Réduction des risques et salles de consommation à moindre risque
L’usage de drogues par voie injectable expose à la transmission d’infections virales telles que le VIH, l’hépatite C et B. Afin de minimiser l’exposition à ces infections, une politique de réduction des risques a été mise en place dans de nombreux pays industrialisés au début des années 1980. Cette politique s’inscrit dans le cadre de la « nouvelle santé publique », un ensemble de discours et pratiques qui valorisent les capacités des individus à se prendre en charge. Renonçant à l’idéal d’éradication des toxiques illicites, cette approche propose de « vivre avec les drogues » tout en réduisant les risques sanitaires qui leurs sont associés. Cette stratégie repose notamment sur la mise à disposition de seringues et l’accès aux traitements de substitution aux opiacés. S’y ajoutent les salles de consommation supervisée qui permettent aux usagers de drogues de consommer des produits dans un espace sécurisé et médicalisé, en présence de professionnels de santé. Ces lieux ont été établis dans le but d’améliorer la santé des usagers de drogues et de mettre fin aux scènes ouvertes, ces pratiques d’injection visibles dans l’espace public. Ils s’inscrivent à la fois dans une logique de santé publique (prévenir le VIH et les hépatites) et de sécurité publique (sécuriser et contrôler l’espace public).
Aujourd’hui, une centaine de ces salles existent dans le monde, principalement en Europe (Suisse, Pays-Bas, Allemagne, Espagne, Luxembourg, Danemark, Norvège, Grèce), mais également au Canada et en Australie. En France en revanche, les pouvoirs publics ont longtemps résisté à leur mise en place. L’implantation de ces dispositifs, dont l’acceptabilité sociale ne va pas de soi, nécessite des négociations entre riverains, acteurs politiques et professionnels en addictologie. Si, de manière générale, les débats publics concernant les salles de consommation supervisée peuvent être vifs dans les mois précédant leur ouverture, l’expérience démontre qu’ils s’atténuent avec le temps, a fortiori lorsque les riverains et les forces de l’ordre sont associés au processus de concertation locale (Debeck et al. 2008). En France, ce débat s’avère très tendu, et la négociation particulièrement longue. C’est que les conditions de possibilité des salles de consommation y sont complexes en raison de notre modèle spécifique de réduction des risques.
Le modèle français de réduction des risques à l’épreuve de la comparaison
Première mesure emblématique de la politique française de réduction des risques, la vente libre de seringues date de 1987. Quant à l’accès aux traitements de substitution aux opiacés, il n’a été autorisé qu’à partir de 1994. Comparé à d’autres pays européens, le retard est remarquable. Ainsi aux Pays-Bas, les usagers de drogues ont été impliqués comme partenaires des associations et des pouvoirs publics dès les années 1970, grâce à l’implication des « junkie bonds » [1], et la réduction des risques a été reconnue comme paradigme officiel de la politique des drogues dès 1986, soit presque 20 ans avant que la France ne consacre la légitimité de cette approche dans une loi de santé publique, le 9 août 2004. Ce décalage temporel s’explique notamment par des considérations sociopolitiques. En France, l’usage de drogues est un délit pénal, et la classe politique n’hésite pas à recourir à un discours d’interdit moral lorsqu’elle aborde ce sujet. Aux Pays-Bas, au contraire, une volonté pragmatique d’efficacité en matière de santé publique et un souci de normaliser l’usage de drogues ont très tôt été affichés. Mais la spécificité française tient également aux luttes de position dans le champ professionnel des intervenants en toxicomanie (Bergeron 1999).
Pour imposer leur point de vue, les partisans de la réduction des risques ont dû utiliser une rhétorique de la dénonciation, du tragique et de la mise en accusation des intervenants en toxicomanie qui s’étaient longtemps donnés le sevrage pour seul objectif et la psychothérapie analytique comme unique méthode. Cette opposition frontale a permis à ces outsiders de faire valoir la réduction des risques comme une « morale dominante » dans le champ de la prise en charge des addictions (Jauffret-Roustide 2000), mais elle a également créé une division forte entre les acteurs de la prévention du VIH et des hépatites, et ceux du soin et du sevrage. La confrontation a laissé des traces chez les partisans de chacun des référentiels qui sont aujourd’hui amenés à cohabiter. Elle contribue à nourrir des réticences persistantes vis-à-vis des innovations de santé publique, parfois perçues comme une forme de prosélytisme de l’usage et un renoncement au sevrage. Et si la réduction des risques a finalement été incorporée à la politique française des drogues, c’est de manière « intégrationniste », en forçant son opposition face au référentiel antérieur sans parvenir à concilier ces deux approches (Kellog 2003). À cet égard le modèle français se distingue de l’approche néerlandaise plus « gradualiste » qui cherche à optimiser la prise en charge des usagers de drogues et à leur offrir une offre aussi diversifiée que possible de soutiens et de soins (Jauffret-Roustide 2011-a).
Un autre trait spécifique de la réduction des risques à la française est sa forte médicalisation. L’accent placé sur le concept de dépendance et sur la réponse médicamenteuse, incarnée par les traitements de substitution aux opiacés (méthadone et buprénorphine à haut dosage), a eu pour conséquence de réduire la réduction des risques à une somme d’instruments sanitaires déconnectés d’une vision politique. Renforcée par l’ascension de l’addictologie dans les années 1990, cette forte médicalisation s’accommode de la criminalisation persistante de l’usage de drogues qui impose un modèle « faible » de réduction des risques (Hunt 2004) largement indifférent au contexte social de consommation et aux facteurs structurels qui influent sur l’exposition au risque des usagers de drogues (Jauffret-Roustide 2013-a) [2]. Or cette focalisation sur la mise à disposition de techniques sans prise en compte de « l’environnement » du risque menace l’efficacité du modèle français. Les données épidémiologiques récentes mettent notamment en évidence l’échec de ce dernier à limiter l’exposition des usagers injecteurs au risque infectieux. Une augmentation des pratiques à risque y est observée, associée à la précarisation des usagers de drogues, et la prévalence de l’hépatite C reste très élevée, touchant près de la moitié des usagers (Jauffret-Roustide et al. 2013-b). Ces signaux sanitaires inquiétants favorisent l’attention renouvelée portée aux salles de consommation supervisée.
Le débat sur les vertus des salles de consommation à moindre risque
La littérature internationale a mis en évidence l’efficacité de la politique de réduction des risques dans la réduction de la transmission du VIH et la diminution des pratiques à risque. Cette stratégie a également permis de diminuer de moitié la séroconversion au virus de l’hépatite C aux Pays-Bas (Van den Berg et al. 2007). Validé dans le cadre de méta-analyses (Hagan et al. 2011), ces succès sanitaires reposent sur des modèles combinés qui déclinent l’ensemble des outils de réduction des risques (traitements de substitution aux opiacés, accès aux seringues et salles de consommation supervisée). Les salles de consommation se révèlent particulièrement intéressantes pour favoriser l’accès des usagers de drogues au soin (avec en horizon possible le sevrage), pour diminuer les overdoses et pour réduire les nuisances liées à l’injection en public (Kerr et al. 2005). De surcroît, ce dispositif s’avère coût/efficace pour la société (Bayoumi et al. 2008), mais leur impact direct sur l’incidence du VIH et de l’hépatite C est l’objet de débats. En 2010, une expertise collective de l’Inserm sur les risques infectieux chez les usagers de drogues a montré que les salles de consommation contribuaient à réduire les pratiques à risque de transmission des infections virales tout en reconnaissant que l’effet propre de ces salles était difficilement mesurable car les usagers avaient également accès à d’autres outils de prévention telles que les programmes d’échange de seringues ou les traitements de substitution aux opiacés. En revanche, l’impact délétère de la répression sur l’exposition au risque des usagers de drogues a clairement été démontré (Friedman et al. 2006). La consommation dans l’espace public amène les usagers à réaliser leurs injections dans la précipitation par crainte d’être repérés, ce qui ne leur donne pas la possibilité de mettre en œuvre les stratégies de réduction des risques nécessaires (Bourgois 1998). Les pouvoirs publics français ont toutefois eu des difficultés à prendre en compte ces faits, invoquant que les expériences étrangères n’étaient pas toujours adaptables.
Les résistances françaises
Dans le contexte épidémiologique français, qui se caractérise par l’exposition persistante des usagers de drogues au risque infectieux, la majorité des professionnels de la réduction des risques s’accorde sur la nécessité d’expérimenter les salles de consommation supervisée. Mais les résistances demeurent très fortes comme l’illustre l’histoire, toujours en cours, du premier projet de ce type en France. Celle-ci commence symboliquement le 19 mai 2009, lorsqu’un collectif inter-associatif composé d’acteurs de terrain mène une action de sensibilisation en installant une salle de consommation fictive dans les locaux de l’Association d’auto-support des usagers de drogues (ASUD). En 2010, une expertise collective de l’Inserm confirme l’intérêt de ce type de salle et en recommande l’expérimentation, avec le soutien de la Ministre de la santé, Roselyne Bachelot. Mais à l’époque, cette proposition est accueillie par une fin de non-recevoir par le Premier ministre, François Fillon, et par le président de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les toxicomanies (MILDT), Etienne Apaire.
Le projet ressort des tiroirs après les élections de 2012. Porté localement par une association de prévention et de soin en toxicomanie (Gaïa) et l’organisation Médecins du Monde, il bénéficie du soutien du nouveau gouvernement et fait l’objet d’un vote favorable du conseil de Paris en juillet 2013. Les conditions politiques, institutionnelles et financières semblent alors réunies. L’ouverture dans le nord-est parisien est prévue fin 2013. Mais le Conseil d’État, consulté sur le projet de décret permettant cette implantation, émet un avis défavorable le 8 octobre 2013 : ce type de dispositif « méconnaît l’interdiction pénalement sanctionnée de l’usage de stupéfiant ». En conséquence, le Conseil d’État recommande au gouvernement d’inscrire le principe de cette expérimentation dans la loi pour la sécuriser juridiquement.
Les défenseurs des salles de consommation ont vivement critiqué cette décision. Pourquoi l’ouverture de ces salles requerrait-elle une autorisation législative dont les programmes d’échange de seringues ont pu jusqu’à maintenant se passer ? Le retard pris par le projet du fait de l’avis du Conseil d’État a donné l’occasion à ses promoteurs de poursuivre la sensibilisation des riverains, des usagers de drogues, et des forces de police. Le soutien de la présidente de la Mission Interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (la MIDELCA, remplaçant la MILDT), Danielle Jourdain-Meininger, et l’annonce de la Ministre de la Santé, Marisol Touraine, d’inscrire l’expérimentation des salles de consommation dans la loi de santé publique attendue en 2015, laisse finalement présager l’implantation prochaine d’un tel dispositif. Ce projet d’implantation a suscité des oppositions : celle des parlementaires qui dénoncent régulièrement le message de « laxisme » et de « prosélytisme » que constituerait cette mesure, mais également celle de l’Académie nationale de médecine et l’Académie nationale de pharmacie, qui ont mis en doute la validité des expérimentations menées à l’étranger. La controverse s’est notamment focalisée sur la faiblesse de certaines évaluations mesurant l’efficacité des salles de consommation sur l’incidence du VIH et de l’hépatite C chez les usagers de drogues. Insistant sur l’insuffisance des preuves disponibles en ce domaine, les opposants à l’ouverture de ce type de dispositif passent sous silence le constat par ailleurs scientifiquement établi selon lequel les salles de consommation réduisent overdoses et nuisances publiques et favorisent l’accès au soin. Au niveau local, les associations de riverains se sont également confrontées autour du projet, certaines défendant les vertus de la réduction des risques, d’autres craignant que les salles attirent un public d’usagers de drogues encore plus nombreux dans leur quartier.
Le débat en cours est d’autant plus difficile qu’il souligne les paradoxes du modèle de réduction des risques à la française. Dans la mesure où les usagers vont effectuer leurs injections sous le regard de professionnels de la santé, les salles de consommation supervisée peuvent être réduites au rang d’instrument permettant un contrôle hygiéniste de la dépendance. Mais cette lecture sanitaire ne saurait faire oublier que le consommateur de toxiques illicites est guidé, du moins à l’origine, par la recherche de plaisir. Or la reconnaissance de cette dimension hédoniste conduit à envisager les salles de consommation, lieu de surveillance des émotions et du plaisir, comme une forme ultime de contrôle social (Jauffret-Roustide 2011-b). Cette perspective s’accommode mal de la criminalisation de l’usage de drogues et de l’interdit moral persistant qui pèse sur cette pratique. Il n’est dès lors pas étonnant que les salles de consommation puissent parfois être perçues comme l’expression d’une tolérance injustifiée vis-à-vis des consommateurs de drogues.