En se plaçant à hauteur d’enfants, Camille Mahé démontre que la perception du Second conflit mondial par les plus jeunes a été différente de celle des adultes.
À propos de : Camille Mahé, La Seconde Guerre Mondiale des Enfants, Allemagne, France, Italie (1943-1949), Puf
En se plaçant à hauteur d’enfants, Camille Mahé démontre que la perception du Second conflit mondial par les plus jeunes a été différente de celle des adultes.
Les conflits russo-ukrainien et israélo-palestinien mettent aujourd’hui en évidence les conséquences des guerres sur les enfants à l’époque contemporaine. Selon les chiffres de l’Unicef, en 2023, plus de 460 millions d’enfants vivaient dans des zones de conflit, et 43,3 millions d’entre eux étaient en situation de déplacement forcé. Il s’agit du chiffre le plus élevé jamais enregistré depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
L’ouvrage de Camille Mahé, La Seconde Guerre Mondiale des Enfants, Allemagne, France, Italie (1943-1949), analyse la construction de la figure de l’enfant victime de la guerre au sortir de la Seconde Guerre mondiale et revient sur le phénomène de « victimation » (p. 23) dont elle a fait l’objet. À rebours des idées reçues, Camille Mahé démontre que, si la guerre a bel et bien eu des conséquences sur les plus jeunes, tous n’ont pas nécessairement été traumatisés. Cette « dissonance » entre la « figure presque iconique de l’enfant victime de guerre » et les « propos tenus par les enfants qui ont grandi durant les années 1940 » conduit à poser une question qui a « constitué le point de départ d’une recherche d’histoire comparée sur les expériences enfantines de la sortie de Seconde Guerre mondiale en France, en Allemagne et en Italie, entre 1943 et 1949 » : « Dans quelle mesure la Seconde Guerre mondiale a-t-elle affecté et transformé l’enfance en Europe occidentale ? » (p. 16).
L’historienne s’intéresse à un groupe d’enfants spécifique, les jeunes « d’âge scolaire », c’est-à-dire âgés de 6 à 14 ans. Alors que la plupart des travaux portent sur « l’histoire de l’enfance juive cachée, rescapée, persécutée » (p. 18), Camille Mahé s’intéresse aux enfants qui n’ont pas été « confrontés aux formes de violences les plus extrêmes » (p. 19). Le choix des trois espaces géographiques (France, Italie, Allemagne occidentale) s’explique, quant à lui, par des similitudes au niveau de leurs situations matérielles et institutionnelles, et du fait que ces trois pays ont été, « quoique à des moments et des degrés divergents » (p. 28), du côté des vaincus. L’autrice a fait le choix de se concentrer sur la partie occidentale de l’Allemagne (République fédérale allemande) et non sur la partie orientale (République démocratique allemande) étant donné « la spécificité des enjeux qui traversent l’espace oriental de l’Allemagne et le souci d’exploiter des sources comparables » (p. 28).
Les bornes chronologiques ont été choisies afin d’être « conformes aux événements qui sont porteurs de sens pour les enfants » (p. 29) et ne coïncident donc pas nécessairement avec la chronologie diplomatique et politique. L’année 1943 correspond ainsi au début de la « Libération » dans les trois espaces concernés, tandis que l’année 1949 marque le retour à « une stabilité et à une sécurité d’ordre matériel » (p. 30) en France et en Italie avec la fin du rationnement (un an plus tard en République fédérale allemande). Plus globalement, la fin des années 1940 marque « la fin d’une instabilité politique, institutionnelle, matérielle, alimentaire et familiale » (p. 30) et symbolise l’entrée dans l’ère de la paix.
Enfin, l’expression « sortie de guerre » a été préférée à celle d’après-guerre, qui « oppose de manière binaire la guerre et la paix ». A contrario, la sortie de guerre se définit comme « un processus complexe, parfois inachevé, de transition vers la paix et qui touche l’ensemble de la société » (p. 20). Si depuis le début des années 2000 la sortie de guerre a attiré l’attention des historiens et des historiennes, l’enfance demeure « le parent pauvre » (p. 22) des travaux sur ce sujet. L’ouvrage de Camille Mahé comble ainsi une lacune en s’intéressant au sort de l’enfance en sortie de Seconde Guerre mondiale dans les trois espaces étudiés.
Dans un premier temps, l’historienne revient sur « la sortie de guerre à hauteur d’enfants » (p. 42) dans les trois pays. En s’appuyant sur des sources qu’ils ont produites (dessins, rédactions scolaires…), Camille Mahé démontre que tous les enfants n’ont pas été terrorisés. Si certains d’entre eux ont bien exprimé des « sentiments de douleur et d’effroi », d’autres ont manifesté « de l’insouciance, de la fascination, voire de la joie » (p. 44). La mise à distance physique du conflit à travers les évacuations, la création d’un « imaginaire guerrier séduisant » (p. 47) par le biais des livres et jouets, mais aussi le fait que l’exceptionnel de la guerre pour les adultes relève de l’ordinaire pour de nombreux enfants qui grandissent pendant cette période, constituent des explications à ces réactions inattendues. La peur et l’inquiétude font néanmoins irruption lorsque le conflit entre au sein de la sphère intime des plus jeunes, en tuant ou en blessant un de leurs proches par exemple.
Les événements politiques et diplomatiques marquants pour les adultes ne sont pas nécessairement porteurs de sens pour les enfants. En effet, la fin officielle du conflit en Europe le 8 mai 1945 ne marque pas toujours la fin de la guerre pour les plus jeunes. La présence des armées alliées, les paysages marqués par la guerre – les ruines notamment – ainsi que la lente démobilisation culturelle [1] des enfants contribuent à maintenir les plus jeunes dans un état de guerre. Ce sont davantage des événements significatifs aux yeux des enfants qui marquent leur entrée dans la paix. La « recomposition matérielle de leurs espaces de sociabilité » (p. 121), c’est-à-dire, « retrouver un toit, retourner tous les jours à l’école » de même que l’arrêt des pénuries qui signifie la fin « des expériences douloureuses de la faim et du froid » (p. 121) sont importants. Enfin, c’est surtout « le retour des absents » (pères, frères, oncles…) qui permet « la reconstitution des liens familiaux et affectifs » (p. 121) et marque le passage du conflit à la paix pour les enfants à la fin des années 1940.
Camille Mahé remet aussi en question l’idée selon laquelle les plus jeunes ont constitué les premières victimes du conflit. En confrontant les voix des enfants avec celles des adultes, l’historienne analyse les « effets que la guerre a eus sur eux » (p. 39). La sortie de Seconde Guerre mondiale constitue en effet un « moment d’émulation » inédit « en matière de production et de circulation des savoirs sur l’enfance à l’échelle transnationale » (p. 167-168). Jamais les plus jeunes n’ont attiré avec une telle intensité l’attention d’autant d’experts (nutritionnistes, psychiatres, pédagogues, éducateurs, psychologues, pédiatres). Cette « nébuleuse » d’experts de l’enfance a joué un rôle clé dans « l’affirmation de la figure de l’enfant comme victime de guerre par excellence après 1945 et dans la construction des nouvelles normes de la souffrance enfantine qui en découlent » (p. 168). La guerre a bel et bien eu des impacts aux niveaux physiologiques, psychiques, moraux et intellectuels des jeunes, même si de fortes disparités sont relevées en fonction de l’origine territoriale (les petits citadins ont plus souffert de la faim que les ruraux), sociale (les classes aisées ont moins soufferts que les classes populaires) ou encore de l’âge (les adolescents ont plus été touchés par les effets de la guerre que les enfants).
Surtout, Camille Mahé met en évidence que « si les enfants de 6 à 14 ans ont souffert, le coût de la guerre a été, dans l’ensemble, moins lourd pour eux que pour d’autres groupes de la population » (p. 252). À la fin des années 1940, la majorité des experts indiquent que « pour la plupart des enfants d’âge scolaire d’Europe occidentale, les effets du conflit se sont en grande majorité résorbés » (p. 252). Dès lors, d’où vient l’idée que les plus jeunes ont été les premières victimes du conflit ? L’iconographie humanitaire, qui met en avant la souffrance enfantine dans ses représentations, constitue un des premiers facteurs explicatifs. Mais elle ne saurait à elle seule expliquer la prégnance de ce phénomène. Il faut également prendre en compte « l’élaboration de nouveaux intolérables – en l’occurrence, la violence exercée sur les corps enfantins » (p. 254) depuis le XIXe siècle, et dont les années 1940 constituent l’un des points d’orgue. De la mise en place de législations protectrices contre les « violences infligées sur le corps des enfants par les personnes dépositaires d’une forme d’autorité sur eux » (p. 269) aux XIXe et XXe siècles, en passant par la régulation du travail enfantin en Europe, les lois protectrices à l’égard des enfants se sont multipliées au cours des décennies qui ont précédé le Second conflit mondial. Enfin, cette idée a aussi été utilisée par les acteurs politiques à des fins de légitimation à un moment crucial de reconstitution matérielle et institutionnelle en France, Italie et Allemagne occidentale. Parce que l’aide à l’enfance victime de la guerre « incarne une forme d’action a priori désintéressée et altruiste, elle renforce leur assise morale et constitue en cela un puissant faire-valoir pour accroître leur légitimité » (p. 278). Par exemple, les autorités américaines en Allemagne en font « un outil de justification de leur présence » face à l’attitude hostile de certains et s’en servent pour « enraciner l’American way of life face au danger communiste » (p. 278).
L’historienne analyse par ailleurs les mesures adoptées dans les trois espaces étudiés afin de « sauver l’enfance » européenne des résidus du « fascisme, du nazisme et du vichysme » (p. 39). Il s’agit tout d’abord de « rééduquer les enfants à la paix et à la démocratie » en résorbant « l’influence qu’a pu avoir l’autoritarisme sur les plus jeunes » (p. 298). L’école joue à ce titre un rôle crucial et se trouve au cœur des mesures par la mise en place de nouveaux programmes scolaires ainsi que par le recours à des pratiques pédagogiques novatrices. Par exemple, les pratiques de l’autogouvernement et du référendum sont introduites dans les écoles françaises, italiennes et allemandes afin d’initier les enfants à la démocratie. L’école étant considérée comme « une société en miniature », il est important pour les autorités « d’apprendre aux élèves les outils de la démocratie (le vote, le sens des responsabilités, etc.) car ce qui se pratique dans les mondes scolaires se reproduit à l’âge adulte dans la vie politique locale et nationale » (p. 329). Il s’agit également d’épurer l’école d’une certaine partie de son personnel dans le cadre des politiques de dénazification, défascisation ou dévichysation.
Ensuite, les différents gouvernements cherchent à contribuer au « relèvement physique et moral des enfants » (p. 343). Cela passe par « l’assainissement des loisirs » (p. 344), essentiellement les jouets et la littérature, qui constituent « la culture matérielle enfantine » (p. 345). Les politiques cherchent aussi à intervenir dans la sphère privée afin de sauver l’institution familiale qui apparaît en crise en sortie de guerre alors qu’elle est considérée comme « essentielle pour le relèvement moral, voire psychique des enfants » (p. 358). Enfin, le relèvement physique des plus jeunes constitue le troisième pilier. Il s’agit principalement de mener des politiques prophylactiques à l’école ou encore de rééduquer les enfants mutilés pour favoriser leur insertion dans la société en tant que futurs citoyens. L’objectif de ce relèvement physique a aussi une finalité économique étant donné que les enfants constituent les adultes de demain qui travailleront et aideront à la reconstruction du pays. Même les jeunes mutilés font l’objet de mesures de « rééducation professionnelle » (p. 379) en les formant à certains métiers (boulanger, boucher etc.) afin qu’ils contribuent eux aussi à la reconstruction du pays et soient socialement insérés.
L’ouvrage de Camille Mahé est éclairant à plusieurs égards. Tout d’abord, au niveau archivistique, il s’appuie non seulement sur des sources produites par les adultes (rapports d’organisations internationales, presse, correspondances) mais aussi par les enfants. Depuis le début des années 2000, les historiens et historiennes de l’enfance recourent de plus en plus aux sources enfantines, essentielles pour comprendre la perspective des plus jeunes. Les travaux scolaires, journaux personnels, lettres et dessins constituent ici l’essentiel du corpus. En les croisant avec les sources des adultes, celles-ci permettent de se placer à « hauteur d’enfants » et de comprendre la manière dont les plus jeunes ont vécu le conflit.
L’approche comparative est aussi particulièrement riche. Jonglant avec brio entre les trois espaces retenus, Camille Mahé démontre que les jeunes Allemands de l’Ouest, Français et Italiens ont vécu des expériences largement similaires pendant cette période. Plus (ou du moins autant) que la nationalité, ce sont surtout les origines sociales, géographiques, la religion et le genre qui ont influencé le vécu du conflit chez les enfants d’âge scolaire. En outre, la comparaison permet également de « revisiter un événement bien connu » (p. 25) et prouve que les recherches sur la Seconde Guerre mondiale n’ont pas encore été épuisées.
À cet égard, l’ouvrage de Camille Mahé comble un vide historiographique important. Jusqu’à présent, peu de chercheurs et chercheuses se sont intéressés aux vécus des plus jeunes qui n’ont pas été confrontés aux violences extrêmes. S’il demeure encore des travaux à effectuer sur le sort des enfants nomades, de nombreuses études ont été consacrées aux expériences des enfants juifs (cachés, déportés, rescapés) pendant le conflit. [3] Sans nier la spécificité du génocide qui a visé ces jeunes et les particularités des expériences de guerre des enfants juifs, l’historienne soutient néanmoins qu’« en ciblant certaines catégories d’enfants spécifiques, l’historiographie tend […] à cloisonner les expériences, alors qu’elles se sont aussi croisées et/ou superposées » (p. 19). Ainsi, les enfants juifs ont partagé des expériences communes avec les jeunes filles et garçons du même âge qui ont « eux aussi fait l’expérience des bombardements et de la faim sur le front occidental, ont manipulé des engins explosifs qui ont pu les blesser ou noué des liens avec les armées alliées » (p. 19). L’ouvrage complète ainsi les travaux existants qui portent plus spécifiquement sur les expériences singulières des enfants ciblés par les violences extrêmes pendant le conflit. En proposant une approche plus globale qui s’intéresse également au sort des enfants non juifs, Camille Mahé décloisonne l’historiographie et renouvelle l’approche d’un sujet qui résonne de manière marquante avec l’actualité. [4]
par , le 24 février
Charlotte Canizo, « Grandir entre les ruines », La Vie des idées , 24 février 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Camille-Mahe-Seconde-Guerre-Mondiale-Enfants
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Notion forgée par l’historien John Horne pour décrire la lente et ritualisée déprise du conflit dans les sociétés qui viennent de sortir de la guerre. John Horne, « Démobilisations culturelles après la Grande Guerre » dans 14-18, Aujourd’hui, Today, Heute, Paris, Éditions Noésis, 2002, p. 45-53.
[2] Manon Pignot. « À hauteur d’enfant : Le défi historiographique des expériences de guerre enfantines et juvéniles ». L’Autre, 2020/2 Volume 21, 2020. p. 142-150.
[3] Parmi tant d’autres ouvrages, on peut mentionner : Deborah Dwork. Children with a Star : Jewish Youth in Nazi Europe. New Haven : Yale University Press, 1991, 400 p. ; Katy Hazan. Les orphelins de la Shoah, Les maisons de l’espoir (1944-1960). Paris : Les Belles Lettres, 2000, 418 p. ; Ivan Jablonka. L’Enfant-Shoah. Paris : Puf, 2014, 382 p. ; Daniella Doron. Jewish Youth and Identity in Postwar France. Rebuilding Family and Nation. New Haven : Indiana University Press, 2015, 309 p.
[4] Une telle approche visant à décloisonner les expériences des enfants juifs et non juifs pendant la Seconde Guerre mondiale a déjà été adoptée par l’historien Nicholas Stargardt concernant les jeunes allemands dans son ouvrage Witnesses of War : Children’s Lives Under the Nazis, New York : Random House, 2005, 509 p.