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Recension Histoire

Crimée, une guerre de religion à l’âge industriel

À propos de : O. Figes, Crimea. The Last Crusade, Penguin Books.


par Lorraine de Meaux , le 23 novembre 2011


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Conflit impérialiste aux accents de « guerre sainte », la guerre de Crimée est revisitée par l’historien britannique Orlando Figes, auquel elle apparaît comme une répétition générale pour la Première Guerre mondiale. Oublié en Europe mais pas en Russie, ce conflit du XIXe siècle a pourtant marqué son temps.

Recensé : Orlando Figes, Crimea. The Last Crusade, London, Allen Lane Penguin Books, 2010, 575p.

L’Ukraine de Léonid Koutchma se préparait à fêter le cent-cinquantième anniversaire de la guerre de Crimée (1853-1856), lorsque les élections présidentielles et la crise politique consécutive de l’hiver 2004-2005 vinrent troubler les commémorations officielles. Pourtant cette péninsule de la mer Noire attendait l’événement : restauration et édification de monuments, expositions thématiques, reconstitutions de batailles étaient programmées. La Révolution Orange eut une plus grande visibilité médiatique. Ceci n’a pas empêché Orlando Figes de consacrer un volumineux essai à un épisode trop souvent perçu sous le seul angle militaire. Or, par ses enjeux géopolitiques et identitaires, cet événement central du XIXe siècle s’inscrit dans une réflexion d’actualité.

Dans Crimea. The Last Crusade, l’historien britannique a l’ambition de susciter « une nouvelle appréciation de l’importance de la guerre [de Crimée] comme tournant majeur de l’histoire de l’Europe, de la Russie et du Proche-Orient, dont les conséquences se font encore sentir aujourd’hui » (p. xxi). À l’heure où l’Union européenne hésite dans son attitude vis-à-vis de ceux qu’elle perçoit comme d’encombrants voisins, il est utile de revenir aux origines des susceptibilités et incompréhensions mutuelles. Pour la première fois dans l’historiographie, cette guerre est abordée dans une perspective comparatiste, à partir d’archives et de témoignages russes, français, britanniques et ottomans. L’ouvrage poursuit un triple but : mettre en valeur « les facteurs géopolitiques, culturels et religieux », décrire les pratiques militaires, et analyser – quoique brièvement – les mythes suscités par l’événement.

Un conflit impérialiste aux accents de « guerre sainte »

En 1853, la guerre éclate entre la Russie tsariste de Nicolas Ier et la Turquie ottomane d’Abdülmecid Ier. A l’origine du conflit se trouve la querelle entre catholiques et orthodoxes concernant leurs droits réciproques sur les sanctuaires chrétiens de Terre sainte, et plus particulièrement le refus du sultan de reconnaître le Tsar comme protecteur officiel des orthodoxes de l’Empire ottoman ; l’occupation des principautés danubiennes par les troupes russes soulève le mécontentement de Londres et Paris. Tandis que le Tsar s’illusionnait sur le soutien anglais, dès 1854, la Porte est rejointe par la France et la Grande-Bretagne, et l’année suivante par le Piémont-Sardaigne ; l’Autriche adopte une neutralité armée aux côtés des alliés. Ce qui aurait dû être un énième conflit russo-turc se transforme en guerre russo-européenne : champions de l’orthodoxie, les Russes sont choqués par l’union de l’islam avec la chrétienté catholico-protestante. Pourtant, le titre « The last Crusade » est peu justifié : sans doute relève-t-il davantage du choix éditorial que de l’interprétation historique. En revanche, la perception de cette « guerre sainte » par les contemporains sert de fil conducteur à l’analyse du conflit. L’expression était d’ailleurs utilisée par les protagonistes et les commentateurs des deux camps.

L’argument spirituel sert de justification principale au Tsar, « premier responsable » de cette guerre ; mais d’après Figes, plus encore qu’une justification, la « guerre sainte » était pour Nicolas Ier une conviction : « Il croyait qu’il faisait une guerre de religion, une croisade, pour accomplir la mission russe de défendre les chrétiens de l’empire ottoman », mission officiellement définie par le Traité de Kutchuk Kainardji de 1774 qui marqua la victoire de Catherine II contre les Turcs. Le facteur religieux n’est pas qu’un prétexte. Figes rappelle les motivations propres à chaque puissance dans l’engrenage du conflit : pour les Turcs, il s’agit de défendre l’intégrité d’un empire croulant, menacé par une révolution nationale ou islamique ; les Britanniques veulent affaiblir la Russie en passe de devenir un inquiétant rival sur le terrain asiatique ; Napoléon III cherche à restaurer l’influence française sur la scène européenne et méditerranéenne – l’ouvrage souligne à quel point, en France comme au Royaume-Uni, une opinion russophobe, aiguillonnée par sa sympathie pour la cause polonaise, s’avère active et efficace ; quant à la Russie, elle reste guidée par le souci de consolider sa prédominance dans les Détroits. Mais au commencement se trouve bel et bien la rivalité gréco-latine en Terre sainte : avec l’augmentation du nombre de pèlerins dans la première moitié du XIXe siècle, les jalousies et animosités se sont accrues entre les différentes communautés chrétiennes. Aussi, lorsque le sultan confie aux catholiques les clefs de l’église de la nativité à Bethléem, le Tsar est prêt au conflit pour réparer l’injustice faite aux orthodoxes.

La réaction de Nicolas Ier s’inscrit dans une tradition politique ancienne : depuis la chute de Byzance, le Tsar est perçu comme l’héritier de l’Empire chrétien d’Orient. Or, comme le rappelle Figes, l’année 1853 correspond au 400e anniversaire de la prise de Byzance par les Turcs. Cette coïncidence est d’autant plus remarquée que dans les années 1830-1840, l’identité orthodoxe a bénéficié d’un renouveau intellectuel et culturel. Les slavophiles ont progressivement élaboré une définition de la Russie comme « terre chrétienne d’Orient ». Aux yeux du Tsar lui-même, l’essentiel n’est plus tant la Sainte alliance – encore soutenue par son ministre (protestant) Karl Nesselrode – que la défense de la religion orthodoxe. Dans un Memorandum de l’historien slavophile Pogodine, Nicolas Ier a souligné le passage suivant : « Un grand moment dans l’histoire de la Russie est arrivé – plus grand peut-être que les journées de Poltava et Borodino. Si la Russie n’avance pas, elle reculera, c’est la loi de l’histoire. Mais est-ce que la Russie peut tomber ? Dieu permettrait-il cela ? Non ! Il guide le grand esprit russe, et nous voyons les pages glorieuses que nous avons à lui dédier dans l’Histoire de notre Patrie » (p. 135). Dans ses manifestes aux Slaves des Balkans, le Tsar énonce clairement que la Russie mène une guerre religieuse pour les libérer des Turcs. Sur ses instructions, les officiers offrent des cloches aux villages chrétiens « libérés ». Certes la ferveur religieuse du Tsar est encouragée par un calcul militaire : les chrétiens des Balkans fournissent une armée peu coûteuse… même si la fameuse légion « gréco-slave », composée de « croisés » grecs, albanais, serbes et bulgares, ne fut jamais importante numériquement.

La concentration des troupes russes en Crimée a transformé la péninsule en un champ de bataille hautement symbolique : dans cet ancien khanat tatar annexé en 1783, Catherine II avait fondé la base navale de Sébastopol, point de départ d’une future conquête d’Istanbul. Pendant la guerre, sermons et articles rappellent que le grand prince Vladimir avait reçu le baptême en 988 dans la cité criméenne de Chersonèse. Le sang des « martyrs » de la « Guerre d’Orient » contribue à faire de la Crimée une terre sainte : devenue ukrainienne, elle reste une source vive de la nostalgie impériale tsaristo-soviétique.

A la guerre sainte orthodoxe répondait le djihad (ou ghazavat) ottoman : à Istanbul les étudiants des médrese supplièrent le sultan, chef de l’oumma, de ne pas céder aux pressions russes. Par la suite, le soutien apporté par les chrétiens britanniques et français fut justifié par l’idée qu’Allah avait choisi l’Europe pour défendre les musulmans contre la Russie, même si, dans les faits, les soldats musulmans étaient mécontents d’être sous les ordres d’officiers « infidèles » ou convertis. Au Caucase, les montagnards engagés derrière l’imam Chamyl dans une guerre sainte contre le colonisateur russe reçurent aussi l’aide des alliés.

Pour ces derniers, le facteur religieux jouait aussi un rôle. En France, la querelle des Lieux saints trouva un écho passionné dans la presse catholique provinciale. Dans son adresse au sénat, Napoléon III justifie ainsi la guerre : « Pourquoi allons-nous à Constantinople ? Nous y allons avec l’Angleterre pour défendre la cause du sultan, et pas moins pour protéger les droits des chrétiens ; nous y allons pour défendre la liberté des mers et notre influence en méditerranée » (p. 158). L’entrée en guerre est quelquefois perçue comme la défense de la vraie religion occidentale contre la foi grecque (p. 163). En Grande-Bretagne, l’expansionnisme agressif de la Russie orthodoxe est présenté comme une menace pour le monde chrétien libre et moderne. Tous étaient donc partis en guerre – et surtout les Russes- avec la foi que Dieu était de leur côté.

Une guerre presque mondiale, presque totale, presque moderne

L’étude de Figes bénéficie du renouveau méthodologique lié à l’histoire de la Première Guerre mondiale. En effet, au miroir de cette dernière, la guerre de Crimée prend l’aspect d’une répétition générale : par l’ampleur des forces militaires engagées et par le nombre de soldats morts ou disparus notamment, environ 500 000 Russes (sur une armée d’1,2 million d’hommes), 100 000 Français (sur 310 000) et 20 000 Britanniques (sur 98 000). Sur le vaste territoire touché par la guerre, du Danube au Caucase, les dommages civils sont impossibles à évaluer, mais des communautés entières furent déplacées, voir massacrées.

« Presque mondial », le conflit débute dans les principautés danubiennes de Moldavie et de Wallachie (actuelle Roumanie), s’étend au Caucase où Turcs et Britanniques encouragent la lutte des peuples musulmans contre la Russie, et gagne, en 1854, la Crimée où la guerre s’installe dans la durée avec le siège de Sébastopol. La lutte se déroule aussi en mer baltique, en mer blanche et sur la côte pacifique de Sibérie. Les armées mêlent les nationalités les plus variées : aux côtés des Russes, des soldats venus de tout l’Empire, de Serbie, de Bulgarie, de Grèce… ; dans l’armée turque, des Tunisiens ; chez les alliés, des Polonais… En s’appuyant sur de nombreux témoignages, Orlando Figes compare les pratiques militaires - l’état d’extrême abandon de l’armée tsariste est révélé par les lettres censurées retrouvées dans les archives : « Nous passons tout le jour et la nuit dans la faim et le froid car ils ne nous donnent rien à manger » (Grigory Zubianka du 8e régiment des hussards à sa femme, 24 mars 1854, p. 169). En matière de logistique, l’armée française est la plus moderne : le soldat est mieux nourri (cantinières), mieux logé (taupinières, tentes-abris, tentes-coniques), mieux vêtu (la « criméenne ») et mieux soigné.

Les avancées technologiques sont mises à contribution : les fusils modernes provoquent des blessures plus graves d’où le grand nombre d’amputations et les innovations médicales (le docteur Nikolaï Pirogov pratique la première anesthésie sur champ de bataille) ; bateaux à vapeur, chemins à de fer, télégraphes sont de la partie ; la guerre est également source d’innovation journalistique en suscitant les premiers reporters. En Grande-Bretagne et en France, la guerre est suivie comme un feuilleton : articles, dessins, caricatures et photographies familiarisent les lecteurs avec la violence du conflit. Ils découvrent un paysage remodelé par la guerre (buttes défensives, tranchées, bombardements) et sont frappés par le caractère meurtrier de batailles restées célèbres dans la mémoire collective (Balaklava, Alma, Inkerman, Tchernaïa, Sébastopol).

Mythologie de la Guerre de Crimée

Dans un dernier chapitre – un peu trop succinct peut-être - Orlando Figes étudie l’impact identitaire de la guerre, à travers l’évocation des mythes et mémoires liés à l’événement. En Russie, comme en Grande-Bretagne et en France, le phénomène de commémoration préfigure ce qui se fit après 14-18. En Grande-Bretagne, des centaines de plaques et de monuments aux morts sont dressées à travers le pays. Le plus symbolique est sans doute l’ensemble en bronze de John Bell élevé sur la place de Waterloo à Londres, premier mémorial militaire à consacrer des soldats ordinaires. Des héros populaires inspirent des produits dérivés : le portrait de l’enseigne cosaque Shchegolov orne les paquets de cigarettes du même nom ; Florence Nightingale est déclinée en cartes postales, figurines ou médaillons. En France, une toponymie significative accompagne le nouveau Paris du baron Haussmann : rue de Crimée, boulevard de Sébastopol, pont de l’Alma, quartier Malakoff.

Si cette mémoire de la guerre semble appartenir au passé en France ou au Royaume-Uni, elle reste un principe identitaire d’actualité en Russie : en 1955, à l’occasion du centenaire de la guerre, l’historien soviétique Evguéni Tarlé publie un ouvrage intitulé La ville de la gloire russe, Sébastopol en 1854-55. Plus récemment, un colloque réuni à Moscou en 2006 a souligné que la Crimée n’avait pas été une défaite mais une victoire religieuse et morale contre une Europe décadente, un acte national de sacrifice dans une guerre juste. Comme le rappelle Orlando Figes, le facteur religieux n’est pas secondaire dans les confins turco-balkaniques de l’Europe. Cependant, cette guerre aux motivations incertaines reste avant tout le symbole de l’héroïsme du peuple russe.

par Lorraine de Meaux, le 23 novembre 2011

Pour citer cet article :

Lorraine de Meaux, « Crimée, une guerre de religion à l’âge industriel », La Vie des idées , 23 novembre 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Crimee-une-guerre-de-religion-a-l

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