Né en 1939, Carlo Ginzburg a enseigné à Bologne, à Los Angeles (UCLA) et à l’École normale supérieure de Pise. Parmi ses livres, traduits dans de nombreuses langues, on peut citer Le Fromage et les Vers (trad. française, 1980), Les Batailles nocturnes (1980), Le Sabbat des sorcières (1992), Rapports de force (2003), Le Fil et les Traces (2010) et Peur révérence terreur. Quatre essais d’iconographie politique (2013).
Prise de vue et montage : Ariel Suhamy
Transcription de l’entretien
La Vie des Idées : La micro-histoire (ou microstoria) est née en Italie dans les années 1970. À l’origine, elle avait pour ancrage la période moderne et pour thèmes de prédilection le village, les procès en sorcellerie ou l’Inquisition. Par la suite, elle a connu un développement énorme et elle embrasse aujourd’hui toutes les périodes historiques, tous les thèmes, jusqu’à rencontrer l’anthropologie (je pense à la « description dense » de Clifford Geertz). Pouvez-vous revenir sur le macro-succès de la micro-histoire ?
Carlo Ginzburg : Un malentendu possible et assez répandu consiste à croire que la micro-histoire porte sur des personnages marginaux, des événements mineurs, etc. En fait, le préfixe « micro » indique l’aspect analytique. La micro-histoire permet de travailler sur n’importe quoi et n’importe qui, y compris un peintre célèbre comme Piero della Francesca, qui a été l’objet d’un de mes livres, un des premiers de la série « Microstorie » dirigée par Giovanni Levi et moi-même. L’extension que vous indiquez ne trahit donc pas les ambitions du projet.
Mon livre Le Fromage et les Vers (1976), qui a parfois été considéré comme typique de la microstoria, a été écrit avant la théorisation de celle-ci. La théorie est venue après-coup, comme c’est souvent le cas. Dans le succès de la micro-histoire, un élément compte, que j’appellerais « géopolitique ». Aujourd’hui, il y a tout un réseau d’historiens qui se rattachent à la micro-histoire et qui est, je crois, dirigé par un historien islandais et un historien hongrois. Des pays prétendument « marginaux », par rapport à la grande Histoire, peuvent s’emparer de la micro-histoire en tant que projet où le côté analytique prévaut.
Dans ce contexte, je pense au mot de Malinowski, le grand anthropologue, qui disait : « Ce n’est pas la tribu qui compte, mais les questions qu’on pose à la tribu, à sa culture, etc. » Il en résulte des implications théoriques. Au début de la micro-histoire, son côté analytique a jeté le fondement de nouvelles généralisations. Cela, à mon avis, est au cœur du projet. En ce sens, ce regard analytique peut être appliqué soit à un personnage célèbre, soit à un village inconnu.
La Vie des Idées : Menocchio, le « héros » du Fromage et les Vers, était un meunier frioulan du XVIe siècle brûlé par l’Inquisition. Depuis, il a eu des petits frères et des petites sœurs : Louis-François Pinagot, un pauvre sabotier analphabète du XIXe siècle étudié par Alain Corbin, ou Marion Samuel, une fillette juive allemande assassinée à Auschwitz en 1943, dont la courte vie a été retracée par Götz Aly. Comment se porte Menocchio ?
Carlo Ginzburg : Je me suis moi-même posé la question : pourquoi un tel retentissement pour cet ouvrage ? À mon avis, la réponse est liée au personnage lui-même, qui est quelqu’un de tout à fait extraordinaire. D’autre part, il y a deux sujets, deux problèmes qui sont au cœur du rapport entre Menocchio et la société où il vivait, et qui sont aussi au cœur de mon travail. Le premier : le défi aux autorités, qu’elles soient politiques ou religieuses. Menocchio disait : « Je veux parler de tout cela avec le pape, avec l’empereur ! » Il a pu en parler avec les Inquisiteurs, ce qui l’a conduit à la mort, mais il y avait de sa part une impulsion de défi à l’égard du pouvoir.
Deuxième sujet : les rapports – disons les croisements – entre culture écrite et culture orale. C’est un problème qui traverse aujourd’hui de multiples sociétés. Il y a des sociétés entières qui approchent l’écrit à travers des cultures orales et qui sont très riches et très vivantes. Je pense que la lecture qu’on a faite de ce livre, traduit dans plus de vingt langues, est liée à cela, au fait que, même s’il s’agit d’une histoire qui porte sur un personnage spécifique (j’ai essayé de retrouver les livres qu’il lisait et la façon dont il les lisait), il y a un aspect érudit qui, à mon avis, est indispensable. L’érudition, ce n’est pas un but en soi, mais c’est un instrument indispensable, justement parce qu’elle se rattache à un projet analytique.
Enfin, il y a la généralisation. À partir d’un cas comme celui de Menocchio, j’ai essayé de poser des questions beaucoup plus larges. Lorsque le livre a été écrit, en 1976, il y avait aussi, dans l’introduction, le souci de justifier mon approche, souci qui maintenant peut paraître superflu, mais il y avait tout de même ce côté « combat ». Il n’était pas évident d’écrire un livre comme celui-là dans les années 1970. Cette introduction historiographico-théorique est importante, j’y tiens.
La Vie des idées : Revenons sur la polémique du « linguistic turn ». Dans les années 1970-1980, les postmodernistes et panfictionnalistes assimilaient l’histoire à une simple construction verbale parée des emblèmes de l’autorité. Ce « tournant rhétorique » ou « néo-sceptique », selon votre formulation, a été combattu par de nombreux historiens, Arnaldo Momigliano dès 1981, puis vous-même, Krzysztof Pomian et Roger Chartier. Tous ont fait valoir que l’historien a pour mission de rechercher le vrai, qu’il se soumet au réel et que son savoir est vérifiable, attesté par des éléments de preuve qui lui sont extérieurs. En 1992, dans le volume collectif Probing the Limits of Representation, vous vous êtes montré sévère vis-à-vis de Hayden White, un des promoteurs du linguistic turn, dont vous montrez les accointances avec le fascisme. Vingt-cinq ans plus tard, quelles leçons tirez-vous de cette guerre intellectuelle ?
Carlo Ginzburg : Comme toujours, il faut tracer une distinction très nette entre les questions et les réponses. Je veux dire que les réponses qu’avaient données ceux qui se rattachaient au « linguistic turn » n’étaient pas très intéressantes. Il y avait un côté monotone et, pourtant, les questions étaient bel et bien là. Ces questions demeurent.
Elles se rattachent aux sources, au sens le plus large du mot, evidence en anglais, et à la relation que toute source entretient avec la société où elle a été produite. Je ne pense pas seulement aux textes, mais aussi aux images, aux objets, aux traces involontaires. Cette relation pose un problème, alors que ceux qu’on appelle les « positivistes naïfs » l’ont regardée comme étant évidente – ce qui n’est pas le cas. L’offensive néo-sceptique a posé un problème, mais en donnant, à mon avis, des réponses peu intéressantes, fausses, et même (on touche à l’aspect le plus délicat du problème) des réponses qui avaient des implications politiques, morales et intellectuelles troublantes. Ma discussion avec Hayden White a porté sur cela.
Dans un essai, Hayden White avait écrit qu’il regardait les écrits négationnistes (ceux qui nient la réalité de la Shoah) comme affreux d’un point de vue politique et moral, mais il disait très franchement qu’il n’était pas capable de les repousser, de montrer qu’il s’agissait de faussetés ou de mensonges, parce que cela aurait détruit ses propres présupposés théoriques. J’ai trouvé cela énorme et j’ai essayé de montrer qu’on pouvait très bien démontrer qu’il s’agissait de faussetés et que, en même temps, cela impliquait une attitude subtile à l’égard des sources. Nous savons très bien, après Marc Bloch et Georges Lefebvre, que de faux bruits, de fausses nouvelles, des rumeurs peuvent engendrer une grande histoire, mais il faut savoir lire les sources, et il faut aller au-delà du positivisme naïf.
Vous avez l’air de penser que la bataille a été gagnée, mais je ne sais pas si ce sont les historiens qui en sont sortis vainqueurs. Prenons l’exemple du 11 Septembre. Je me rappelle que j’ai eu une conversation à Paris avec les responsables de Vacarme, le 11 septembre 2001, ce jour-là même. Il y avait des coups de fil en permanence, et nous continuions à parler. C’était bizarre, parce qu’on parlait des rapports entre littérature et histoire, réalité et fiction, au même moment où… Mais je pense que tout cela, même au sein des campus nord-américains, a imposé une réalité incontournable. Il y a eu aussi – je crois que c’est Lynn Hunt qui a souligné cela – une génération nouvelle, qui s’est opposée à ces vieilles lunes et a ouvert d’autres voies. Mais, comme je le disais, la question des sources demeure.
La Vie des Idées : Vous avez donné, en mai 2015, une série de conférences au Collège de France intitulée « La longue durée à la loupe ». Dans ce titre, vous faites allusion à l’une des temporalités distinguée par Fernand Braudel, que vous semblez coupler avec vos propres travaux micro-historiques. Avec sa « longue durée », l’historien tient de l’OVNI (ou du résistant) dans un monde emporté par l’instantanéité, l’événement perpétuel. Il n’est pas facile, pour un chercheur, de faire face à l’immédiateté du présent.
Carlo Ginzburg : Je suis parti de Braudel, évidemment. J’ai essayé de replacer la notion de « longue durée » dans son contexte, et j’ai essayé de montrer qu’il y a un modèle à mon avis plus efficace, qui se rattache à Marc Bloch. Cela dit, les historiens ont toujours travaillé dans des perspectives où il y avait aussi l’événement. Thucydide a été impliqué dans les événements de façon directe ; il ne se plaçait pas dans une perspective de longue durée, à l’exception d’une section de son œuvre rattachée à la notion d’archéologie. C’est important, au sens où, dans le même ouvrage, plusieurs temporalités peuvent coexister.
Le temps court de la politique a toujours existé, mais il est vrai que, maintenant, il y a des médias (je pense à Internet) qui façonnent notre existence et nous permettent de saisir les événements dans la seconde. D’un autre côté, ils nous permettent aussi d’entrer en rapport avec des informations accumulées sur un temps long. La longue durée elle-même peut être saisie en une seconde. Cela implique que le présent est toujours – je cite saint Augustin – la dimension à travers laquelle nous nous rattachons au passé et au futur. Ce n’est pas nouveau, même si les médias et Internet ont donné une dimension existentielle nouvelle à ce présent. Mais le présent a été toujours là : saint Augustin est un ancêtre, mais c’est aussi un contemporain. Il s’agit d’un saint Augustin qui utilise Internet, ce qui n’est pas si paradoxal, au fond !
On perçoit toujours le passé, et même les ombres du futur, à travers le présent. Mais on doit reconnaître que la présence de l’instant est devenue obsédante. Il s’agit d’une porte vers quelque chose d’autre, et je dirais que la longue durée est plus présente que jamais.
La Vie des idées : Vous avez déclaré, dans ce même entretien à Vacarme : « Notre conception de l’histoire a une origine sanglante ». De fait, vous êtes le fils d’un militant antifasciste mort dans une prison nazie. Si l’on remonte le temps, on constate que Hérodote et Thucydide s’intéressaient aux « guerres mondiales » de leur siècle ; Polybe, à l’avènement de Rome ; Chateaubriand, Guizot et Michelet, à la Révolution ; Furet, à l’essor du communisme ; Friedländer, à la destruction des Juifs d’Europe. À certains égards, on fait de l’histoire pour répondre aux grands événements de sa vie.
Carlo Ginzburg : Oui, ce côté autobiographique existe toujours. En ce sens, je suis d’accord avec vous. Dans ses réflexions méthodologiques publiées à titre posthume, Marc Bloch posait le problème des générations. Il y a un élément de continuité dans la succession des êtres humains, mais, d’un autre côté, la « génération » signifie autre chose, car c’est une notion qui se rattache à des événements qui brisent le continu.
Pour moi, l’événement a été la Deuxième Guerre mondiale, et pas seulement parce que mon père est mort en tant que résistant. J’ai gardé des souvenirs très profonds qui ont constitué mon identité, le fait que – je l’ai rappelé une fois – on m’avait dit de cacher mon nom. Et alors, à ce moment-là, je suis devenu juif. Je le dis de façon rétrospective, mais, pour moi, c’est vrai. « Tu ne t’appelles pas Ginzburg, mais Tanzi » (c’était le nom de ma grand-mère maternelle, le seul membre de la famille qui ne fût pas juif). Ce sont des choses qui travaillent, même si c’est de façon indirecte.
L’autobiographie est tout à fait centrale, mais elle est surtout importante lorsqu’il y a transposition. J’ai pris conscience de cette composante autobiographique, qui agissait derrière mes travaux sur les sorcières ou sur Menocchio, non d’une façon directe, mais parce que quelqu’un m’a fait la remarque : « Alors, un Juif comme toi… » Et j’ai pensé : « Oui, c’est évident, mais pourquoi n’ai-je jamais pensé à ça ? » Dans une perspective post-freudienne, on dirait que, pour agir, l’inconscient a besoin de n’être pas conscient, c’est-à-dire de repousser du regard clair et conscient des éléments qui agissent en profondeur.
Au fond, lorsque j’ai engagé cette bataille pour la notion de vérité sans guillemets, il y avait, de façon explicite, l’idée qu’on ne pouvait pas souscrire à une attitude qui empêchait de dire que les négationnistes étaient des menteurs. Évidemment, il y avait un enjeu plus grand que le simple fait de dire que ces personnages sont des salauds. La question était beaucoup plus importante que cela : la notion même de vérité doit être sauvegardée. Il s’agit d’une vérité humaine, réfutable par définition et parfois réfutée, mais il faut la garder, parce que cela fait partie de nous. Ce n’est pas le « je », c’est l’espèce animale humaine qui parle dans ce contexte. La vérité est au cœur de notre rapport avec la réalité.
Propos recueillis par Ivan Jablonka
Retranscription : Ophélie Siméon