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Recension Société

Terrorisme et salles de classe

À propos de : Emmanuel Saint-Fuscien, L’école sous le feu. Janvier et novembre 2015, Passés Composés


par Ismaïl Ferhat , le 26 juin 2023


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Lors des attentats de 2015, la question du terrorisme a été reliée à l’école. Comment expliquer qu’une violence paroxystique, sans lien apparent avec le système éducatif, ait fini par se répercuter sur lui, voire le déstabiliser ?

Le 7 janvier 2015, les frères Kouachi entrent dans les locaux de Charlie Hebdo et massacrent les personnes présentes. Le 22 janvier, la ministre de l’Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, annonce « la mobilisation de l’école pour les valeurs de la République ». Comment un événement et une institution n’ayant a priori aucun lien ont-ils pu autant se rapprocher, et être rapprochés, en ce sanglant début d’année 2015 ? C’est à cette question que s’attelle Emmanuel Saint-Fuscien, spécialiste de la Première Guerre mondiale et de l’éducation sous la Troisième République.

Le « procès en culpabilité » intenté à l’école

Historien, Saint-Fuscien se fait ici aussi sociologue pour comprendre comment l’école fut percutée – dans tous les sens du terme – par les attentats islamistes de janvier et novembre 2015. L’auteur s’appuie à la fois sur ses travaux relatifs à l’effet des conflits armés sur les systèmes éducatifs et sur une bibliographie résolument interdisciplinaire. Son matériau est pluriel : deux questionnaires écrits (un auprès de 36 personnels éducatifs peu après les faits, un autre auprès de 158 collégiens deux ans après), des entretiens (10 menés par l’auteur, 5 menés dans le cadre de son séminaire à l’EHESS) et une exploitation de la production institutionnelle et des témoignages en ligne.

Comme le souligne Saint-Fuscien (p. 12), le lien fait en quelques jours entre école et terrorisme islamiste, outre qu’il interroge, est spécifique à la France de 2015. Dans aucun autre pays européen victime de tels actes – et la liste est hélas longue –, celui-ci ne fut établi et encore moins évoqué. Certes, l’auteur le rappelle tout au long de l’ouvrage, l’importance de l’institution scolaire pour le projet républicain français est connue [1].

Cependant, élément pour le moins troublant, quand trois enfants juifs furent abattus de sang-froid dans une cour d’école en 2012 par ce même terrorisme islamiste, ce « ne fut pas vu sous cet angle » d’une attaque contre l’institution scolaire, y compris a posteriori en 2015 (p. 73). Dès lors, comment expliquer qu’une violence armée paroxystique, sans lien avec le système éducatif, ait fini par mettre ce dernier en question, le déstabiliser et même le faire réagir ?

Saint-Fuscien rappelle la scansion des événements qui ont pavé le chemin entre le 7 janvier et la perturbation de l’institution scolaire, tout en notant d’emblée (p.19-20) qu’il serait vain d’espérer avoir une vision exhaustive d’une institution salariant plus d’un million d’agent(e)s et scolarisant dix fois plus d’enfants. L’auteur rappelle les pièces du « procès en culpabilité » intenté à l’école française.

À l’instar de Khaled Kelkal en 1995 ou de Mohammed Merah en 2012, l’échec scolaire des frères Kouachi rejaillit sur une école supposée « en faillite ». Cette perception se juxtapose à celle, préexistante, depuis le début des années 2000, des « territoires perdus de la République » à reconquérir dans les quartiers populaires – et leurs écoles.

Le contre-exemple de novembre 2015

Certaines minutes de silence en milieu scolaire du 8 janvier ont été perturbées (200 selon le ministère de l’Éducation nationale). Ces perturbations entraînent une polémique nationale et, dès le 22 janvier, une commission sénatoriale est organisée par Françoise Cartron et Jacques Grosperrin, dont le rapport est rendu le 1er juillet. C’est l’école qui est désormais mise en accusation, malgré les retours de nombreux acteurs éducatifs qui soulignent (p. 48-49) qu’elle n’a pas eu de rôle dans la dérive radicale des terroristes de janvier 2015.

En sens inverse, les attentats de novembre 2015, en mobilisant plus explicitement dans le monde politique et médiatique le champ lexical de la « culture de guerre » (p. 57), laissent de côté l’école. Au contraire, le système éducatif est vu comme un lieu de concorde d’une nation unie, engagée dans une lutte militaire contre les responsables des tueries des terrasses et du Bataclan. Le fait que le Stade de France ait été visé semble avoir particulièrement choqué et marqué les élèves, tant le football suscite l’adhésion et l’identification de nombre d’entre eux, par-delà les clivages ethniques, religieux ou territoriaux.

L’auteur souligne aussi les différentes étapes de la mobilisation administrative du système éducatif, de ses sommets aux établissements scolaires. Il s’appuie sur les pratiques de celui-ci dans les contextes de conflits passés (Première Guerre mondiale, occupation et reconstruction, répression coloniale, p. 84-88).

Trois enjeux apparaissent alors. Le premier est celui de la structuration d’un appareil administratif dédié (l’historien Benoît Falaize est recruté sur les questions de valeurs de la République au sein de la Dgesco, l’administration scolaire du ministère). Le second est la sécurisation des écoles. Le troisième est la mise intense de la laïcité à l’agenda de l’Éducation nationale, liant de manière inextricable dimensions réglementaires et volonté pédagogique (p. 105-111) [2].

L’« impératif du hors-programme »

Dernière étape de l’ouvrage, les conséquences des attentats ont localement à la fois révélé des fissures sous-jacentes de la communauté éducative et fait apparaître des dynamiques inédites en son sein. Ainsi, la personnalité et l’action des chefs d’établissement apparaissent particulièrement clivées dans les entretiens et les réponses aux questionnaires. Sont opposés les « bons », capables de gérer l’événement efficacement et humainement, et les « mauvais », qui ont entraîné l’isolement des personnels enseignants au lendemain des drames (p. 111-116).

Les réactions ont mis « l’autre en miroir » (p. 141-148). Ainsi, les élèves ont vu des enseignant(e)s ému(e)s, voire en larmes, beaucoup de ces dernières et derniers ayant grandi avec Charlie Hebdo – une intimité que ne partageaient pas les élèves. De même, les peurs sont présentes dans une partie des réponses. Plus épineuse encore, la réponse pédagogique semble difficile. Face à l’imprévu, qui plus est sanglant, l’« impératif du hors-programme », selon la jolie formule de l’auteur (p. 159-167), a conduit les pratiques et bricolages réalisés dans l’urgence du lendemain des attentats.

Il convient de souligner aussi que, d’après le livre, cette improvisation fut plus nette en janvier qu’en novembre, date à laquelle les modalités de réponse et les ressources pédagogiques étaient déjà plus éprouvées (d’autant qu’un week-end était passé entre le 13 novembre et la reprise des cours de lundi dans une grande partie du second degré). Une des techniques éducatives qui semblent avoir été privilégiées a été le débat en classe, exercice à la fois répandu et redouté (p. 167-174).

En effet, alors que la volonté institutionnelle était d’apaiser un climat conflictuel, la parole de l’élève et sa réception révélaient des rapports ambivalents à l’institution – notamment, comme le montrent de nombreuses autres études, le ressenti discriminatoire de la part des jeunes de quartiers populaires et de culture musulmane (p. 171-172).

La « pédagogisation de la laïcité »

Trois réflexions peuvent guider la lecture de cet ouvrage utile et d’actualité, allant du plus général au plus localisé dans le système éducatif. Le premier point est souligné par l’auteur lui-même : « Comment, dans ce contexte, l’école devenue champ de bataille pourrait-elle éteindre l’incendie ? » (p. 196). Le processus de pédagogisation, déjà décrit par Jacky Beillerot en 1982, conduit à confier au système éducatif un nombre croissant de tâches et d’objectifs à résoudre [3].

Or une telle attente ne risque-t-elle pas de contenir en elle-même son échec ? Ne met-elle pas excessivement sous pression les personnels éducatifs, en en attendant l’impossible – ici, réparer et prévenir une société dont sont sortis les terroristes islamistes ?

Le deuxième questionnement porte sur la croissance continue de l’évocation de la laïcité, des « valeurs de la République » et de la citoyenneté dans les missions et les objectifs – eux-mêmes en extension – du système éducatif. Cette « pédagogisation de la laïcité » a été particulièrement renforcée à la suite des attentats de janvier 2015 [4]. Ceci a été net dans le cadre des programmes d’EMC (enseignement moral et civique) qui ont été finalisés précisément en 2015 [5].

Or que peut-on attendre d’une telle extension, au-delà d’une meilleure compréhension du principe laïque ? Cette priorisation ne saurait être une fin en soi, sauf à considérer que la laïcité pourrait tout régler des désordres du tissu scolaire ou, plus globalement, social.

Enfin, l’ouvrage souligne combien, sous le feu des attentats, l’école a été traversée d’émotions, de ressentis et de perceptions parfois contradictoires. Si, comme le note l’auteur, sa « crise » après les attentats paraît être en grande partie une conclusion excessive, L’École sous le feu montre que janvier et novembre 2015 ont eu un écho jusque dans les salles de classe.

Emmanuel Saint-Fuscien, L’École sous le feu. Janvier et novembre 2015, Paris, Passés Composés, 2022, 268 p., 20 €.

par Ismaïl Ferhat, le 26 juin 2023

Pour citer cet article :

Ismaïl Ferhat, « Terrorisme et salles de classe », La Vie des idées , 26 juin 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Emmanuel-Saint-Fuscien-L-ecole-sous-le-feu

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Notes

[1Yves Deloye, École et citoyenneté. L’individualisme républicain de Jules Ferry à Vichy : controverses, Paris, FNSP, 1994.

[2Françoise Lorcerie, Benjamin Moignard. «  L’école, la laïcité et le virage sécuritaire post attentats  : un tableau contrasté  », Sociologie, vol. 8, n°4, 2017, p. 439-446.

[3Jacky Beillerot, La société pédagogique, Paris, Puf, 1982.

[4Ismail Ferhat, «  Éduquer à la laïcité  ? Généalogie d’une pédagogisation  », Éducation et sociétés, vol. 44, n°2, 2019, p. 181-194.

[5Keren Desmery, Éducation à la liberté responsable  ? - Les perspectives d’un enseignement moral et civique, Paris, Jean-Marc Savary éditeur, 2020  ; Thomas Douniès, Réformer l’éducation civique  ? Enquête du ministère à la salle de classe, Paris, Puf, 2021.

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