Gwénola Ricordeau, Les détenus et leurs proches. Solidarités et sentiments à l’ombre des murs, Paris, éditions Autrement, avril 2008, 272 pages, 22€.
Cet ouvrage, tiré d’une thèse de doctorat en sciences sociales, traite d’un sujet légèrement différent de celui annoncé par le titre retenu par l’éditeur. [1] Il cherche plutôt à analyser la nature et les transformations des liens qu’ils ont avec des proches. Différents cas de figure se présentent et sont illustrés : quand les liens ont été rompus bien avant l’incarcération, quand ses liens ne résistent pas à l’incarcération, quand ils se reconstituent au cours (à cause ?) de l’incarcération, quand ses liens se maintiennent en s’adaptant, enfin quand d’autres liens se créent grâce à des réseaux de correspondance.
Ce travail s’inscrit dans la suite d’enquêtes récentes. Celle de l’INSEE sur l’histoire familiale des hommes détenus avait estimé à près de 500 000 le nombre des personnes concernées en France par l’incarcération d’un parent, d’un conjoint, d’un enfant, d’un frère ou d’une sœur [2], celle de Le Quéau [3] avait étudié les conditions de vie des familles de détenus, et plus récemment l’étude de Géraldine Bouchard [4] a exploré, à partir des témoignages de 46 familles, le quotidien des familles de détenus et le processus de « prisonniérisation » qui l’accompagne. Si le livre de Géraldine Bouchard se terminait sur les manières de « maintenir les liens », celui de Gwénola Ricordeau poursuit le travail par l’analyse de toutes les transformations possibles des liens familiaux au cours de l’incarcération (maintien, rupture, adaptation, et même création de nouveaux liens) à partir du point de vue des détenus et de leurs proches.
Une sociologie au risque de l’engagement
L’originalité de ce livre repose sur ses sources, un travail de terrain conséquent, combinant expérience personnelle (en tant que visiteuse et amie de détenus) et protocole d’enquête, associant des observations et des entretiens. L’enquête s’est déroulée à la fois du côté des personnes encore incarcérées ou qui l’ont été et du côté de proches de détenus. Plus de quatre-vingts entretiens ont été réalisés avec des ex-détenus (onze anciens détenus trouvés grâce à des associations) et des détenus (71 hommes et femmes incarcérés au sein de cinq établissements pénitentiaires retenus pour leur diversité (deux maisons d’arrêt, deux centres de détention et une maison centrale). Seuls 25 proches ont été interviewés, trouvés dans les structures d’accueil de visiteurs ou par des réseaux militants. Ces proches ont essentiellement un lien conjugal avec le détenu (en dehors d’une mère, d’un père et d’une fille) [5] et sont essentiellement des femmes (on ne compte que trois hommes). Car ce sont surtout des femmes qui viennent visiter des hommes, les femmes soutenant davantage leurs proches incarcérés que ne le font les hommes : quand elles sont incarcérées, les femmes sont quittées. Ce livre montre ainsi la place centrale des femmes dans le maintien d’un lien par-delà l’épreuve de l’incarcération.
L’autre originalité du livre est le double point de vue adopté : Gwénola Ricordeau se place d’emblée comme « proche de détenus, mais aussi sociologue » (p. 11). C’est à la fois son apport essentiel et sa principale limite. Cette double posture n’est pas problématique en soi, elle est même féconde sociologiquement quand Gwénola Ricordeau s’en sert pour décrire les tensions qu’elle a connues sur son terrain d’enquête : « En prison, je faisais partie de celles qui sont passées de l’autre côté, un passage considéré comme indigne. À l’université, je dissimulais ma vie suspendue aux parloirs, et le sentiment d’indignité de mon expérience me poursuivait. » (p. 15) Il est dommage pour l’analyse que Gwénola Ricordeau ne rende pas compte davantage des visites qu’elle rendait « régulièrement à des amis détenus » (p. 17) dont le lecteur ne saura rien, et que le journal de terrain porte si peu sur son expérience personnelle de proche et que ce double statut n’ait pas fait l’objet d’une véritable travail réflexif. On aurait vraiment aimé en savoir davantage sur cette expérience singulière d’autant plus que ce statut de proche semble autoriser la sociologue à porter un regard critique et partial sur le traitement des personnes détenues et de leurs proches par l’administration pénitentiaire : « Le système carcéral m’apparaît comme une humiliation pour les personnes détenues et pour nous, leurs proches. » (p. 11) D’ailleurs, Abel-Hafed Benotman, auteur de la préface du livre écrit : « Gwénola Ricordeau est une femme en lutte » (p. 9). Elle est tour à tour une sociologue et une militante qui s’inscrit du côté des « victimes du système (les détenus et leurs proches) » (p. 199), ce qui conduit à maintes reprises à des généralisations et à des affirmations peu étayées.
À l’épreuve de la prison
Le livre nous emmène d’abord au cœur du système carcéral, « à l’épreuve de la prison ». Gwénola Ricordeau fait le tour des formes possibles de liens avec l’extérieur (visites, courrier, téléphone, radio, argent, colis…). Elle mentionne rapidement l’expérimentation des Unités de Vie familiales en 2000 qui permet aux détenues de Rennes et aux détenus de Poissy et de Saint-Marin de Ré depuis 2003-2004 d’en bénéficier une fois par trimestre. Elle souligne les multiples contraintes administratives, les demandes de permis de visites et les contrôles (censure du courrier, fouilles des détenus et des familles, brouilleurs d’ondes…) qui encadrent et contraignent ces liens.
Selon elle, « dans les maisons d’arrêt les visiteurs passent moins de temps avec le détenus qu’à se soumettre aux différents contrôles. » (p. 23) Parmi « les multiples obstacles à la visite d’un proche », elle relate les refus de permis, les longs délais d’obtention du permis de visite (« jusqu’à trois semaines à Fleury-Mérogis en 2003 ») sans préciser dans quel délai les personnes interviewées ont obtenu leur permis de visite, ni à qui l’administration l’a refusé effectivement. Elle relate avec finesse les prises de rendez-vous préalables au parloir, les problèmes de transport pour parvenir à des établissements éloignés des centres villes ou encore l’attente des familles. Non seulement la vie coûte cher en prison mais pour la famille, l’incarcération se traduit par une diminution des revenus et l’apparition de nouvelles charges.
Le chapitre 2 sur « les infortunes de la séparation » est particulièrement passionnant. Il montre à la fois l’érosion des liens familiaux et affectifs, voire l’abandon des proches (mieux vaut dire alors pour le détenu qu’il les quitte plutôt qu’il est quitté) mais aussi les solidarités et la création d’autres liens par le Courrier de Bovet ou les petites annonces. Il analyse combien les femmes sont plus solidaires que les hommes et combien les détenus ont des comportements de surprotection par rapport à leurs proches (surtout si ce sont des femmes). Ceux dont la relation survit à l’incarcération se targuent souvent d’être un couple comme les autres (p. 71) alors que la relation conjugale doit s’adapter aux contraintes de l’incarcération, qu’il faut tenir dehors pour celui qui est dedans et que les proches se sentent parfois investis d’une mission (être fort pour deux) impliquant de prendre sur soi ou d’être obligé de mentir. Le chapitre 3, intitulé « Les liens par-delà les murs », raconte les parloirs avec une précision ethnographique. Ce qui est intéressant, c’est cette déclinaison de situations, le parloir obligé ou celui par plaisir, la description de l’attente, la préparation, les rituels, le parloir sous les yeux des uns et des autres, la sexualité au parloir et les galères.
La vie continue
Le chapitre 4 sur « La prison en partage » analyse comment l’histoire familiale continue à s’écrire à l’intérieur des murs de la prison. Il traite de trois moments de la vie familiale que constituent la rencontre conjugale, les enfants en prison et la mort. Des détenus parviennent par le biais de petites annonces à rencontrer un nouveau partenaire et des mariages sont célébrés en prison. Il y a aussi la présence des enfants en prison, quand une femme enceinte est incarcérée, et pour les parents incarcérés, la difficile annonce du délit, souvent reportée à plus tard, ou le maintien précaire du lien avec l’enfant, grâce à des proches ou à des bénévoles du relais enfants-parents. Enfin, la mort peut concerner détenus et proches. Gwénola Ricordeau relève le « peu de considération » de l’administration à l’égard des familles ayant perdu un détenu [6] et affirme que « beaucoup de proches sont informés du décès du détenu très tardivement, voire fortuitement » (p. 142). Plus fréquente encore est la situation des détenus informés de la mort d’un proche, et quelques détenus interviewés relatent la terrible annonce de la mort de leur proche, qui constitue un sujet d’angoisse pour les longues peines.
Le chapitre suivant traite de la sexualité et surtout du droit des détenus à une sexualité, des frustrations sexuelles, de la masturbation, de l’homosexualité et la sexualité au parloir. Avec justesse, Gwénola Ricordeau note la variabilité des situations pour ce qui concerne la surveillance des parloirs : « Nonobstant son interdiction, la sexualité entre les détenus et leur compagne dépend surtout du rapport de force entre les détenus, les surveillants et la direction. » (p. 158)
Le dernier chapitre traite de « La liberté devant soi », de la coexistence pour le détenu de la crainte de ne plus sortir et de celle de sortir et pour les femmes de la crainte que leur compagnon soit différent dehors qu’il n’était dedans. Il décrit de façon générale le long chemin vers la sortie, la question de la réinsertion, des permissions et des premiers moments dehors. Il manque ici au lecteur des expériences relatées par les proches interviewés du retour à la maison des personnes libérées ou par les ex-détenus des manières de retrouver sa place alors qu’ils ont été absents.
Les limites d’une approche entre expérience personnelle et rapport savant à l’objet
Ce livre est le résultat de cette tension permanente entre expérience personnelle et rapport savant à l’objet. Gwénola Ricordeau justifie, dans sa conclusion, sa position de « prendre le parti » du délinquant et du détenu. Son point de vue au seuil de la prison est original même si on peut regretter que sa démonstration perde de sa force du fait d’une posture dénonciatrice parfois exacerbée. La mobilisation d’extraits d’entretiens nombreux en fait un récit dense d’histoires singulières et de souffrances. Ces extraits sont cependant souvent trop courts et les caractéristiques des interviewés sont peu détaillées [7]. La dimension sociale, pourtant centrale pour les liens familiaux, semble négligée tout comme les faits reprochés au détenu alors que ces éléments peuvent contribuer au maintien ou non des liens familiaux. Le choix de présenter ensemble les conditions des détenus et des proches vise à refuser la distinction habituelle entre ceux qui subissent la prison et ceux qui en sont à l’origine par leurs actes. Ce choix ne permet pas de distinguer les souffrances spécifiques des uns et des autres et de souligner les efforts particuliers des familles pour soutenir leur proche incarcéré.