Avant d’être une métaphore désignant un espace marginal et dangereux, le terme de « zone » a désigné une réalité géographique précise : une bande de terre encerclant Paris, dont l’histoire, pourtant édifiante, a été en partie oubliée.
Avant d’être une métaphore désignant un espace marginal et dangereux, le terme de « zone » a désigné une réalité géographique précise : une bande de terre encerclant Paris, dont l’histoire, pourtant édifiante, a été en partie oubliée.
Sociologue spécialiste de l’analyse culturelle des groupes marginalisés, et en particulier ceux labélisés comme déviants (skinheads, punks et toxicomanes), Jérôme Beauchez part dans ce livre à la recherche de l’origine du traitement social des marges qu’il localise dans la Zone. « La Zone » est d’abord un toponyme désignant une bande de terrain, anciennement agricole, de 250 mètres de large et de 33 kilomètres de long — soit une superficie de plus de 800 hectares — encerclant la ville de Paris de 1841 à 1973, originellement située à l’extérieur des fortifications érigées par Thiers. Il s’agit d’une métonymie ou abréviation de « zone non aedificandi » de servitude militaire qui interdit, conformément à la loi du 10 juillet 1791, la construction de bâtiments autour de fortifications dans le but de voir arriver les armées ennemies et d’empêcher toute tentative d’escalade des remparts.
« La Zone » est ensuite devenue une métaphore, déconnectée de ses coordonnées spatio-temporelles, qui sert à désigner des espaces synonymes de précarité, d’insalubrité et de criminalité. En effet, tout au long de son histoire, la frange la plus déclassée de la population (notamment des domestiques et des journaliers), connue sous le nom de « zoniers », avait trouvé refuge dans les terrains inoccupés de la Zone de Paris. Bien que ces chiffres soient probablement sous-estimés, un recensement de 1911 dénombre 25 000 habitants et 12 000 constructions incluant des cabanes en bois, des baraques en matériaux de récupération, des roulottes, mais aussi des petits pavillons, des fonds de commerce et même des bâtiments industriels (p. 165). Ainsi, c’est en référence à la Zone de Paris que nous trouvons aujourd’hui les expressions « c’est la zone », « zoner » ou « zonard » dans le langage courant.
Le livre de J. Beauchez constitue une forme d’enquête sur ce passage de la métonymie à la métaphore, de l’espace physique à l’espace symbolique, de la Zone comme réalité historique à la zone comme spatialité sociale [1]. La Zone de Paris a une longue histoire qui couvre presque 150 ans. Dès ses débuts, le projet de fortification de la capitale rencontre de fortes résistances, car il est considéré comme anachronique à une époque d’ouverture des villes et d’intensification des échanges. Pourtant il faut attendre 1919 pour que l’enceinte soit déclassée, lançant les premières expulsions de zoniers ; 1929 pour que la destruction des fortifications soit complète, conduisant à une seconde vague d’expulsion ; 1940 pour que le régime de Vichy récupère le dossier et accélère les expulsions ; 1956 pour que les travaux du boulevard périphérique achèvent le dépeuplement de la Zone.
Bien qu’il y ait une part de conjoncture (la guerre contre la Prusse, la Commune, la Première Guerre mondiale, la Grande Dépression, la reconstruction d’après-guerre), la lenteur du processus s’explique par les confrontations constantes entre les anciens propriétaires des terrains de la Zone (qui réclament des titres de propriété), les hauts fonctionnaires militaires (qui exigent des compensations financières) et les visions concurrentes des planificateurs urbains. En effet, depuis les critiques formulées au moment de la construction des fortifications en 1841 jusqu’à la fin des travaux du périphérique en 1973, la Zone de Paris a été un enjeu fondamental dans la lutte pour le contrôle du territoire et fut le laboratoire français de l’urbanisme moderne [2]. Il faut surtout voir que la Zone de Paris constituait une immense réserve de richesse foncière et les zoniers un vivier sous-exploité de main d’œuvre.
Il ne reste pourtant rien de cette longue histoire, la Zone ayant été complètement rasée. D’où cette référence historique oubliée qui s’efface derrière la métaphore et le peu d’études qui existent sur le sujet, à l’exception notable des travaux de Madeleine Leveau-Fernandez et de James Cannon [3]. La sociologie urbaine réduit souvent la Zone de Paris à l’histoire des banlieues avec lesquelles elle ne se confond pourtant pas, et c’est là en partie la démonstration de J. Beauchez. La question se pose évidemment de savoir comment en faire l’histoire sociale alors qu’« en dehors de regards fixés par tel portrait ou telle photographie, nous ne savons rien ou presque de la Zone de Paris telle que ses habitants l’ont vécue, éprouvée, aimée et sans doute haïe. En de rares occasions, un fragment de discours zonier a pu être attrapé au vol pour finir guillemeté dans quelque livre, rapport ou article » (p. 265). J. Beauchez assume donc de raconter « la Zone perçue par ses narrateurs et non pas vécue par ses acteurs » (p. 398), d’en rester aux histoires plutôt que d’en faire l’histoire.
L’auteur propose ainsi une méthode qu’il appelle « l’archéographie », s’appuyant essentiellement sur des archives textuelles, visuelles et sonores. Ces archives sont de deux ordres : d’une part, des documents savants et politiques qui émanent de juristes, médecins, urbanistes, réformateurs ; d’autre part, des documents culturels issus de la littérature, du journalisme, des arts visuels et de la chanson. On peut déjà voir dans le livre de J. Beauchez une importance contribution par la synthèse qu’il offre de la documentation existante sur la Zone de Paris. Il serait impossible de citer tous les noms convoqués par l’auteur, mais les plus connus restent probablement le peintre Jean-François Raffaëlli, le chansonnier Aristide Bruant, le sociologue Maurice Halbwachs, l’écrivain Jean Giraudoux, le photographe Eugène Atget, la portraitiste Dora Maar, le romancier Louis-Ferdinand Céline, le cinéaste George Lacombe, ou la chanteuse Fréhel. Alors qu’aujourd’hui la Zone de Paris a disparu derrière son mythe, elle est pourtant au cœur des débats sociaux de l’époque, comme en témoignent les articles qui lui sont consacrés dans le Petit journal, Marianne, La Croix, ou l’Humanité.
C’est assurément au sujet de la représentation que la question de l’origine rejoint celle du pouvoir, la bisémie ou double signification de l’archê renvoyant aussi bien au commencement qu’au commandement (p. 31). La Zone de Paris est le laboratoire où se développent les manières de gouverner spécifiques aux marges qui vont ensuite s’exporter ailleurs, dans d’autres contextes empiriques. En effet, J. Beauchez montre que les représentations de la Zone mettent à jour une « bifocalité des regards surplombants » (p. 378) qui se dédouble entre, d’un côté, une « domination hiérarchique » (une criminalisation teintée d’épouvante et de moralisme) et de l’autre, une « domination empathique » (un misérabilisme teinté de paternalisme et de condescendance) (p. 65). L’auteur renvoie dos à dos les conservateurs et les progressistes qui cherchent tout autant à encadrer la population zonière au service de leur cause, que ce soit celle du maintien de l’ordre bourgeois ou du ralliement à la révolution prolétarienne. La Zone de Paris « rassemble les tendances les plus opposées » dans un même élan de contrôle social aux intentions normalisatrices (p. 383).
C’est ce « processus de cadrage des situations marginales par différents opérateurs d’un récit qui orientent leur perception dans le sens d’un double diagnostic de délaissement et de déviance » (p. 398) que J. Beauchez appelle « la zonification » et que l’on retrouve en jeu dans le traitement des marges aujourd’hui « au-delà de ses premières implantations parisiennes au pied des anciennes fortifications » (p. 286). On passe alors de la Zone avec une majuscule (empirique) à la zone avec une minuscule (conceptuelle). Ainsi J. Beauchez consacre les derniers chapitres de son enquête à la culture underground des années 70s, aux punks, rockers, routards, bikers, squatters, comme autant d’expressions ultérieures de la Zone et de ses enjeux de pouvoir. Plus généralement, l’auteur s’inscrit dans la lignée des travaux de Louis Chevallier puis de Dominique Kalifa [4].
Au cours de son analyse, J. Beauchez inscrit de manière convaincante la question de la Zone de Paris dans celle du « lumpenprolétariat » reformulée plus tard sous le nom de « classe dangereuse ». Au-delà de la criminalité ou de la misère que les observateurs de l’époque associent volontiers à la Zone, le zonier — dont la figure paradigmatique est celle du chiffonnier qui vit de la simple collecte des déchets — suscite « un même mépris de la part de Marx et d’Haussmann » (p. 92), car il est radicalement en dehors de la production. C’est au fond pour cette raison que le zonier est une figure si subversive au centre des préoccupations contemporaines par-delà les clivages politiques. Il y a quelque chose de fondamentalement ingouvernable dans la Z/zone, dont témoigne sa longue histoire de résistance à toute forme d’appropriation territoriale rappelée plus haut, et qui aurait certainement à voir avec la marginalité comme telle dans ses dimensions aussi bien sociales que spatiales.
Il aurait été possible de s’intéresser davantage à la politique de la Z/zone elle-même. En effet, les habitants de la Zone ont été les acteurs clé de cette histoire, soit du fait de leur simple occupation passive du terrain, soit de leur opposition active organisée en associations (e.g., les chiffonniers s’organisent même en une coopérative indépendante) [5]. Il apparaît que ce qui est au cœur de cette lutte est la préservation d’un lieu indissociable de son mode de vie et de ses formes de sociabilité [6]. En l’absence d’infrastructures publiques, les zoniers s’organisent collectivement en cultivant les anciens terrains agricoles pour assurer leur subsistance, développant une économie parallèle au-delà du mur d’octroi, offrant des soins de santé et des cours gratuits pour les enfants, etc. La Zone a d’ailleurs été un lieu de rencontre pour les Communards ainsi qu’un foyer de l’anarchisme et du syndicalisme révolutionnaire [7]. C’est comme si l’expérience concrète de l’autonomie rendue possible par le régime spatial de la Z/zone avait conduit à la formulation politico-théorique de l’autonomisme. Ce silence de l’auteur pourrait paraître d’autant plus surprenant qu’il fait signe vers les styles de vie alternatifs de la culture underground (p. 392), mais ne les développe pas comme ligne archéographique. [8]
Permettons-nous de poser une hypothèse ici en complément du travail de J. Beauchez qui appelle lui-même de ses vœux à préciser les configurations de la Z/zone (p. 393). L’ingouvernementalité de la Z/zone aurait à voir avec son indétermination. Comme nous le disions, J. Beauchez montre très bien que la Zone de Paris se distingue des « espaces plus clairement identifiés que sont le centre bourgeois et la banlieue ouvrière » en occupant une « position intermédiaire » entre les deux, à la fois socialement et spatialement (p. 92). Cette indétermination justifie qu’elle soit l’objet de toutes les (dis)qualifications dans une lutte des représentations révélatrice d’un conflit de classes. Mais cette indétermination explique aussi que cet espace mi-physique mi-symbolique puisse s’abstraire de ses coordonnées empiriques pour devenir un paradigme théorique susceptible de conduire d’un terrain à un autre. L’auteur tend également vers cette hypothèse lors qu’il mentionne que la Zone « résiste à toute tentative de définition unitaire » et que « c’est précisément par sa polysémie qu’il [le nom] a pu s’étendre à diverses appropriations » (p. 28).
Ainsi J. Beauchez propose de concevoir la Z/zone comme « un mot de passe qui ouvre une voie dérobée entre différentes strates d’expériences rapprochées par la connexion de ces quatre lettres » (p. 358). Dans mes propres recherches, j’ai trouvé que la méthode comparée était utile pour spécifier le pouvoir de la Z/zone et compléter des travaux d’archives qui se trouvent souvent limités à la question de la représentation. [9] En plus de distinguer plus précisément la Z/zone d’autres formes socio-spatiales (comme la banlieue ou le bidonville par exemple), on aurait pu aussi souhaiter que l’auteur développe les enjeux de la comparaison avec les colonies qui donne son titre au livre et qui se trouve justifiée par le surnom que les contemporains donnent aux zoniers (les « Apaches » ou « Peaux-Rouges » de Paris). En effet, le processus double de (dis)qualification des marges que J. Beauchez identifie comme le trait caractéristique de la zonification ne serait-il pas déjà à l’œuvre, pour ainsi dire avant l’heure, dans les colonies à travers les mythes coexistant du bon sauvage et du dangereux cannibale ?
Quoi qu’il en soit, le livre de J. Beauchez, à travers son enquête sur la Zone de Paris et le traitement social des marges, trouve bonne place auprès de ce que Foucault appelait « le problème historico-politique » de l’espace et pour qui « il y aurait à écrire toute une histoire des espaces qui serait en même temps une histoire des pouvoirs - depuis les grandes stratégies de la géopolitique jusqu’aux petites tactiques de l’habitat, de l’architecture institutionnelle, de la salle de classe ou de l’organisation hospitalière ». [10] J. Beauchez met ainsi à jour une nouvelle forme de spatialité sociale, une manière d’aménager l’espace et d’y inscrire les rapports de pouvoir, qui tient dans ces quatre petites lettres : zone.
par , le 10 octobre 2022
Jeanne Etelain, « Paris dans ses marges », La Vie des idées , 10 octobre 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Beauchez-Les-sauvages-de-la-civilisation
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[1] Nous utiliserons le terme de « Zone » avec une majuscule pour se référer à la réalité historique et le terme de « zone » pour parler du concept général que l’auteur dégage de son empiricité. Toutefois, un des arguments du livre, et une de ses forces, est de montrer qu’il est difficile de les démêler. J. Beauchez parle à ce titre de la production d’un « paradigme empirique » qui évite de « se perdre dans le ciel des idées » (p. 382). Je propose d’utiliser la graphie « Z/zone » pour souligner les moments où l’indétermination empirico-conceptuelle est préservée au service de l’argument.
[2] Jean-Louis Cohen et André Lortie, Des fortifs au périph : Paris, les seuils de la ville, Paris : Picard Editeur et Edition du Pavillon de l’Arsenal, 1991.
[3] Madeleine Leveau-Fernandez, La Zone : mythe et réalité, Paris : Direction du Patrimoine, 1983 ; Madeleine Leveau-Fernandez, La Zone et les fortifs, Pantin : les Temps des Cerises, 2005 ; James Cannon, The Paris Zone : A Cultural History, 1840-1944, Farnham : Ashgate Publishing Limited, 2015.
[4] Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXe siècle, Paris, Perrin, 2002 [1958] ; Dominique Kalifa, Les Bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, 2013.
[5] Madeleine Leveau-Fernandez, La Zone et les fortifs, Pantin : les Temps des Cerises, 2005, p. 68.
[6] Voir les travaux de Madeleine Leveau-Fernandez cités plus haut.
[7] Voir le chapitre sur la butte Chapeau-rouge dans le livre de James Cannon cité plus haut.
[8] Cet axe de recherche aurait pu d’ailleurs conduire à reproblématiser la démarche archéographique, si l’anarchisme est bien cette absence d’archê.
[9] Pour ma part, je ne crois pas comme le sous-entend l’auteur que les zones d’autonomie temporaire ou les zones à défendre soient « des fausses proximités » produites par « le hasard des homonymies » (p. 392), mais que, au contraire, il existe un véritable pouvoir de la zone (résidant dans son indétermination) justifiant son efficacité militante.
[10] Michel Foucault, « L’œil du pouvoir » (1977), in Dits et Écrits II, Paris : Gallimard, 2001, 190-207.