Recensé : Laurence Fontaine, L’Économie morale. Pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle, Paris, Gallimard, coll. « NRF essais », 437 p., 20 €.
En un temps où partout semble s’imposer un « économicisme » sommaire érigé en dogme, quand la soumission à de supposées « lois » de l’économie tient trop souvent lieu de politique, la somme que Laurence Fontaine consacre à l’économie préindustrielle constitue une mise en perspective historique éminemment utile.
Mieux que son titre, c’est le sous-titre qui indique l’objet et l’ambition du livre : à travers les pratiques concrètes, éclairer le fonctionnement ordinaire des économies d’Ancien Régime, avant les bouleversements de la révolution industrielle et du libéralisme triomphant. Au point de départ, la pauvreté, et le besoin impérieux pour les pauvres de recourir au crédit pour survivre. Mais le crédit irrigue en fait la société tout entière, constituant des séries d’obligations réciproques en cascade. « Amitié », réputation, confiance : le crédit personnel présuppose et noue tout cela à la fois.
Finement construite et présentée (avec un résumé liminaire du contenu de chaque chapitre, à la façon de certains romans du XVIIIe siècle), l’analyse se situe au plus près des acteurs et de leurs pratiques, décrites de façon très vivante, grâce à une connaissance intime des sources. Le livre est à la fois une histoire du quotidien et une réflexion sur les cadres théoriques qui structurent ce quotidien : manières de vivre et façons de penser sont considérées ensemble et dans leurs interactions, tiraillées qu’elles sont entre deux grands paradigmes rivaux, une économie politique aristocratique dominante, et une nouvelle économie marchande et capitaliste montante. L’auteure peut ainsi « restituer les multiples tensions qui traversent les sociétés : au niveau collectif, entre des sociétés d’ordre et de statut et le développement parallèle de rationalités économiques ; au niveau individuel, entre les exigences contradictoires des diverses appartenances des individus, leurs aspirations et la réalité éprouvée de leur expérience ordinaire » (p. 14). Cette intrication de l’économique et du social souligne le poids des codes moraux et religieux, des interdits théologiques et des valeurs sociopolitiques dans les pratiques de l’échange : on peut parler d’une économie gouvernée par la morale, pour reprendre les termes qui donnent son titre au livre.
Pauvreté et capabilité
Le regard porté sur les pauvres est toujours exposé au double danger du cynisme (on se souvient de tel ministre invitant les chômeurs à faire preuve d’initiative en créant leur propre entreprise…) ou du paternalisme teinté de condescendance. Robert Castel, dans un ouvrage majeur sur les Métamorphoses de la question sociale (1995, rééd. Folio), a montré la prégnance du vieux schéma qui catégorise les pauvres en indigents méritants, invalides infortunés et donc dignes d’être secourus, d’un côté, et misérables valides, coupables d’oisiveté volontaire et donc indignes de toute pitié, de l’autre. Mais il n’existe pas de seuil fixe à la pauvreté, et dans la réalité, la ligne de flottaison est toujours fluctuante : la misère n’est pas un état sui generis mais l’aboutissement d’un long processus de déchéance et de désaffiliation, alimenté par la précarité du rapport au travail et par la fragilité de l’insertion sociale, qui sont le lot commun d’une part importante du peuple. Le vagabond est bien la figure-limite du prolétaire déraciné. En somme, « ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient touchés ».
Laurence Fontaine montre que, pour autant, face à la récurrence de la menace, les pauvres ne restent pas passifs et déploient des stratégies de survie très diverses. Elle restitue ainsi aux misérables et au petit peuple des villes et des campagnes, à toutes les catégories dominées de la société d’Ancien Régime, et parmi celles-ci aux femmes en particulier, cette capacité d’action autonome que la langue anglaise nomme « agency » : son étude des pratiques ordinaires du quotidien met au jour tout un monde souterrain de circulations informelles qui soulignent qu’en somme les pauvres aussi ont une économie ; qu’eux aussi calculent, échangent, négocient, entreprennent, quand bien même leurs « capabilités » se trouvent contraintes [1].
On retrouve ici l’inspiration profonde d’Amartya Sen et de sa réflexion sur les capabilités [2], mais aussi tous les apports récents de l’histoire de la consommation et de la culture matérielle, qui ont souligné l’importance jusque là sous-estimée des circulations économiques informelles, des circuits du recyclage et de la revente, des marchés de l’occasion. Le livre porte ainsi la marque de fabrique de son auteure, qui a joué un grand rôle dans la mise au jour historiographique de ces phénomènes plus ou moins souterrains ou informels qui fondent l’économie du quotidien et construisent la circulation des « choses banales », comme l’a montré Daniel Roche [3]. L’analyse des réseaux du colportage dans l’Europe moderne a révélé l’ampleur des chaînes commerciales qui diffusent dans les campagnes mouchoirs, rubans et dentelles, boutons, lunettes, tabatières et petits bijoux [4]. L’importance de ces micro-circulations conduit à récuser une dichotomie par trop simpliste qui cloisonnait monde de l’autoconsommation et univers marchand. En réalité, nous découvrons des sociétés préindustrielles, non seulement urbaines mais aussi rurales, insérées dans les circuits d’échanges marchands bien plus profondément et plus précocement qu’on ne le pensait [5].
Logiques de la dette
Pareil commerce ne serait pas possible sans un recours permanent au crédit : l’omniprésence des relations de crédit imprègne non seulement toute la vie économique, mais aussi toutes les relations interpersonnelles. Le crédit constitue un lien social fondamental, universel car pratiqué à toutes les échelles et à tous les échelons de la société. Laurence Fontaine évoque un « surendettement généralisé » (p. 50), véritable trait structurel des sociétés d’Ancien Régime. Le recours au crédit recouvre des pratiques multiples : engagements de travail, crédit à la consommation, maintien d’une relation de clientèle commerciale, entretien d’un réseau d’obligés. Il concerne bien sûr au premier chef les pauvres, aux revenus fluctuants et aléatoires : l’auteure souligne le rôle des prêteurs de rue, et de toute la foule des intermédiaires, courtiers ou « revendeuses à la toilette » qui font commerce des habits ; le prêt sur gage est certes condamné par les autorités mais il est omniprésent, répondant à un besoin pressant. On repère également une intense circulation des dettes actives, qui donne lieu à un véritable marché : elles circulent comme du papier-monnaie.
Dans la relation de crédit, les stratégies des acteurs sont multiples : épargne et placement pour les uns ; protection dérivée de la relation de dépendance pour les autres. Les logiques de la dette varient selon la position sociale des intéressés : elles ne sont pas les mêmes pour les paysans, riches ou pauvres, pour les gentilshommes, pour les marchands, urbains ou étrangers. Le crédit est consenti ou octroyé, imposé ou requis. Il met en évidence les cercles concentriques des prêteurs potentiels : la famille, les amis, les voisins, les élites locales, des prêteurs étrangers, le tout s’inscrivant dans un système de garanties inversement proportionnelles à la force des liens personnels qui relient débiteurs et créanciers. L’endettement peut être ainsi délibérément prolongé pour conserver ce lien symbolique d’obligation qui cimente la relation sociale. Le crédit n’a donc pas seulement un rôle économique, mais aussi social : des prêts peuvent être accordés tout en sachant qu’ils ont peu de chances d’être remboursés ; il s’agit simplement pour le prêteur d’élargir une clientèle d’obligés.
Qu’en est-il du côté des débiteurs ? Si l’endettement est un trait majoritaire, il n’est pas forcément un signe ou un facteur d’appauvrissement, car au-delà de la nécessité économique, il marque l’appartenance à des réseaux de solidarités horizontales ou verticales, et apparaît donc comme un élément protecteur. Laurence Fontaine souligne en effet le caractère synallagmatique de l’engagement, à l’encontre de la vision commune qui met en relief son caractère de dépendance unilatérale : la situation s’avère en fait assez ambivalente, car la dette instaure un ensemble de droits et de devoirs réciproques qui cimentent l’appartenance à la communauté (c’est très net dans le monde paysan), ou bien à la clientèle d’un plus puissant ; en contrepartie du lien de dépendance, le créancier s’engage à assurer la survie de son débiteur et de sa famille.
Derrière ces comportements, Laurence Fontaine repère l’influence de deux paradigmes structurants, deux économies politiques rivales. L’économie politique aristocratique apparaît comme une économie du don, fondée sur les valeurs de « l’amitié » seigneuriale et la logique de l’honneur : d’où la prodigalité, la magnificence affichée (songeons à l’héroïsation cornélienne analysée par Serge Doubrovsky) [6], mais aussi le clientélisme et le lien de dépendance cultivé. La stratégie du don vise à maintenir un réseau d’obligés. Cette économie de la fierté prodigue s’inscrit bien sûr dans une idéologie d’Ancien Régime fondée sur la hiérarchie des rangs et des statuts : la qualité des personnes passe donc avant la qualité des biens échangés. Le théâtre est l’un des terrains où l’on repère le plus nettement cette idéologie aristocratique : dans Timon d’Athènes (Shakespeare, 1623), un joaillier qui veut vendre un bijou à Timon déclare que c’est à lui d’en fixer le prix… en ajoutant que bien sûr la valeur des objets est proportionnelle à la qualité de celui qui les possède : « Croyez-moi, cher seigneur, le bijou renchérit d’être porté par vous ». Dérivée de cette même éthique aristocratique, la pratique très répandue qui consiste à ne pas se faire payer comptant apparaît comme une obligation sociale visant à marquer la confiance que l’on a dans son client.
À rebours, l’économie politique capitaliste ou marchande (ou tout simplement bourgeoise) est fondée sur le calcul pusillanime, le profit commercial, et l’impersonnalité supposée de l’échange. Une culture du marché, en somme, qui aurait peu à peu contaminé l’économie du don, avant de l’éclipser finalement comme paradigme dominant. Pour autant, le dernier chapitre, consacré à la confiance, rappelle que l’économie marchande n’est pas indifférente à la qualité des relations interpersonnelles, précisément parce que, dans des sociétés de l’incertitude, les effets de réputation et les liens sociaux continuent d’importer au plus haut point. On retrouve ici les analyses de réseaux sociaux, qui ont tant contribué à renouveler l’histoire sociale.
Réhabiliter le marché ?
Deux modèles donc, deux économies politiques concurrentes auraient rivalisé à l’époque préindustrielle. Mais pour Laurence Fontaine, « il n’y a pas eu une succession de modes de production ou d’économies politiques, mais bien plutôt une coexistence et une concurrence constante entre eux ; concurrence qui est également au cœur du monde contemporain » (p. 328). L’auteure prend ainsi fermement position contre la thèse du « désencastrement » de l’économie développée par Karl Polanyi dans La Grande Transformation, qui voit dans l’avènement du libéralisme le triomphe le principe du marché autorégulateur : c’est alors le marché qui détermine comment la société doit fonctionner, et non plus l’inverse, quand l’économie était encore « encastrée » dans les relations sociales. Livrée à la seule loi de l’offre et de la demande, la société est alors menée à l’autodestruction, ou abandonnée, par réaction, à la violence des dictatures (que Polanyi appelle « la grande transformation » du XXe siècle) [7]. Sans doute Polanyi a-t-il à la fois surestimé l’intrication des sociétés anciennes et, corrélativement, sous-estimé l’intrication du marché capitaliste : la « pure » loi de l’offre et la demande n’existe que dans l’imaginaire utopique ultralibéral du marché parfait. Du coup, le désencastrement est peut-être plus une question de degré que de principe.
Le livre de Laurence Fontaine apporte donc des pièces majeures à un nouvel examen de ces transformations et offre l’occasion d’une discussion renouvelée, au moment où les principaux articles de Polanyi sont réédités [8]. Ainsi, qu’on parle ou non de « désencastrement », il me semble qu’il s’opère bien un basculement progressif, entre le milieu du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle, quand le paradigme du marché devient l’axe central autour duquel se structure l’ordre social en Europe occidentale. Phénomène que l’idée d’une coexistence maintenue des deux paradigmes économiques conduit Laurence Fontaine à minorer quelque peu. Or, au cours du XVIIIe siècle, dans le sillage de Montesquieu puis des économistes libéraux, l’ancienne condamnation thomiste du commerce et des commerçants a cédé la place à l’éloge des bienfaits du doux commerce et de la liberté d’entreprendre. Albert Hirschman a montré comment l’économie politique libérale a fait alors naître une nouvelle combinaison des passions et des intérêts, liant vices privés et bonheur public [9]. Le paradigme aristocratique et sa prodigalité clientélaire n’ont plus alors gouverné que des poches sociales résiduelles. Et l’utopie libérale d’un Turgot voyait dans la libération du marché du travail de toute « entrave » corporative ou réglementaire le véritable remède à la pauvreté.
Inversement, ce processus de libéralisation ou de désencastrement tendanciel, qui se traduit par le recul des régulations sociopolitiques, par la déréglementation de la production et du commerce, a pu provoquer des réactions populaires telle celle qu’Edward P. Thompson a analysée sous le nom d’« économie morale de la foule » : face à la cherté des grains, la foule réquisitionne les stocks et exige la « taxation », c’est-à-dire la vente forcée à prix plafonné. On a parfois interprété cette attitude comme un refus absolu du principe de marché, ancré dans le schéma pluriséculaire d’une justice distributive. Je pense au contraire que l’économie morale de la foule ne procède pas d’un refus en soi du marché, mais plutôt du souci de faire prévaloir certaines formes d’encadrement de l’échange, sur fond de solidarités communautaires : la vente publique au vu de tous garantit contre l’accaparement spéculatif ; priorité doit être donnée aux consommateurs locaux sur les marchands extérieurs, dans l’esprit de la préservation d’une communauté faite de droits et de devoirs réciproques [10]. Cet exemple permet, me semble-t-il, d’illustrer une certaine forme d’encastrement du marché dans les relations sociales et de relire autrement les attitudes populaires face au changement d’échelle qu’introduit l’élargissement de la sphère de la commercialisation au XVIIIe siècle.
Dire tout cela, est-ce pour autant souscrire inévitablement à ce que le livre appelle « l’idéologie altermondialiste » et son anticapitalisme radical ? Pas nécessairement. Ainsi, Jean-Louis Laville, Alain Caillé et les animateurs du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales), courant pourtant bien distinct d’ATTAC, ont pu trouver fort injustes les critiques qui leur sont adressées dans la conclusion de l’ouvrage [11]. On conviendra avec Laurence Fontaine que l’article « Économie morale » du Dictionnaire de l’autre économie est particulièrement confus et réducteur [12]. Mais ne risque-t-on pas d’être tout autant réducteur en mettant dans le même sac, si j’ose dire, tous ceux qui tentent de réfléchir à partir de Karl Polanyi et d’Amartya Sen pour échapper au simplisme de l’équation « démocratie = marché » ? La question n’est pas tant de se prononcer pour ou contre le marché (si tant est que cela puisse avoir un sens) que de réfléchir aux modalités d’une véritable régulation du marché, qui puisse en contrôler les effets sociaux délétères.
Tel est bien, au fond, le souci qui anime cette enquête historique et la rend passionnante, notamment quand elle conduit à des comparaisons avec les tentatives actuelles de microcrédit : il s’agit bien d’interroger le fonctionnement du marché, « non pas le marché tel qu’il fonctionne actuellement dans son ambition d’être seul roi, mais un marché qui pourrait fonctionner au bénéfice de tous » (p. 321) : ce faisant, Laurence Fontaine retrouve ainsi l’ambition de Vincent de Gournay et des « libéraux égalitaires » du XVIIIe siècle [13].