Concentrant l’histoire de la migration dans l’espace de cinq immeubles à Saint-Denis, F. Langrognet fait parler des archives inattendues qui en disent long sur la coexistence d’étrangers multiples et variés, unis par la précarité et l’incertitude.
Concentrant l’histoire de la migration dans l’espace de cinq immeubles à Saint-Denis, F. Langrognet fait parler des archives inattendues qui en disent long sur la coexistence d’étrangers multiples et variés, unis par la précarité et l’incertitude.
Parce qu’ils sont instables, parce qu’il faut en changer souvent en évitant les chausse-trapes, les lieux d’habitation des exilés sont des espaces de tâtonnement et de crainte, de croisements et de ligne de fuite avec un horizon lointain que Perec formulait ainsi : « comment ferais-je moi qui n’ai pas d’Histoire pour avoir un jour une maison ? ». Le livre de Fabrice Langrognet prend au sérieux ce songe empreint d’un profond doute sur ce qu’il en adviendra. Prendre une adresse à Saint-Denis – 96-102, avenue de Paris—, et ses habitants en enfilade – entre 1882 et 1932-, pour saisir par quel détour ils sont arrivés dans cette rue-là, pour combien de temps, et après combien d’allers-retours, relever les multiples points d’origine de ces migrants provinciaux, internationaux et coloniaux, qui y éliront domicile, relever comment ils agissent dans cette fournaise d’usine : tel est le choix de l’auteur.
Éclairons ce choix épistémologique. Au lieu de partir d’un métier, d’une industrie, d’une corporation, d’un syndicat, d’une vague politique protestataire pour restituer la scansion de différentes vagues migratoires, le choix d’un immeuble déplace l’échelle et le point de vue. Ce que l’on voit par sa fenêtre, ce que l’on mange, les relations aux voisins de palier, le jeu des enfants, les cahiers scolaires, le prix des loyers ancrent autrement les questions de classe, de culture et d’origine dans le temps et dans l’espace. L’entrelacement dans un même récit d’éléments inscrits dans plusieurs échelles temporelles – dont la mémoire recueillie auprès de 76 descendants des locataires - offre une focale d’observation serrée, une inventivité narrative, un autre plan d’attention à la production des catégories sociales. De sorte qu’en marchant sur ce sol, trois notions clés articulent l’avancée narrative : la variabilité, l’intersectionnalité et l’agentivité. Autrement dit, les fluctuations temporelles et spatiales ; les systèmes de différenciation – origine, genre, race, classe, religion, âge…- ; les marges de manœuvre des individus qui ont des effets combinés et qu’on ne peut pas comprendre en les étudiant isolément.
Formulons le pari autrement. En suivant les habitants descendre les escaliers dix fois par jour, partager les mêmes toilettes de la cour et les mêmes bars de la rue, on distingue mieux comment les catégories fonctionnent, les manières de s’identifier, de se différencier, de s’opposer et de se reconnaître, et d’agir en conséquence.
L’ouvrage campe les immeubles, la composition démographique, les flux des migrations qui y habitent successivement, le fonctionnement des attaches et des départs. Une seconde partie suit les affinités électives, les solidarités concrètes, les antagonismes sur des différentiations multiples, les relations aux institutions publiques qui rebattent les cartes identificatoires, en temps de paix comme en temps de guerre.
Après le livre et le film documentaire de Ruth Zylberman sur le 209 de la rue Saint-Maur à Paris (Seuil,2020) et celui de Alaa al-Aswany sur l’immeuble Yacoubian, au Caire (ed. Merit, 2002, et Actes Sud 2006), l’ouverture perecquienne s’actualise à l’entrée des numéros 96-102, avenue de Paris, à Saint-Denis, dans les courants d’air d’engrais, d’acide et de suif des usines chimiques de La Plaine.
C’est par un immeuble situé de l’autre côté des fortifications de Paris que notre historien passe pour construire une micro histoire des migrations entre les années 1882 et 1932. Par ces trois porches, il rejoint l’enfilade des courées pour nouer et raconter ensemble de brèves histoires. Celle du marchand de charbon, de la mercerie et de l’épicier. Celle de ses habitants, ses locataires et ses occupants précaires de différentes nationalités qui se mêlent à des événements communs racontés dans les trois bistrots se tenant la main sur 50 mètres de trottoir (pas moins de 466 bars recensés en 1914 dans la Plaine Saint-Denis). C’est par un tableau des appartements et des courées, des transformations des baraquements installées en secours, que nous sommes invités à voir quelques portraits de travailleuses et travailleurs des industries de La Plaine qui se refilent les tuyaux pour sous-louer et faire embaucher les enfants venus d’Italie, d’Espagne ou d’Alsace Lorraine.
À la Belle Époque, le Saint-Denis industriel constituait un haut lieu d’attraction pour les nouveaux migrants invités par les anciens, l’emploi clé en main, le logement dans l’autre, à rejoindre les innombrables estaminets pour faire tourner le marché noir de l’information, les restes de viande disponible sur les quais du canal (les ossements sont transformés en graisse à savon). Espace attractif pour les uns, repoussoir pour les Parisiens pour lesquels les abattoirs de la Villette, avec les fortifs, constituaient une frontière infranchissable. Les odeurs annonçaient la banlieue rouge, les bleus de travail les ateliers-dortoirs, les émanations de gaz le danger. La menace de se faire détrousser par ces hommes du Hainaut, du Piémont ou de Vieille Castille incitait les voyageurs à descendre du tramway à la Porte de La Chapelle sans mot dire.
Que ce soit la place du crieur de rue de la Verrerie Legras qui, vers minuit, appelle les équipes de nuit à vite s’agiter pour venir au boulot ; la famille d’Edmond, Bernardo et le père de Lucie qui s’y emploient avec pour objectif de faire construire une solide baraque dans la cour arrière ; les parents d’Ernest qui prendront un petit commerce en attendant de prendre la gérance de l’hôtel-restaurant à la porte d’entrée de l’immeuble ; les animateurs des jeux d’argent en fin de journée autour de la table de billard à l’arrière-salle ; les sous-loueurs de chambres de 6 m2, ou ces appartements de deux chambres d’environ 20 m2 pour 4 personnes, et qui n’ont de cesse d’agripper les nouveaux migrants sans toit. Le sens de l’occasion multiplie les dynamiques d’échange. Les lignées familiales s’infusent par d’autres affaires.
Avec une grande habilité, Fabrice Langrognet s’attache aux cinq immeubles (de 5 étages chacun) et aux courées du 96-102, avenue de Paris [1], observe les rapports concrets des habitants aux administrations de la ville de Saint Denis, la police, les syndicats, l’école, le patronage de l’église, les entreprises. Car chacune de ces administrations possède ses archives que l’historien dépouille avec l’aide d’une large équipe. À chaque fois que les immeubles chevillés du 96-98-100-102 apparaissent dans un document, l’instant enregistré sera donné au lecteur, comme un événement pétrifié quelle que soit sa taille, sa force ou sa ténuité.
Les demandes de la naturalisation ? En les passant au peigne fin, l’auteur découvre près de trois cents demandes à cette adresse, plus souvent des hommes, avec une hausse d’Alsaciens et de Lorrains autour de 1890 qui cherchent à recouvrer la nationalité française ; puis en 1930 des Italiens et des Espagnols qui comprennent vite les stratégies procédurales pour « se fixer définitivement » dans La Plaine. Les identifications sont multiples et chacun doit louvoyer pour « faire sa place », les « nous » se démultiplient à chaque élargissement des sociabilités.
La profonde unité de l’ouvrage tient à la façon d’enquêter sur le mélange de ces vies minuscules, les sociabilités et les cohabitations batailleuses pour survivre au milieu des fumées du chauffage à bois, des émanations de la verrerie qui ne quittent jamais le sol. La méthode – laborieuse et appliquée- est très efficace. Car au-delà de la démarche pérecquienne, Fabrice Langrognet s’engage dans une pratique de l’archive qui consiste à aller voir dans les fonds délaissés, ces annotations si modestes comme celles de l’Hygiène publique et de la justice de paix, les cadastres et les recensements, les successions et les minutes notariales, les répertoires analytiques des commissariats de police, les dossiers de naturalisation et les sociétés de bienfaisance, les archives paroissiales pour les baptêmes, les archives scolaires et les bulletins municipaux. Pourquoi ouvrir ces archives de peu ? Parce qu’elles dessinent des ombres, des toiles de fond, des silhouettes aux événements et combien de revirements de parcours. Mille affaires s’y dressent qui font tanguer les barques. Des incidents qui en disent plus long que ce qu’ils disent.
Ils éclairent en sous-texte les modes de débrouillardise, leurs conséquences sur l’occupation de l’espace des immeubles, les rythmes de vie, le rapport à la santé et à l’hôpital, des façons de vivre au féminin et au masculin, des façons de remplir le placard – premier rempart indispensable lors de pénurie-, des surveillances qu’exerçaient les habitants les uns envers les autres (et quelle que soit leur nationalité). Que les bains-douches soient rénovés, et le temps des femmes sera prolongé d’un second jour d’ouverture ; que chez Legras, le Verrier verse la quinzaine au guichet de la caisse, et aussitôt les ouvriers se dirigeront vers « la caisse d’épargne », entendez le marchand de vin pour commander quelques réserves ; que Louise Versigny, propriétaire de plusieurs immeubles, réclame une dette de « son loyer », et des discussions à plusieurs familles s’engageaient pour combiner des versements fractionnés à n’en plus finir ; qu’au numéro 100, seuls trois cabinets d’aisances soient disponibles pour cinquante familles, et c’est l’assurance de conflits sans fin. D’ailleurs la Louise Versigny se fera remarquer par sa pugnacité à poursuivre « ses mauvais payeurs » auprès de la justice de paix : pas moins de 55 fois de suite. C’est dire que les relations de dette l’emportent sur toute autre considération et rebattent les cartes des alliances et des sentiments d’appartenance.
L’objectif de Fabrice Langrognet est parfaitement atteint : « l’espace » est premier pour écrire une histoire des migrations. Car le socle spatial défait le caractère construit des assignations identitaires et des nationalités, met en avant les échanges, inscrit l’individu dans la circulation des biens matériels et symboliques, dans l’affrontement entre la force interne des immeubles, dominée par les rapports sociaux entre les habitants (dons, dettes et contre-dons), et une force externe, dominée par le rapport aux propriétaires, aux patrons et aux chefs (avec le problème central du paiement ou, plus souvent, du non-paiement du loyer). Une lecture spatiale délace l’a priori identitaire. L’espace déclenche, l’espace provoque, l’espace entraîne vers des multiplicités.
Multiplions les prises sur ces archives souterraines, les traces inattendues d’une dense réalité prévient l’auteur. Pour échapper à la passion de la nationalité, observons les mille bricolages, ces zones opaques qui ouvrent la voie à des « contextes horizontaux », selon la suggestion de Carlo Ginzburg.
Prenons les 466 bars dans la plaine Saint Denis. Une première lecture – paresseuse – nous dirait que ces commerces marchent bien, nous donnerait des chiffres d’affaires, le roulement des approvisionnements et le taux de l’impôt. Le bar a pourtant un autre visage. C’est une institution dans le sens où il est le siège d’associations, que ce soit les cyclistes ou les boulistes, le club de boxe ou tout simplement comme le lieu de dépôt de la quinzaine (salaire) du mari. Le bar comme institution est à hauteur de l’église et de l’école, le troisième espace où se réunir, s’organiser, autant pour les femmes que pour les enfants (sauf les jeunes filles), à trois pas des bains douches où l’on surveille la file d’attente, à six pieds du bureau de poste pour envoyer de l’argent au pays. Ici, point de distribution des bars par nationalité, tout au contraire, la distribution se fait entre « ceux du Gaz » et « ceux des Boyaux », « ceux des Armes » et « ceux de la Boxe ». Les identifications nationales ou ethniques sont brouillées par d’autres appartenances, notamment le Grand intégrateur que représentent l’usine, le travail et l’emploi.
Aussi, l’enchevêtrement des rôles, des places et des occasions économiques bouscule ce gros mot de migration. Le chapitre consacré à Luigi Pirolli (1886-1953) le dit fort. Au cœur du Mezzogiorno italien, ses parents ont déjà une culture migratoire. Comme des milliers d’enfants, il migre à quinze ans vers la Plaine. Il fera plusieurs allers-retours et ses diverses oscillations et identifications le mèneront dans de nombreuses aventures dans lesquelles la différenciation sociale et culturelle se démultipliera en gommant sa nationalité. Plus Luigi circule, plus ses cercles d’amitiés s’élargissent, plus l’agentivité – ses marges de manœuvres – s’accroche à de nouveaux rôles sociaux. On comprend dès lors que la question première n’est pas de suivre une cohorte d’Italiens, une bande d’Espagnols ou un réseau de Franche-Comté, mais de partir d’un écosystème où la place de chaque individu est à établir, voire à inventer dans des configurations spatiales multiples. Pour ne pas se confiner à une communauté d’appartenance artificiellement isolée – à toi les Polonais, à moi les réfugiés afghans – sont ouverts des niveaux d’analyse plantés dans une rue, des cheminements concrets, des rôles multiples identifiables, des enregistrements inattendus, des cooptations extra-familiales faisant tourner l’économie des échanges.
Cette grande plongée à partir du 96-102, avenue de Paris nous entraîne au plus près dans les flux, les échanges, et la circulation des femmes et des hommes happés par la machine ; leurs déménagements dans un autre quartier de Saint Denis ou d’Aubervilliers ; un aller-retour au pays et une autre destination en France. Elle montre combien les affinités au travail, les échanges de dettes dans le logement, la vie associative et les solidarités sont plus opérantes qu’une ethnicité supposée souveraine. Ce qu’établit Langrognet, c’est que « l’archive de peu » récuse et bouscule les cadres de l’ordonnancement, de l’assignation identitaire, de la juridiction et du classement.
Coexister dans un espace, c’est faire face à l’hostilité, au conflit, à la violence mais aussi à de nouvelles opportunités urbaines, des occasions de se lier autrement. Elle constitue simultanément une passionnante approche des migrations au travail qui tissent des sociabilités enfouies dans les mémoires et qui ouvrent à d’autres horizons. Il faut remercier Fabrice Langrognet d’avoir redonné vie à ces débris d’archives, avec le savoir-faire du limier, afin de se défaire des visions univoques. En partant des configurations spatiales, l’a priori dominant de la communauté d’appartenance s’effiloche et laisse place à des niveaux d’analyse plantés dans une rue, des cheminements concrets, des rôles multiples identifiables, des enregistrements inattendus, une tout autre économie des échanges.
Carlo Ginzburg le notait déjà en 1980 dans Le fromage et les vers : « La rareté des témoignages sur les comportements et les attitudes, dans le passé, des classes subalternes constitue le premier obstacle – mais non le seul – auquel se heurte l’historien ». Cette fois l’obstacle est levé en fouillant les archives dont les fragments, leur apparente inertie et leur opacité, font reculer nombre de chercheurs. Or la micro-histoire vise à libérer l’envers de l’événement bavard, soit les bruits d’en bas, les fissures du sol tels qu’ils sont perçus. Elle permet cette mise à distance du piège identitaire qui est l’occasion d’exercer une autre lecture de ce que font les gens de ce qu’on fait d’eux.
par , le 13 septembre 2023
Jean-François Laé, « Par le carreau dépoli d’une chambre meublée », La Vie des idées , 13 septembre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Fabrice-Langrognet-Voisins-de-passage-5848
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[1] Pour les curieux des lieux, il faut se rendre au Campus Condorcet, à la descente du métro Front Populaire, prendre la rue Proudhon sur 400 mètres, en direction de l’autoroute A1, sur l’ouest, et vous tombez pile à la hauteur de ces immeubles. Bien sûr, faut imaginer qu’il n’y avait ni périphérique ni autoroute, aucun creusement ni aménagement.