Recensé : Jean-Pierre Luminet, Ulugh Beg, l’astronome de Samarcande, Paris, J.-C. Lattes, 2015, 280 p., 19 €.
Ulugh Beg est le fils de Chah Rukh, grand émir de l’empire Timouride, lui-même fils de Tamerlan, le terrible guerrier, fondateur de l’empire. Il en devient souverain en 1447 de notre calendrier. Mais Ulugh Beg fut bien autre chose qu’un prince d’Orient, il fut l’un des meilleurs astronomes de son temps. Il délaissa ou négligea les tâches liées à l’exercice du pouvoir au profit de la passion qui l’habitait, le désir de connaître l’organisation de l’Univers et de cartographier les étoiles avec une précision supérieure à celle qu’avait atteinte Ptolémée et ses prédécesseurs arabo-musulmans.
Jean-Pierre Luminet, directeur de recherche au CNRS, est un astrophysicien, du genre cosmologiste. Spécialiste des trous noirs, de renommée internationale, il est aussi romancier et poète, prolixe et talentueux.
C’est dire si la rencontre de ces deux hommes promettait d’être passionnante et Jean-Pierre Luminet l’a rendue possible en signant, le mois dernier, un roman sur la vie et l’œuvre de son extraordinaire collègue d’Asie centrale.
La liberté surveillée du roman historique
Le roman historique est un genre qui impose quelques règles. L’auteur est contraint d’accepter que sa liberté soit bridée par la trame historique. Ceci est d’autant plus vrai si – comme c’est ici le cas – la trame en question est serrée. Non seulement le héros est bien connu, mais aussi plusieurs autres personnages essentiels : Qadi Zadeh, mathématicien et astronome, Al Kashi, mathématicien célèbre pour un théorème qui généralise celui de Pythagore. Les grands thèmes du roman sont eux aussi des objets historiques : quelles étaient les conditions de la création scientifique dans la civilisation arabo-islamique ? Quelle fut l’ampleur des apports de cette civilisation à l’astronomie ? L’auteur est sans doute libre de mettre dans la bouche de ses personnages des thèses erronées, mais n’y a-t-il pas une difficulté lorsqu’il prête à ces personnages réels des thèses et des actions qui n’étaient pas les leurs ? Il serait bien libre d’imaginer une civilisation différente de celle qui fut vraiment s’il acceptait que son ouvrage ne soit pas ou ne soit plus historique. J’y reviens.
La construction du roman est sans surprise mais efficace. On suit avec intérêt le parcours de Qadi Zadeh, depuis sa jeunesse itinérante jusqu’à sa rencontre avec le prince puis leur longue et confiante collaboration, on accompagne de même le rugueux Al-Kashi, quittant son oasis lointaine pour devenir, avec Ulugh Beg et Qadi Zadeh, le troisième créateur du fabuleux observatoire de Samarcane. L’histoire politique tient aussi une grande place ; Tamerlan, le boiteux, est effrayant et admirable, les complexes luttes de succession qui conduisent Chah Rukh sur le trône et l’accession au pouvoir d’Ulugh Beg, constituent autant d’épisodes bien menés. On se souviendra aussi des portraits de femmes, notamment de Goharshad, la mère du prince. La grande œuvre de celui-ci fut donc la construction de l’observatoire de Samarcande, ville ou le souverain avait établi sa capitale. J.-P. Luminet est à son affaire lorsqu’il présente les méthodes mathématiques originales améliorées ou inventées pour calculer l’angle de l’écliptique, les instruments immenses conçus et réalisés afin de situer avec exactitude un millier d’étoiles.
Ainsi que je l’ai laissé entendre, le livre présente cependant, à mes yeux, deux problèmes sérieux ; le premier est posé par la présentation bien trop positive et optimiste des rapports de l’Islam avec les sciences, en particulier avec l’astronomie, le second vient de la thèse fausse selon laquelle l’héliocentrisme fut une théorie, non seulement envisagée par les grands astronomes arabo-musulmans, mais aussi favorablement accueillie par les puissants. Qui, dans ce livre, soutient ces conceptions ? J.P. Luminet lorsqu’il se fait historien des sciences ? Qadi Zadeh et Al-Kashi lorsqu’ils s’expriment tout au long du récit ? Dans les deux cas, la chose est difficilement acceptable. Parce que l’histoire des sciences a établi qu’elles sont fausses et parce que, ni Kadi Zadeh, ni Al Kashi, ni Ulugh Beg ne les ont défendues. Seraient-ce alors des personnages de fiction qui, comme par coïncidence, porteraient les même noms, auraient vécu la vie des personnages réels ?
L’harmonie imaginaire de la science et de la religion
Je ne souhaite ni exagérer ni mésinterpréter ce livre. Certains passages mettent en scène des fanatiques religieux bien prompts à maltraiter les esprits trop curieux de comprendre la nature et il n’est pas écrit que l’héliocentrisme fut ouvertement la doctrine acceptée et dominante de la civilisation arabo-islamique, ou turco-persane. Hélas, le désaccord demeure, persistant et conforté par une relecture de l’ouvrage où nulle distance n’est prise avec ces deux thèses fausses, celle de l’harmonie naturelle de l’Islam et des sciences, celle de l’acceptation large de l’héliocentrisme par les astronomes arabo-musulmans. Des pages nombreuses et sans contrepoint rendent inévitable cette impression.
« Cesse de gémir sur ton sort, dit un jeune géographe juif au service du roi d’Aragon à son compagnon Qadi Zadeh, et remercie le ciel de t’avoir fait naître dans des contrées où l’on sait faire la distinction entre la science et la religion, la foi et la raison, le monde physique et le monde divin. Dans cette chrétienté d’où je viens, cette distinction-là peut mettre votre vie en grand danger » (p. 33).
Qadi Zadeh n’a pas de doute quant à la supériorité de son monde sur celui des anciens grecs et des latins de son époque : le lecteur est invité à partager son indignation face à ceux qui, par préjugé, ne voient pas « qu’il a fallu si peu de temps pour que les fidèles du prophète surpassent, et de loin, les géniaux fondateurs Aristote, Euclide ou Archimède, que nous avons corrigés et améliorés » (p. 26).
Est-il bien raisonnable de laisser croire une telle exagération ? « Il est vrai, poursuit-il plus loin, que l’Islam est tolérant avec les sciences physiques » (p. 34).
On dispose même d’éléments d’explication sur le fait que la langue persane ait été abandonnée au profit de l’arabe (ce qui est par ailleurs contestable), « non pas tant pour des raisons religieuses, mais parce que la langue du prophète possédait la souplesse de celle des marchands, inventive et créative… » (p. 35).
On ne peut lister tous les passages de cette eau, où l’on apprend que la « maison de la sagesse » permit, pendant « un demi-millénaire, de dégager les sciences de la religion » (p.38) et que Tamerlan acceptait volontiers la cohabitation des trois religions (p. 73). La mise au point est nette, vers la fin de l’ouvrage : les astronomes de l’Islam partageaient l’opinion selon laquelle « Depuis que, dans le Coran, le Prophète avait dit qu’il était louable que l’on cherche dans la nature la vérité de la création, science et religion veillaient à ne pas empiéter sur le territoire de l’autre » (p. 243).
Les fanatiques religieux rencontrés au cours du récit sont dénoncés pour avoir « accommodé la loi coranique à leur façon » (p. 113). Ce sont des égarés qui dévoient l’Islam véritable. L’auteur suggère que cette civilisation et son intelligente religion fournirent un cadre essentiellement favorable aux sciences de la nature. Quant aux débats plus précis sur l’adéquation de la langue à la création scientifique (l’arabe qui serait supérieur au perse, ou au latin), je rappellerais seulement que les positions trop abruptes sur ce point se sont heurtées à des objections irrésistibles.
L’histoire aime les nuances et la précision. Il est juste de montrer qu’il fut possible, en terre d’Islam, pendant des siècles, de poursuivre l’étude des sciences de la nature. Il est bon que l’ancien mépris pour la créativité de la philosophie et de la science arabo-musulmane soit combattu. Mais il est regrettable de pousser le balancier vers l’autre extrémité, de laisser croire qu’il fut naturel à l’Islam d’encourager, de stimuler les sciences de la nature. La question par exemple est très controversée de savoir si le Coran dit clairement qu’il convient de chercher Dieu dans la science ; la science dont il est question dans le Coran peut tout aussi bien désigner justement la science de Dieu, la théologie ; la proposition devenant alors une simple tautologie (Il convient de chercher Dieu dans la science de Dieu !). Les théologiens de l’Islam ne se partagèrent pas entre « vrais musulmans » favorables aux sciences et « fanatiques dévoyés » qui les combattaient, mais ils se divisèrent, comme leur collègues juifs, et comme leurs collègues chrétiens, entre ceux qui jugeaient que comprendre le monde pouvait constituer une voie pour comprendre et aimer le Dieu créateur et ceux qui jugeaient qu’il y avait dans cette prétention un péché d’orgueil, une reddition face à la tentation du malin, tentation qui nous écartait du seul et véritable sujet, l’amour de Dieu, l’espoir de sa miséricorde et l’aveu de notre infinie imperfection. C’est ainsi que, dans un monde saturé de religion, les savants des empires arabo-islamiques travaillèrent parfois dans de bonnes conditions et parfois dans de mauvaises ; puis ils cessèrent de le faire.
L’héliocentrisme arabo-musulman inventé
Le second problème posé par ce récit est tout aussi sérieux. À en croire les affirmations jamais contredites du livre (je le répète, elles sont mises dans la bouche ou la pensée de savants réels), certains des plus grands astronomes de l’Islam étaient héliocentristes et cette doctrine eut une grande place dans cette civilisation. Or, il est bien établi que cela est faux. La thèse générale de l’héliocentrisme fut proposée par le grec Aristarque au troisième siècle avant J.-C. à Alexandrie. Tout au long de l’histoire de l’astronomie, on rencontre des épisodes intégrant des éléments d’héliocentrisme ; en général parce qu’un astronome teste ainsi qu’un modèle particulier ou un calcul de trajectoire est plus commode avec le Soleil pour référent. Ceci est vrai dans le monde grec, dans le monde arabo-musulman et le monde latin. Mais voilà : en tant que thèse générale et globalement réaliste, en tant que système du monde, l’héliocentrisme fut établi et défendu par Copernic au XVIe siècle dans le De revolutionibus orbium celestium libri sex. Ce point est de grande importance, non seulement dans l’histoire de l’astronomie et de la philosophie des sciences, mais aussi parce que le thème héliocentrique a beaucoup servi comme indice de la compatibilité des sciences et de la religion.
Que nous affirment les personnages du roman ? Qu’Al-Biruni, l’un des maîtres de l’astronomie arabe du Xe siècle, « au bout d’un long cheminement de la pensée et au moyen de calculs mille et mille et une fois vérifiés, il osa : Ptolémée s’était trompé. La terre n’était pas immobile au centre de l’Univers, mais elle tournait sur elle-même, sur son axe, ce qui induisait qu’elle tournait également autour du Soleil qui, lui, était immobile au centre de l’univers ».
À l’inverse d’Aristarque, il n’eut à subir nul tracas ni réprobation, « Il ne fut jamais contesté, ni par ses pairs, ni par les docteurs de la foi, ni par les autorités. Le savant avait d’ailleurs pris soin de démontrer, dans ses traités de philosophie, que mettre le Soleil au centre de l’Univers rapprochait plus encore l’homme de la vérité divine et n’allait nulle part à l’encontre de la parole du prophète ».
Je me demande quelles peuvent bien être la nature et la réalité d’une pareille démonstration et je connais la réponse : nulles. Dans une telle ambiance de tolérance, voire de bénédiction théologique et de consentement scientifique, pourquoi donc l’héliocentrisme ne s’est-il pas ouvertement imposé dans les pays d’Islam ? On apprend que c’est à cause « de Gengis Khan et ses mongols qui voulurent punir la trop grande curiosité des hommes » (p. 37-38).
Bien plus tard, au XVe siècle, époque où se situe le récit, Qadi-Zadeh est « bouleversé par ce soleil central et cette terre tournant autour de lui ». « Aussi imagine-t-il le malheureux Al-Biruni revenant de parmi les morts en Aragon, pour finir brûlé sur le bûcher » (p. 39).
Le savant insiste en indiquant qu’« il est allé de-ci de-là dans les rayonnages de la bibliothèque, cherchant dans les auteurs ayant suivi Al-Biruni une solide démonstration, une observation méticuleuse qui détruirait ou conforterait la théorie du Soleil central. Rien. Seulement des éloges… Al Biruni est accepté par tous, comme l’avait été Ptolémée avant lui ». (p. 40).
Une touche supplémentaire au tableau de l’adhésion arabo-musulmane à l’héliocentrisme est apportée par le génial savant et poète Omar Khayyam qui « chante le système d’un Soleil central et d’une terre mobile » (p. 41).
Et l’argument se poursuit. Le programme d’Ulugh Beg en construisant le merveilleux observatoire de Samarcande consiste à « bouleverser toutes les connaissances que l’on avait du Cosmos » (p. 180). Ce qui advient en effet selon l’auteur : lors de l’inauguration de l’observatoire, devant une foule de dignitaires, de princes, de religieux, de savants, « Al-Kashi un des deux plus grands astronomes du monde, donnerait une conférence » (p.239). Or voici ce que dit Al-Kashi à cette occasion :
« Il allait émettre une hypothèse qu’il s’avouait incapable de démontrer, mais que d’autres et non des moindres – le Grec Aristarque de Samos, Al-Biruni, Omar Khayyam et Al-Shatir – avaient émise avant lui : le Soleil est immobile et au centre de l’Univers… la terre doit pivoter sur elle-même en 24 heures… Le modèle héliocentrique permettait d’éliminer de la trajectoire des planètes bon nombre d’épicycles… Il faudrait travailler à l’observatoire selon ces modèles… » (p. 241-242).
Certes, toujours dans le roman, Ulugh Beg, maître des lieux, lui coupe alors la parole et s’efforce d’amoindrir l’effet de cette révélation, la règle tacite entre astronomes étant de « ne débattre de ce qu’ils appelaient la Grande hypothèse qu’entre pairs ou dans des écrits » (p. 243). Autrement dit, s’il est reconnu par J.-P. Luminet, romancier, que l’héliocentrisme ne doit pas être professé sur toutes les places publiques, il est surtout reconnu que cette « grande hypothèse » est bien celle des plus grands astronomes de cette civilisation. Copernic n’a rien inventé.
Que dire de tout ceci ? Ce roman est aussi un livre qui enseigne ce qu’il en fut de l’histoire de l’astronomie et la leçon est claire : les astronomes musulmans ont, bien avant les occidentaux, découvert et défendu l’héliocentrisme. Or cette thèse ne correspond pas à la réalité de l’histoire des sciences. Il est vrai que les astronomes de cette civilisation ont brillamment contribué au développement de l’astronomie. Il est vrai aussi que les savants en Occident, Copernic inclus, sont redevables de cette riche tradition. Il est possible encore qu’Al-Biruni ait comparé les deux systèmes, qu’il ait défendu la possibilité géométrique du Soleil central et de la rotation terrestre. Il est certain qu’en conclusion, il a rejeté cette idée. On sait d’ailleurs pourquoi : principalement pour des raisons de physiques, celles que présentent les objections balistiques d’Aristote, celles-là mêmes qui conduisirent Archimède à s’écarter d’Aristarque et Ptolémée à réfuter le mouvement de la Terre. Faut-il signaler, qu’à la même époque que celle où Ulugh Beg construisait son observatoire, Jean Buridan, Nicole Oresme, Nicolas de Cues et d’autres en Occident, discutaient de l’hypothèse du Soleil central, montraient sa possibilité pour finalement y renoncer, eux aussi en raison d’objections de nature physique, comme Al-Biruni.
Ces critiques portent-elles sur des points sans conséquences ? Il fut un temps, pas si lointain, où les sciences arabo-musulmanes étaient discréditées, négligées, mal connues et peu travaillées. Ce n’est heureusement plus le cas. Cette dénégation fut très regrettable eu égard à la reconnaissance et à l’admiration que mérite cette brillante tradition. Mais il est grave, symétriquement, de la surévaluer artificiellement, de nourrir cette autre caricature redoutable selon laquelle l’Occident a surtout copié et pillé l’apport de ses prédécesseurs. On entend trop que les mathématiciens des XVIe et XVIIe n’ont pas beaucoup avancé par rapport aux inventeurs de l’algèbre et de la trigonométrie ; il est dommage et non sans dangers de croire qu’il en va ainsi pour l’astronomie et, plus généralement, pour ce qui concerne les difficiles relations entre les sciences et les religions.