20.

[20Fabien JOBARD, «  Le gibier de police immuable ou changeant   ?  », Archives de politique criminelle, vol. 32, no 1, 2010, p. 93.

[21Hélène LE BAIL, «  Femmes chinoises travailleuses sexuelles à Paris. Construire sa respectabilité, définir la violence et revendiquer son droit à la sécurité dans l’espace public  », in Ya-Han CHUANG et Anne-Christinie TREMON (dirs.), Mobilités et mobilisations chinoises en France, Paris : Terra HN Editions, 2020.

[22Cour EDH, 4 avril 2000, Witold Litwa c. Pologne, req. n°26629/95, pt.78.

[23Hélène LE BAIL, «  Les trottoirs de Belleville. Les prostituées chinoises entre répression et revendication  », La Vie des Idées, 2017  ; Hélène LE BAIL et Marylène LIEBER, «  Sweeping the Streets, Cleaning Morals : Chinese Sex Workers in Paris Claiming Their Belonging to the Cosmopolitan City  », in Catherine LEJEUNE, Delphine PAGÈS-EL KAROUI, Camille SCHMOLL et Hélène THIOLLET (dirs.), Migration, Urbanity and Cosmopolitanism in a Globalized World, Cham : Springer International Publishing, 2021.

[24CAA Bordeaux, 21 juin 2018, req. n° 16BX02889, inédit au Recueil Lebon. De même, le contentieux entourant les arrêtés anti-mendicité révèle des dynamiques similaires. V. ROMAN, op. cit. (note 10). Encore faut-il préciser qu’un arrêt récent de la Cour européenne des droits de l’homme pourrait modifier substantiellement la donne (CEDH, 19 janvier 2021, Lăcătuş c. Suisse, req. n° 14065/15).

[25V. par exemple Patrick BRUNETEAUX, «  La prise en charge nocturne des sous-prolétaires à la rue : Du hors-droit à la profilisation humanitaire de l’urgence sociale (1980-2015)  », Cultures & conflits, no 105‑106, 2017.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet