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Recension Philosophie

De la peur à l’intolérance

À propos de : Martha C. Nussbaum, Les religions face à l’intolérance. Vaincre la politique de la peur, Climats


par Marc-Antoine Dilhac , le 12 février 2014


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Comment s’explique l’islamophobie grandissante dans un certain nombre de démocraties occidentales ? Pour M. Nussbaum, la crainte qui pousse à l’intolérance se nourrit de l’illusion que nos vies seraient menacées par l’expression religieuse des minorités.

Recensé : Martha C. Nussbaum, Les religions face à l’intolérance. Vaincre la politique de la peur, Climats, 2013, 361 p., 23 €.

Depuis plus d’une décennie, les restrictions imposées à la liberté religieuse dans les démocraties occidentales se multiplient. Si la France, avec l’interdiction du port de signes religieux ostentatoires à l’école (2004) et celle du voile intégral en public (2010), se singularise par son hostilité à l’expression religieuse, en particulier celle des musulmans, d’autres pays européens ont suivi la même pente. Pour ne citer que deux exemples symboliques, la Belgique a été le premier pays à bannir le port du voile intégral en 2010, et la Suisse, suite au référendum de 2009, a interdit la construction de minarets. Bien que plus modérés, les pays d’Amérique du nord ne sont pas en reste. Au Québec, le projet d’une charte de la laïcité (loi n60) a pour objectif l’interdiction de port de signes religieux ostentatoires par les fonctionnaires, et ce sont une nouvelle fois les musulmans qui sont visés ; la « laïcité française » constitue d’ailleurs la référence de choix pour les promoteurs du projet.

Les religions face à l’intolérance [RFI], traduction de The New Religious Intolerance (2012) [1], s’inscrit dans ce contexte d’islamophobie inédit dans les pays européens et, dans une moindre mesure, nord-américains. L’originalité de ce dernier opus de la philosophe féministe, égalitariste et libérale Martha Nussbaum réside principalement dans cette attention portée à la situation des musulmans dans les pays occidentaux. L’objectif poursuivi est simple : vaincre la politique de la peur (overcoming the politics of fear) qui mène à la nouvelle intolérance religieuse. Ce livre prolonge Liberty of Conscience publié en 2008 [2] dont le sous-titre même constitue le programme commun : In Defense of America’s Tradition of Religious Equality Une défense de la tradition américaine de l’égalité en matière de religion »). Alors que Liberty of conscience était une défense de la tradition américaine contre les nouveaux phénomènes d’intolérance religieuse aux États-Unis, Les religions face à l’intolérance est davantage une défense de cette tradition contre la tendance européenne à restreindre l’expression religieuse (et culturelle) des minorités et à promouvoir les intérêts ethno-culturels de la majorité. La charge de Nussbaum contre les pays européens est dure : elle estime, non sans raison, qu’ils ont utilisé l’immigration pour se reconstruire et dynamiser leur économie mais refusent d’accorder l’égalité des droits aux immigrés (RFI, p. 191-192), notamment musulmans.

Plus accessible pour un lecteur français que Liberty of Conscience qui requérait une bonne connaissance de l’histoire et des pratiques judiciaires américaines, le dernier livre de Nussbaum est aussi plus agréable à lire. La philosophe mêle à son analyse théorique, réduite au strict minimum pour une raison que j’évoquerai plus loin, des récits personnels (sa conversation avec un agent du FBI sur un étudiant en philosophie qui s’était engagé dans l’armée comme officier de marine), des aveux (juive libérale, elle se sent mal à l’aise avec le judaïsme orthodoxe), des expériences littéraires (entre autres, Daniel Deronda de l’écrivaine anglaise George Eliot, et bien sûr Nathan le Sage du philosophe et dramaturge allemand Gotthold Lessing).

Le livre, composé de six chapitres, suit un plan clair, progressif, organique même. Dans un premier chapitre, Nussbaum décrit la peur que suscite les musulmans dans les pays occidentaux et la manière dont elle se traduit dans des législations et des réglementations toutes plus intolérantes les unes que les autres. Le chapitre 2 analyse précisément la peur du point de vue des neurosciences, de la psychologie morale et de la rhétorique. Afin d’éviter les nouvelles formes d’intolérance qu’elle favorise, Nussbaum se propose de « moraliser la peur » en trois étapes. Tout d’abord, il s’agit de justifier et de mettre en œuvre des principes politiques de respect égal des consciences et de liberté d’expression ; c’est la tâche de la philosophie politique normative (chap. 3). Il faut ensuite évaluer les phénomènes sociaux avec des arguments impartiaux et éviter de reprocher à autrui ce dont on est soi-même coupable ; c’est une condition de probité intellectuelle (chap. 4). Il convient enfin d’exercer son imagination pour accroître son empathie et ainsi se familiariser avec autrui perçu comme étrange et inquiétant (chap. 5). Ces cinq premiers chapitres forment un ensemble théorique cohérent. Le chapitre 6 apparaît comme une annexe ; il consiste en une étude de cas qui permet à l’auteure d’éprouver concrètement les différentes idées mises en place dans les chapitres précédents. Nussbaum y examine les débats politiques autour du projet de centre culturel islamique Park51 dans le voisinage de Ground Zero à New York.

La peur : un mécanisme à maîtriser

Martha Nussbaum s’inscrit dans une longue tradition de théoriciens politiques de la peur, de Thomas Hobbes à Judith Shklar. Dans l’œuvre de John Rawls même, la peur joue un rôle important : la crainte d’une résurgence des guerres de religions motive sa recherche d’un consensus démocratique autour de valeurs politiques fondamentales et le conduit à rejeter l’option du compromis négociable qu’il estime instable. Quel est l’usage de cette émotion dans la réflexion de Nussbaum ?

Sans trahir son raisonnement, on peut le résumer de la façon suivante : la peur de ce que l’on ne connaît pas nous pousse à adopter à son égard des attitudes de méfiance, d’exclusion et, en un mot, d’intolérance. Si l’on veut combattre l’intolérance, il faut donc agir sur la peur, la « moraliser » (RFI, p. 51). On note qu’il n’y a pas de sophisme naturaliste dans ce raisonnement, puisque ce n’est pas à partir du fait (les gens ont peur de X) que l’on tire la norme (on doit combattre la peur de X). Nussbaum dit plutôt : si l’on a de bonnes raisons de promouvoir la tolérance et si la peur constitue un obstacle à la tolérance, on doit lever cet obstacle. Cependant, ce raisonnement repose tout entier sur la prémisse selon laquelle la peur engendre l’intolérance. Cette hypothèse paraît assez robuste parce qu’elle satisfait nos intuitions et semble corroborée par les faits sociologiques et politiques. Cependant, des hypothèses contraires ont été soutenues de manière tout à fait convaincante par Judith Shklar [3] et plus récemment Jacob Levy [4] : le libéralisme, pour l’une, et le multiculturalisme, pour l’autre, sont les produits politiques de la peur. Par conséquent, même si l’on accorde à Nussbaum qu’elle ne commet pas de sophisme naturaliste, on peut néanmoins faire remarquer que le lien entre peur et intolérance n’est pas causal, que la peur ne détermine pas nécessairement de comportements intolérants mais qu’elle est orientée socialement pour atteindre certains objectifs politiques.

Nussbaum ne nie pas cela et en fait un argument supplémentaire. Si la peur est en partie une construction sociale, il est impératif de bien comprendre ce mécanisme passionnel complexe afin de le maîtriser et éviter qu’il soit utilisé pour engendrer l’intolérance. Elle retient trois éléments constitutifs de la peur : tout d’abord, la peur naît de la perception d’un danger réel pour son intégrité, comme une crise économique ; c’est la composante cognitive de la peur qui est par ailleurs conçue comme un type particulier de jugement évaluatif [5]. Ensuite, elle peut se fixer sur un « objet qui n’a pas grand chose à voir avec le problème de fond mais constitue un substitut commode », par exemple les juifs (RFI, p. 45). Le jugement sur la réalité du danger initial (la crise économique) ne s’accompagne donc pas nécessairement d’un jugement correct sur la cause du danger (les juifs). Enfin, elle est amplifiée par le « fantasme d’un ennemi déguisé » qui est d’autant plus dangereux qu’il se dissimule : les juifs complotant pour dominer le monde, le terroriste agissant sous la burqa, bref le loup grimé en mère-grand. La peur s’avère alors essentiellement une émotion liée à la représentation d’un danger pour sa survie, sur lequel on n’a pas de contrôle. Nussbaum parle ainsi d’émotion narcissique car elle nous fait privilégier notre bien aux dépens du bien d’autrui.

Les principes politiques de la tolérance

La peur ne constitue un problème politique que si elle produit une tendance à l’intolérance et cela à son tour n’est un problème que si nous pensons que l’intolérance est une injustice. Mais pourquoi devrions-nous promouvoir la tolérance religieuse ? Avons-nous de bonnes raisons de ne pas empêcher l’expression de croyances religieuses ? La réponse de Martha Nussbaum repose sur les quatre hypothèses ou prémisses suivantes (RFI, p. 94 à 103) : (1) tous les êtres humains ont une égale dignité ; (2) l’État doit respecter la dignité des personnes, de manière égale ; (3) la conscience, faculté dont l’exercice permet la recherche de sens, confère une dignité aux personnes et doit être respectée en tant que telle ; (4) cette faculté est vulnérable et peut être « endommagée » par les conditions matérielles de son exercice. Forcer une personne à afficher des croyances qu’elle n’a pas relève d’un « viol de l’âme » (RFI, p. 99). Si l’on admet ces prémisses, il en résulte un principe d’égale liberté de conscience dont la formulation est très proche du principe proposé par Rawls : « la liberté doit être à la fois la plus étendue possible et la même pour tous » (RFI, p. 102) [6].

La méthode aussi est d’inspiration rawlsienne. En effet, Nussbaum évite soigneusement d’entrer dans des controverses philosophiques sur la justification des normes fondamentales. Ainsi, elle écrit au sujet de la notion d’égale dignité que nous devrions nous « abstenir [de la définir] dans le domaine politique car sa définition varie selon les religions et les divers points de vue laïques » (RFI, p. 95). Bien que cette formule soit ambiguë en tant qu’elle suggère une forme de relativisme, elle exprime en fait le souci de donner la priorité à la démocratie sur la philosophie, pour reprendre une expression de Richard Rorty [7], ou encore de penser le politique sans référence à la métaphysique [8] ; autrement dit, il s’agit de ne pas dériver les principes politiques d’une conception du bien particulière, qu’elle soit religieuse ou laïque. Mais d’où nous viennent ces notions et ces principes politiques fondamentaux qui font consensus en démocratie ? De manière tout à fait rawlsienne, Nussbaum s’appuie sur la tradition constitutionnelle américaine et sur les sources philosophiques de cette tradition, l’une britannique, l’autre américaine, qui prennent naissance respectivement dans l’œuvre de John Locke et dans celle de Roger Williams. Chacun à sa manière avait établi l’inviolabilité de la conscience, la liberté de culte par lequel on exprime publiquement ses croyances, et l’illégitimité de la coercition de l’État en matières religieuses.

Locke avait défendu l’idée que l’État ne devait pas contraindre les croyances religieuses ni leur expression quand aucun intérêt temporel de l’État n’est en jeu ; c’est le principe de neutralité. En outre, selon lui, l’État ne devait pas interdire en matière de religion ce qu’il n’interdit pas en matière civile : si l’on autorise l’usage du latin dans les écoles, on ne doit pas l’interdire dans les églises pour pénaliser les catholiques ; c’est le principe d’impartialité. Quant à Williams, il avait jeté les bases de ce que l’on appellera plus tard la politique des accommodements raisonnables. Il estimait en effet que les minorités religieuses, mais aussi les non-croyants, subissaient inévitablement la loi de la majorité qui fait passer pour un intérêt commun ce qui convient à ses us et coutumes. Il défendit ainsi les droits des quakers, des juifs, des athées (les « antichrétiens ») et même des musulmans (les « Turcs »), dont la présence en Amérique au XVIIe siècle n’est pas attestée. La neutralité, l’impartialité et la pratique des accommodements sont donc les principes constitutifs d’une politique cohérente de tolérance. Si Nussbaum a une préférence pour la conception « accommodante » parce qu’elle est plus inclusive, elle admet qu’il est parfois difficile de la mettre en œuvre et que la conception lockéenne de la neutralité s’avère alors plus appropriée. L’une comme l’autre sont des conceptions robustes de la tolérance, malheureusement « en Europe on constate l’existence de lois discriminatoires qui ne franchissent pas même le premier degré du test lockéen » (RFI, p. 131). Elle illustre ce jugement sévère par le traitement judiciaire du voile intégral.

Dévoiler l’hypocrisie

Si l’on admet ces principes, est-il légitime de forcer une femme à enlever son voile, fût-il intégral, quand celui-ci exprime ses croyances les plus intimes ? La stratégie de Nussbaum dans le chapitre 4 consiste en mettre en cause l’impartialité des arguments des censeurs qui voient « la paille dans l’œil de leur prochain » mais pas la poutre dans le leur. Elle démasque avec ironie et élégance l’hypocrisie de ceux qui en appellent à la restriction de la liberté de conscience pour les musulmanes au nom de valeurs et d’impératifs qu’ils ne respectent pas eux-mêmes. Par exemple, l’argument selon lequel le port du voile intégral menace la sécurité publique peut être retourné en rappelant simplement que nous tolérons quotidiennement, selon notre climat, le port de vêtements ou d’accessoires qui cachent l’identité des personnes (RFI, p. 151) : si vous habitez à Chicago, comme Nussbaum, ou à Montréal, comme moi, vous n’êtes pas terrifiés en vous promenant en hiver au milieu de gens emmitouflés, portant des cagoules et ne laissant même pas voir les yeux sous la capuche de leur manteau. Quant à l’argument de la transparence ou de la visibilité du visage pour la communication, on n’imaginerait faire une loi pour interdire le port de lunettes de soleil opaques et larges, même si on peut être très gêné par cette pratique qui dissimule complètement le regard.

Bien sûr, ces deux objections peuvent être contestées : dans le cas du voile intégral, les raisons de se dissimuler sont religieuses et d’une certaine manière volontaires, alors que dans le cas de la cagoule d’hiver ou des lunettes de soleil, c’est la nécessité qui nous contraint à nous protéger. Ces arguments sont inopérants si l’on fait intervenir le principe lockéen d’impartialité : ce que l’on accepte pour des raisons non religieuses (le latin à l’école, le fait de se dissimuler le visage), on doit l’accepter pour des raisons religieuses (le latin à l’église, le voile intégral), sans quoi on pratique une discrimination.

Je ne peux détailler le raisonnement de Nussbaum mais je voudrais brièvement évoquer l’argument de la réification selon lequel la femme qui porte le voile intégral est réduite à l’état d’objet et de captive ambulante. La réplique de Nussbaum, qui n’est pas originale dans le fond mais particulièrement éloquente dans la forme, consiste à rappeler que l’on s’accommode assez bien de la pornographie qui réduit la femme à un objet sexuel, le plus souvent violentée, et que l’on ne se scandalise pas de voir des femmes se rendre captives d’un corps qu’elles ont passé au bistouri d’un chirurgien esthétique pour correspondre aux fantasmes masculins. Bien sûr, l’existence d’une injustice n’est pas en soi une raison d’accepter toutes les injustices. Mais si la majorité n’est pas prête s’interdire des pratiques qu’elle juge immorales quand elles sont le fait des minorités, le critère minimal de cohérence exige qu’elle ne s’en prenne pas aux minorités en faisant valoir sa force.

L’imagination au pouvoir ?

Si la justification des principes politiques qui commandent la tolérance et l’argumentation contre l’interdiction du voile intégral me paraissent très convaincantes [9], je voudrais pour finir attirer l’attention sur quelques difficultés que présente le projet du livre dans son ensemble : « vaincre la politique de la peur ».

Tout d’abord, si la peur porte sur un objet fantasmatique, construit par un discours politique, on peut interroger la pertinence de certaines solutions apportées par Nussbaum qui consistent essentiellement à mieux évaluer le danger perçu (condition épistémique) et à mieux faire fonctionner le mécanisme d’empathie en recourant à l’imagination, ce qu’elle nomme le « regard interne » (condition psychologique). Ainsi, en nous efforçant d’accéder à une meilleure information et en nous exerçant à nous mettre à la place d’autrui pour voir le monde à partir de son point de vue, nous serions en mesure de combattre la peur l’objet fantasmatique et de devenir tolérants. Si vous pensez que les musulmans sont tous des terroristes en puissance, vous allez avoir tendance à avoir peur de leur présence dans un avion et vous soutiendrez par votre vote des politiques intolérantes à leur égard. Mais si vous vous renseigner mieux sur cette religion et si vous vous projetez dans la vie d’un musulman, en fréquentant la littérature par exemple, vous ne les verrez plus comme une menace et vous accepterez d’autant mieux leur présence malgré leur différence.

Accordons à Nussbaum que la logique des émotions est bien celle-là, quoique cela soit discutable [10]. Il semble que les solutions proposées manquent l’enjeu politique. Certes, on peut demander à l’individu de changer son attitude en faisant un effort particulier pour mieux se renseigner, mais on devrait plutôt mettre en cause la rhétorique politique qui non seulement instrumentalise la peur des individus mais surtout instrumentalise les individus eux-mêmes. Nussbaum reconnaît, Aristote à l’appui, que les représentants politiques sont responsables du climat de peur collective (RFI, p. 42, 55, 60), sans en tirer les conséquences adéquates, ni poser les questions pertinentes : pourquoi les dirigeants de démocraties pionnières sont-ils enclins à utiliser le ressort de la peur pour gouverner ? Y a-t-il quelque chose de spécifique avec les musulmans, ou notre époque islamophobe rappelle-t-elle simplement l’usage politique de l’antisémitisme, de la haine du noir et de la peur du communiste ? Sommes-nous dans une époque d’anxiété (anxious age) ou dans l’ère d’un nouveau populisme démocratique ? Pour envisager ces problèmes, il faut voir dans la politique de la peur une entreprise de domination qui vise l’ensemble des citoyens, et qui consiste à utiliser les uns (la majorité) contre les autres (les minorités). Nussbaum admet que l’usage de la peur est une manœuvre politique (p. 76 : « Ce détournement de l’attention empêche de s’intéresser aux problèmes réels »), ou politicienne — si la nuance vaut quelque chose — mais elle ne prend pas cette hypothèse suffisamment au sérieux.

La deuxième difficulté est qu’il n’est pas sûr que la peur soit la source principale de l’intolérance, même si l’on ne peut nier qu’elle puisse être un catalyseur d’attitudes intolérantes. L’exemple du livre Le protocole des sages de Sion semble valider la thèse de Nussbaum : les gens croient qu’il existe un complot juif et la peur qui est enveloppée dans ce jugement les pousse à avoir des comportements intolérants. De la même manière, les gens pensent que la présence de musulmans pratiquants menace leur identité culturelle et la peur de voir leur culture disparaître les encourage à mettre en œuvre des législations intolérantes à l’égard des musulmans. Le problème est que c’est moins la peur qui incite à l’intolérance que des jugements erronés sur l’identité culturelle et la citoyenneté. Si l’on pense que la citoyenneté ne peut s’exercer que dans le cadre d’une société homogène culturellement qui promeut une image particulière la féminité accomplie (la « femme française » qui utilise sa sexualité comme moyen de son émancipation sociale, p. 190), tout écart par rapport à ces normes est d’abord vécu comme dissidence inacceptable, et non comme un danger. C’est moins la peur que le dégoût, parfois la colère ou l’indignation, qui est l’émotion dominante dans le phénomène d’intolérance, qu’elle s’accompagne ou non de peur. La haine de l’islam se nourrit moins de la représentation des musulmans en terroristes que de l’image d’êtres non civilisés, dont les pratiques et les croyances sont particulièrement répugnantes.

Nussbaum ne manque évidemment pas le thème du dégoût (RFI, p. 74), mais elle le traite comme un module de la peur ou plutôt comme une émotion dérivée de la peur (RFI, p. 60 et sq.). Ainsi, le dégoût serait lié à la peur de la contamination de ce que nous percevons comme sale, inhumain, immonde. Cette manière de ramener le dégoût à la peur est problématique et ne rend pas compte de la spécificité du dégoût. C’est d’autant plus regrettable que lorsqu’elle analyse un cas concret comme celui de l’interdiction du voile intégral, Nussbaum ne fait de la peur que l’un des quatre ou cinq motifs d’intolérance. Dans tous les cas, moraliser la peur ou le dégoût ne semble pas un objectif susceptible de « vaincre la politique de la peur ».

Ces quelques remarques n’ont d’autre but que de susciter la discussion à partir d’une lecture vivifiante et par moment jubilatoire. En dépit des quelques réserves philosophiques que je viens d’exprimer, Les religions face à l’intolérance est un livre précieux dans le contexte politique actuel. Écrit d’un même souffle humaniste, il se lit aussi d’une seule inspiration.

par Marc-Antoine Dilhac, le 12 février 2014

Pour citer cet article :

Marc-Antoine Dilhac, « De la peur à l’intolérance », La Vie des idées , 12 février 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/De-la-peur-a-l-intolerance

Nota bene :

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Notes

[1Martha Nussbaum, The New Intolerance : Overcoming the Politics of Fear in an Anxious Age, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 2012. On peut regretter que l’idée de «  nouveauté  » (new intolerance) ait été supprimée dans la traduction française, car Nussbaum insiste sur les nouvelles formes de l’intolérance religieuse que subissent les musulmans.

[2Martha Nussbaum, Liberty of Conscience : In Defense of America’s Tradition of Religious Equality, New York, Basic Books, 2008.

[3Judith Shklar, «  Putting Cruelty First  », Daedalus, 111(3), 1982, p. 17-27  ; «  The Liberalism of Fear  », dans Political thought and political thinkers, Chicago, University of Chicago Press, 1998. p. 3-20.

[4Jacob Levy, Multiculturalism of Fear, Oxford, Oxford University Press, 2000.

[5Pour approfondir ce thème, cf. Martha Nussbaum, Upheavals of Thought : The Intelligence of Emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.

[6Rawls, Théorie de la justice (1971), trad. fr. C. Audard, Paris, Seuil, 1987, p. 91 : «  chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de bases égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres  ».

[7Rorty (1990), «  La priorité de la démocratie sur la philosophie  », Objectivisme, relativisme et vérité, trad. J.-P. Cometti, Paris, PUF, 1994.

[8Rawls, «  Justice as Fairness : Political not Metaphysical  », Philosophy and Public Affairs,14(3), 1985, p. 223-251.

[9Je défends des idées très proches dans La tolérance, un risque pour la démocratie  ? Théorie d’un impératif politique (Paris, Vrin, à paraître).

[10On peut avoir de bonnes raisons de ne pas craindre les petites araignées, et en avoir une peur bleue. La réduction de la peur, et des autres émotions, à une forme de jugement est très problématique. Cf. Christine Tappolet, Émotions et valeurs, Paris, PUF, 2000  ; John Deigh, «  Cognitivism in the Theory of Emotions  », Ethics 104 (4), 1994, p. 824-854.

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