Absence de culture politique, faiblesse des institutions, poids des inégalités et de la corruption : l’urbaniste João Whitaker expose dans cet entretien les causes de l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite au Brésil.
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Dossier / Ce que l’extrême droite fait au monde
Absence de culture politique, faiblesse des institutions, poids des inégalités et de la corruption : l’urbaniste João Whitaker expose dans cet entretien les causes de l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite au Brésil.
Né en 1966, architecte-urbaniste et économiste, João Sette Whitaker Ferreira est professeur à l’Université de São Paulo depuis 2000. Auteur internationalement reconnu de nombreux travaux sur les inégalités dans les villes brésiliennes, il a notamment publié O mito da cidade global. O papel da ideologia na produção do espaço urbano (Petrópolis – Rio de Janeiro, Vozes, 2007) et Produzir casas ou construir cidades ? Desafios para um novo Brasil urbano (São Paulo, Fupam, 2012). Ses recherches portent sur la précarité de l’habitat au Brésil, ainsi que sur les politiques de logement social. Membre du Parti des Travailleurs (PT) depuis 1985, il a aussi été Secrétaire du Logement à la mairie de São Paulo entre décembre 2015 et décembre 2016, lors du mandat de Fernando Haddad.
La Vie des idées : João Whitaker, comment analysez-vous aujourd’hui la victoire de Jair Bolsonaro le 28 octobre 2018, avec 55,1 % des suffrages et près de 58 millions de voix, et son accès au palais du Planalto le 1er janvier 2019 ?
João Whitaker : De nombreux facteurs ont joué, mais je pense que l’une des principales raisons tient au faible degré de politisation et au manque de culture politique de la société brésilienne, même 34 ans après la fin de la dictature. Comme tous les pays sous-développés (je parle ici des pays profondément marqués par les inégalités indépendamment de leur position dans la hiérarchie économique mondiale), le Brésil vit une situation dichotomique marquée par une très forte concentration des richesses et un accès inégal à l’information et à l’éducation. L’Institut brésilien de géographie et statistique (IBGE) travaille avec une échelle de cinq classes sociales (A, B, C, D, E, des plus hauts aux plus faibles revenus) auxquelles s’ajoutent de fortes disparités régionales. Si beaucoup de progrès ont été faits pendant les gouvernements de Luiz Inácio Lula da Silva (2003-2010) et Dilma Roussef (2011-2016), ces avancées se sont concentrées sur certains territoires et certaines populations. La petite classe moyenne a vu son niveau de vie augmenter (elle est passée de D à C), mais ces évolutions se sont principalement traduites par un accès aux biens de consommations – avec tout ce que la société de consommation charrie. Elles n’ont pas été accompagnées d’une meilleure formation critique ou d’une plus grande conscience politique.
La Vie des idées : Cela signifie-t-il que les politiques sociales déployées durant les années Lula n’ont pas eu les effets escomptés ?
João Whitaker : Les politiques sociales de Lula ont eu un réel impact pour les populations très pauvres du Nord et du Nordeste, dans les milieux ruraux où le PT conserve jusqu’à aujourd’hui une grande force électorale. Mais cette base n’est pas suffisante à l’échelle du Brésil, comme on l’a observé lors des dernières élections. Et la question urbaine demeure un grand impensé. Dans les grandes agglomérations, des millions de personnes sont confrontées à des problèmes de logement, de mobilité, d’assainissement, aux maladies qui en découlent, etc. Les revenus sont certes plus élevés que dans l’intérieur du Nordeste par exemple, mais à Rio, São Paulo, Belo Horizonte, Porto Alegre et dans toutes les villes importantes, le coût de la vie est très élevé. Il y a une très grande pauvreté dans ces grands centres urbains qui n’a pas été prise en compte même si, à São Paulo, les deux maires du PT, Marta Suplicy (2001-2004) et Fernando Haddad (2013-2016), ont mené une politique d’aménagement du territoire avec des mesures concrètes en faveur de la mobilité (couloirs de bus, pistes cyclables, etc.) ou la création de centres d’éducation et de réseaux culturels en périphérie qui ont permis – partiellement du moins – de reconstruire des tissus sociaux.
À Rio, au contraire, où Bolsonaro a réalisé des scores spectaculaires, la situation est critique. Les favelas sont soumises à une triple emprise : celle du trafic de drogue qui engendre une situation de guerre entre deux grandes entreprises criminelles, Comando Vermelho et Amigos dos Amigos, alors qu’à São Paulo, l’organisation mafieuse baptisée Premier Commando de la Capitale (PCC) règne seule sur les périphéries ; celle des milices paramilitaires, qui ont occupé des favelas et repris les mêmes pratiques que le crime organisé ; celle des églises évangéliques qui exercent une forte emprise sur le territoire. Personne ne s’est réellement rendu compte de cette situation alors même que quelqu’un comme Sérgio Cabral, un véritable bandit lié à tous ces groupes, a été élu au gouvernement de l’État. Cela n’a pas empêché Lula de lancer les Jeux Olympiques à Rio, deux ans après la Coupe du monde de football dont la finale a eu lieu au stade Maracanã, ce qui correspondait à sa vision de l’exercice du pouvoir, selon laquelle il fallait toujours négocier et faire des compromis pour que le Brésil avance, « faire avec » en quelque sorte. En réalité, c’était inacceptable d’apporter un appui politique à Cabral, mais à l’époque il n’y avait pas d’alternative pour Rio. Après il y a eu Marcelo Freixo, et le Parti Socialisme et Liberté (PSOL) s’est développé. Mais cela n’a pas empêché un évêque évangélique, Marcelo Crivella, d’être élu maire en 2016. On ne s’est pas rendu compte de la gravité de la situation, politiquement et culturellement parlant. Crivella n’est finalement pas très différent de Bolsonaro, dont le premier acte public a été une prière après sa victoire. J’utilise l’exemple de Rio, mais ces éléments sont aussi présents à São Paulo ou dans le Minas Gerais. L’éclatement du tissu social urbain et l’absence de l’État ont laissé la place à des organisations religieuses qui se transforment parfois en prestataires sociaux et se montrent désormais capables de capter ou orienter des millions de votes.
La Vie des idées : On comprend donc que l’ère PT a été marquée par certains aveuglements qui ont coûté cher – nous aurons l’occasion d’en reparler. Mais, pour revenir aux dernières élections, quelles ont été les bases sociologiques de la victoire de Bolsonaro ?
João Whitaker : Trois grands groupes d’électeurs ont contribué à sa victoire : la petite classe moyenne consommatrice que j’évoquais tout à l’heure, les pauvres des grands centres urbains où prospèrent les églises évangéliques et les milices, séduits par le discours sécuritaire, et l’élite. Et j’utilise le mot élite avec tout son poids sociologique ici. Pour résumer brièvement les travaux de Florestan Fernandes [1], la bourgeoisie brésilienne est une élite patrimoniale – et non pas une bourgeoisie industrielle « traditionnelle » – qui plonge ses racines dans l’élite coloniale du XVIe siècle et sa logique esclavagiste. D’un petit groupe de propriétaires fonciers, elle a évolué au cours des temps, devenant certes plus diversifiée et complexe, mais en demeurant toujours composée par une minorité de grands propriétaires, industriels, banquiers ou entrepreneurs médiatiques, et s’est maintenue au pouvoir jusqu’à l’élection de Lula en instrumentalisant l’État selon ses intérêts particuliers. Il ne faut pas oublier qu’au Brésil, les 1 % les plus riches détiennent près de 28 % des richesses (le taux le plus élevé au monde) selon les études récentes de Thomas Piketty.
Dans la dernière élection, les partis qui représentent traditionnellement cette élite, le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB) et le Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB), se sont fait surprendre et doubler par l’arrivée de Bolsonaro. Et pourtant parmi cette élite (la classe A et le sommet de la classe B, c’est-à-dire le cinquième le plus riche des Brésiliens), il y a aussi des électeurs de gauche – liés notamment aux milieux académiques – qui ont eu un rôle important dans les victoires du PT. Il existe un grand nombre de nouveaux riches, qui ont gagné beaucoup d’argent grâce au dynamisme des secteurs bancaires et financiers dans les années 2000. Sur le plan politique, ces nouveaux riches penchent nettement vers l’extrême droite. Racistes, antisémites, anti-musulmans, anti-pauvres, ils habitent dans des gated communities protégées par des gardes armés et entourés de barbelés – une forme urbaine qui est d’ailleurs illégale, mais que les juges et les promoteurs ont laissée prospérer puisqu’ils y habitent. La question du flou entre la légalité et l’illégalité n’est pas née avec Bolsonaro, mais s’inscrit de longue date dans l’espace urbain et dans le fonctionnement politique brésilien.
Ces nouveaux riches, de même que la nouvelle classe moyenne dopée par le boom économique des années Lula, ont aussi été très touchés culturellement par les gouvernements du PT : en reconnaissant un espace politique aux mouvements sociaux et aux groupes minoritaires, Lula et Dilma ont donné une forme de pouvoir aux mouvements féministes, homosexuels, des Noirs, ou des Indiens. Ce n’est pas un hasard si une part importante des électeurs de Bolsonaro est composée d’hommes blancs, de classe moyenne et d’âge moyen, représentant les archétypes de l’élite et des consommateurs de la nouvelle classe moyenne. Et ce n’est pas un hasard non plus si le nouveau président s’est acharné contre l’égalité des salaires entre hommes et femmes ou contre les réserves indiennes et qu’il ait dit, dans son discours d’investiture, qu’il abolirait le « politiquement correct ».
La Vie des idées : Pouvez-vous revenir sur la séquence de déstabilisation politique qui a conduit à ce rejet violent du PT ? On évoque souvent les grandes manifestations de 2013, mais ce mouvement reste difficile à décrypter.
João Whitaker : Les gouvernements de gauche sont beaucoup plus perméables aux pressions sociales que ceux de droite et cela les fragilise. Le mouvement de 2013 est parti des milieux étudiants de São Paulo et de quelques autres grandes villes, de jeunes qui réclamaient de meilleurs services publics – dans les transports notamment. Ces revendications, très légitimes en ce qu’elles montraient que la dimension publique du rôle de l’État commençait enfin à être comprise et revendiquée, ont donné naissance au mouvement Passe Livre, qui réclamait la gratuité des transports collectifs à São Paulo. Haddad, qui était alors maire, a créé un abonnement gratuit pour tous les élèves des écoles et les étudiants des universités publiques au-dessous d’un certain niveau de revenus et a baissé l’âge de la gratuité pour les seniors (pour un budget de près de 100 millions d’euros). C’était inédit et très radical dans le contexte brésilien.
Ce mouvement a duré quatre jours. Geraldo Alckmin, le gouverneur de droite de l’État de São Paulo dont dépend la police, a donné l’ordre de réprimer les manifestations en dépit des protestations de Haddad. Les médias se sont alors emparés du mouvement avec le slogan « Vem para rua você também » (« Viens dans la rue toi aussi ») et les élites, qui n’avaient pas digéré la troisième défaite consécutive contre le PT lors des élections de 2010, se sont dit qu’elles tenaient là un bon moyen pour faire tomber Dilma. Poussée par une impressionnante campagne médiatique, la « classe moyenne haute » est descendue dans la rue et a réorienté les manifestations : les revendications de politiques urbaines ont cédé la place à un mouvement « Fora Dilma » (« Dilma dehors »), portant des messages très flous. C’est à ce moment précis que l’on a vu apparaître des mouvements pro-dictature, des riches défiler avec le maillot de la Seleção (l’équipe nationale de football), des groupes brandissant des pancartes « Vive le gouvernement militaire » ou « Le gouvernement militaire nous manque » sur l’avenue Paulista. Des images qui, avec le recul, annonçaient déjà celles de l’élection de Bolsonaro. Et c’est là qu’a commencé la débâcle politique de Dilma.
La Vie des idées : Quelle a été la responsabilité de la droite dans cette « débâcle » ?
João Whitaker : Les manifestations de 2013 ont entamé la popularité de Dilma, mais n’ont pas empêché sa réélection en 2014. Le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB) et le Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB) n’ont pas accepté le verdict des urnes et se sont associés pour faire tomber la présidente avec une basse manœuvre politique. Ils ont obtenu sa destitution au motif non pas de corruption, mais d’une simple cavalerie budgétaire. Une pratique courante qui ne relève en rien des « crimes de responsabilité » reconnus par la Constitution pour une procédure d’impeachment. D’ailleurs, deux mois après, cette pratique a été à nouveau légalisée et reprise par le président Michel Temer (PMDB).
Dilma a également commis des erreurs et souffert du fait d’être clairement plus à gauche que Lula. Contrairement à lui, elle ne tolérait pas les accords avec la droite clientéliste. Elle s’est isolée du Parlement, dont la présidence est tombée entre les mains d’un corrompu notoire, Eduardo Cunha. Pour éviter le procès qui le menaçait et qui l’a finalement conduit en prison, Cunha a aussitôt fait chanter Dilma : si elle ne suspendait pas les charges pesant contre lui, il lancerait une procédure de destitution. Dilma a refusé, croyant n’avoir rien à craindre. C’était sans compter sur l’imagination de ses adversaires et la fragilité des institutions démocratiques brésiliennes.
Les PSDB et le PMDB ont tout de suite vu là une possibilité inespérée de préparer un coup d’État et de reprendre la présidence aux élections suivantes. Le candidat pressenti était Aécio Neves (président du PSDB et sénateur du Minas Gerais), l’adversaire malheureux de Dilma en 2014, mais il a disparu du paysage politique du fait de la concurrence interne dans son parti et d’une inculpation pour corruption en 2017. Qui a surgi, de toute cette confusion, pour défendre les couleurs du PSDB ? Geraldo Alckmin. Mais Alckmin n’avait ni le charisme ni un pouvoir politique capable de le porter au delà de São Paulo. Le PSDB s’est fragilisé et la stratégie de prise du pouvoir suite au coup d’État a échoué à quelques mètres du but ; elle s’est en quelque sorte corrompue de l’intérieur. L’extrême droite a donc profité de cette situation en même temps que de la déconstruction du Parti des travailleurs menée de manière systématique depuis 2014. Car la droite a construit le coup d’État contre Dilma et mis hors-jeu Lula en appuyant toujours sur la même touche : la corruption. Pourtant, le PT est de loin le moins corrompu des grands partis brésiliens. Les municipalités du PT étaient très peu impliquées dans des affaires de corruption. Mais la droite a réussi à accoler cette image de corruption au PT et obtenu l’incarcération de Lula à partir de constructions fantaisistes, avec la complicité des médias et de la justice.
Tout cela a alimenté un fort rejet du PT qui, allié au discours sécuritaire, à l’emprise des églises évangéliques et aux nouvelles possibilités de manipuler la vérité, a formé le terreau de l’extrême droite. Mais Bolsonaro lui-même n’est pas d’extrême droite : c’est un opportuniste qui n’a pas de programme structuré, un représentant de ce qu’on appelle au Brésil le « bas clergé » de la Chambre des députés, un petit parlementaire sans influence politique ni œuvre législative, défendant uniquement ses propres intérêts. Le népotisme à l’état suprême. Il utilise le discours d’idéologues réactionnaires, comme Olavo de Carvalho, mais n’a pas une pensée cohérente d’extrême droite. Il dit « la dictature, c’était bien » ou « on va mitrailler les membres du PT » parce que c’est ce que son électorat veut entendre. Il aime choquer, ça lui rapporte des voix, mais il est incapable d’une réflexion politique. Des forces réelles d’extrême droite, comme le Mouvement Brésil Libre (MBL) se sont réjouies de son élection, mais le MBL ne fait pas partie du premier cercle de Bolsonaro.
La Vie des idées : Selon vous, Bolsonaro n’est donc pas un président d’extrême droite ?
João Whitaker : Il n’a pas de vision politique cohérente. Il porte un projet ultra libéral, car le principal artisan de sa campagne a été Paulo Guedes, un Chicago boy qui est devenu son « super ministre » de l’Économie. Il porte un projet ultra légaliste, car il a nommé Sérgio Moro, le juge responsable de l’opération anti-corruption Lava Jato et de l’emprisonnement de Lula, « super ministre » de la Justice. Et il porte le projet nationaliste et développementaliste [2] des militaires. Ces trois groupes poursuivent des intérêts distincts et en partie contradictoires. Bolsonaro, lui, n’est rien. Il est parvenu au pouvoir grâce à un concours de circonstances et une grande habilité à manipuler. Sans compter la fraude électorale, avec l’achat d’envois massifs de messages sur le réseau social WhatsApp par des entreprises privées. Alors que le financement privé des campagnes est aujourd’hui illégal, on parle de plusieurs contrats, réalisés par des hommes d’affaires se vantant de « dépenser plein d’argent » pour que Bolsonaro gagne au premier tour, à hauteur de 4 à 5 millions d’euros chacun.
Près de 350 millions de messages ont été envoyés, de manière ciblée, à des groupes de fidèles d’églises évangéliques par exemple. Des montages représentant Haddad distribuant un « kit gay » à l’usage des enfants (un biberon avec une tétine en forme de pénis). Une photographie de lui à côté d’une jeune fille avec la légende « Haddad l’a violée », etc. Lorsque l’affaire a été découverte, entre les deux tours de l’élection, Haddad a demandé à ce qu’une enquête soit diligentée en urgence, mais le tribunal électoral a regardé ailleurs. Des centaines de millions de messages qui nous semblent ridicules, mais qui ont fonctionné.
La Vie des idées : Vous avez évoqué la responsabilité de la droite dans la déstabilisation politique du pays en amont de la campagne, mais peut-on également porter un regard critique sur le bilan des quatorze années au pouvoir du PT comme vous l’avez d’ailleurs suggéré au début de cet entretien ?
João Whitaker : Je parlais tout à l’heure d’un manque de conscience politique. Le PT n’a pas accompagné ses politiques sociales d’une véritable stratégie politique comme Hugo Chávez au Venezuela par exemple. Même si l’on ne peut évidemment pas citer le Venezuela actuel en exemple, les dispositifs participatifs qui s’y sont développés dans les années 2000 et qui ont contribué à une socialisation politique de populations traditionnellement marginalisées n’ont jamais eu d’équivalent au Brésil. On aurait pu mettre en place des groupes de réflexion ou réinvestir les vieilles communautés de base, nées à l’époque de la théologie de la libération, pour reconstruire les tissus sociaux et accompagner les petites classes moyennes. Mais le PT s’est engagé dans une autre direction, avec une professionnalisation accrue du personnel politique et des négociations avec des partenaires peu acceptables.
Le tournant s’est opéré avec l’élection de Marta Suplicy à la mairie de São Paulo, en 2000. J’étais très opposé à sa politique même si je suis resté dans le parti. Elle a placé des bouledogues au Conseil et à la Chambre de la municipalité qui négociaient n’importe quoi pour lui permettre de gouverner. Elle a d’ailleurs quitté le PT depuis et participé activement au coup d’État, ce n’est pas une coïncidence. C’est au moment de son élection qu’on a commencé à payer des personnes pour agiter des drapeaux du PT au bord des routes en lieu et place des militants. Le parti a pris la mairie de São Paulo, puis Lula est arrivé à la tête de l’État grâce aux grosses sommes d’argent investies par les entreprises du bâtiment, ce qui a donné lieu ensuite à toutes ces affaires de corruption mises à jour par l’opération Lava Jato. La porte était ouverte.
Mais attention, la corruption existait déjà comme pratique inhérente de la vie politique brésilienne bien avant le gouvernement militaire (1964-1984). Le retour à la démocratie et l’adoption de la Constitution très progressiste de 1988 ne l’ont pas éradiquée. Le président Fernando Collor (1990-1992) a été destitué en 1992 suite à des affaires de corruption. Des scandales liés aux privatisations ont accompagné la présidence de Fernando Henrique Cardoso (1995-2002), sans pour autant qu’il ne soit inquiété. Le financement privé des campagnes est devenu légal après la chute de Collor pour tenter d’apporter des formes de régulation. Mais le PT a apporté un élément nouveau en professionnalisant le système et en obtenant le soutien massif de groupes publicitaires et de grandes entreprises du bâtiment et des travaux. C’était un choix : céder sur certains points du programme pour accéder au pouvoir, de manière pragmatique. Mais cela correspondait aussi à un projet de développement du Brésil, avec la construction d’aéroports, de barrages, de routes, les Jeux Olympiques, etc. Le PT n’a pas inventé les pratiques de corruption, mais le parti a misé sur ces grandes entreprises au détriment de sa base politique. Pendant le premier gouvernement de Lula, les militants se sont sentis orphelins et les scandales de corruption se sont multipliés. Il faut quand même préciser que c’est Dilma qui, en 2015, a interdit à nouveau le financement privé des campagnes. Cette mesure est toutefois arrivée trop tard.
La Vie des idées : Mais n’est-ce pas finalement le propre de tout gouvernement de gauche ou, du moins, se revendiquant de la gauche, qui prétend transformer la société ? En Équateur, par exemple, la victoire de Rafael Correa aux élections présidentielles de 2006 a été portée par le mouvement indigène et divers mouvements sociaux, mais il s’est lui aussi coupé de cette base sociale en l’espace de quelques années.
João Whitaker : Les gouvernements de gauche sont confrontés à des difficultés dès qu’ils sont pris dans les rouages du système mondial capitaliste, bien sûr. Mais la situation est un peu différente pour le PT dont les compromissions n’ont pas suivi l’accession au pouvoir, mais lui ont permis de gagner. Lula n’a pas accédé à la présidence uniquement grâce aux mouvements sociaux, mais aussi avec l’argent des entreprises et une stratégie de communication politique plus professionnelle qu’idéologique. Ce point est très important si on pense à l’élection de Bolsonaro. Le PT a créé un nouveau type de campagne fondé non plus sur l’idéologie, mais sur la médiatisation, la personnalisation et le marketing politique. Les candidats n’étaient plus élus en interne, à partir des propositions des comités locaux, mais choisis directement par la tête du parti en fonction de leur image et de leur potentiel médiatique. Les responsables politiques n’ont plus été choisis en fonction de leur capacité à défendre des idées de gauche, mais de leur habilité à dire ce que les téléspectateurs souhaitent entendre. Le PT a mis en place une politique de communication très sophistiquée, faisant appel aux sentiments, mais écartant les débats de fond sur l’éducation publique, la non-privatisation, etc. Il se prévalait d’être porteur de changements structurels, ce qui lui a permis de conserver le soutien de la gauche et de mener d’importantes réformes sociales, sans pour autant résoudre des contradictions de fond, qui ont fini par hâter sa débâcle.
La Vie des idées : Le manque de réformes structurelles en matière d’éducation est également crucial. Comment l’expliquer ?
João Whitaker : Il faut souligner la difficulté à promouvoir des réformes structurelles au Brésil. Le PT a fait avancer les choses plus que n’importe quel autre parti, ce qui explique aussi la violence de la réaction conservatrice. Mais comment rompre sur un temps court avec 500 ans de clientélisme, d’inégalités, de corruption en tout genre ? Comment transformer des dynamiques sociales fondées sur une inégalité structurelle ? Quand j’étais secrétaire au logement de la ville de São Paulo, un poste de faible importance à l’échelle de la politique brésilienne (même si la ville compte 12 millions d’habitants et un PNB quatre fois plus élevé que celui de l’Uruguay), j’avais 1 000 fonctionnaires sous ma responsabilité. Le secrétaire de l’éducation de São Paulo en avait 80 000. On parle de très grosses structures, dont les changements ne peuvent se faire que de manière capillaire, sur le moyen ou le long terme.
Et il faut se souvenir que le Brésil est un pays fédéral. L’enseignement primaire et secondaire est placé sous la responsabilité des États et des municipalités, seules les universités relèvent de la tutelle du gouvernement fédéral. Lula a pu agir sur l’enseignement supérieur, mais son action a été beaucoup plus limitée pour le primaire et le secondaire, qui sont pourtant le vrai lieu de transformation sociale. On reste donc dans ce grand paradoxe : au Brésil, la très grande majorité des étudiants qui accèdent aux universités fédérales publiques viennent de lycées privés. Pour le primaire, Lula a rendu l’école obligatoire à partir de 5 ans. Auparavant, l’école commençait à 6 ans, ce qui créait des problèmes sociaux très graves, car la prise en charge de la petite enfance ne va que jusqu’à 5 ans au Brésil. Les enfants pauvres, dans les périphéries, étaient déscolarisés et livrés à eux-mêmes. La mesure était importante, mais sa mise en œuvre a été un désastre. Les municipalités n’étaient pas prêtes, les écoles de l’État n’étaient pas prêtes, l’alphabétisation n’a pas été bien menée, les enfants ont été placés beaucoup trop tôt dans des structures rigides. Les spécialistes de l’éducation, qui avaient soutenu cette décision, se sont retournés contre, etc.
Le gouvernement a dû faire face à de nombreuses difficultés, ce qui a également été le cas dans le secteur de la santé publique. Le système de santé n’est pas si mauvais que cela au Brésil, mais tout est privatisé par et pour les plus riches. Les services publics sont assurés par le secteur privé. Les classes moyennes abandonnent le public et ne veulent plus payer d’impôts pour ce qu’ils paient déjà dans le privé. Ce ressentiment alimente un électorat très manipulable et volatil, qui vote selon les circonstances, et on en arrive à Bolsonaro.
La Vie des idées : Quelles sont les perspectives de reconstruction de la gauche brésilienne aujourd’hui ?
João Whitaker : La gauche est complètement désorientée. Il y a des mouvements qui émergent, comme le BRCidades auquel je participe, qui est un vaste réseau d’action collective visant à penser ensemble les questions urbaines et démocratiques. Mais tout le monde se sent perdu, à commencer par le PT, qui est englué dans des disputes stratégiques internes, et ne parvient plus à prendre de décision. Depuis le coup d’État, le PT n’a pas su reprendre la main, la gauche la plus combattive est représentée par le PSOL. La persécution de Lula a paralysé le parti et c’est une des raisons pour lesquelles il risque de ne pas être libéré de sitôt. Son emprisonnement sert le pouvoir en place. C’est un scandale. Je regrette que les démocraties ne réagissent pas pour exiger sa libération. À ce rythme, il risque de mourir en prison.
Il y a quand même un aspect positif qui doit être souligné : la droite traditionnelle a été balayée lors des élections. Le PT est le parti qui a obtenu le plus grand nombre de députés et de gouverneurs tandis que Haddad a réuni 47 millions de votes au second tour. Cela reste une force même si tout le monde se sent perdu aujourd’hui. Et nous avons un savoir-faire démocratique. Contre nous, il y a des fous furieux qui n’ont aucun projet et déclarent officiellement que le réchauffement climatique est une conspiration marxiste organisée par la Chine. Face à cette droite-là, la gauche doit retrouver ses engagements, ses utopies pour se reconstruire.
La Vie des idées : Mais cette reconstruction peut-elle s’opérer dans un jeu démocratique dévoyé ?
João Whitaker : La confrontation sera très forte car elle ne s’opère plus sur des bases démocratiques. Le Brésil est confronté à l’effondrement de son système judiciaire. Bolsonaro n’en est pas responsable. Ce sont les partis de droite qui ont mené le coup d’État de 2016, mais aussi Sérgio Moro qui a rallié Bolsonaro après avoir mis Lula, son principal rival, en prison. Le conflit d’intérêts est patent. Dans n’importe quelle démocratie on aurait annulé le procès de Lula. La Cour Suprême du Brésil ne masque même plus son orientation politique, en maintenant coûte que coûte Lula en prison alors qu’il n’a pas épuisé tous les recours en justice, ce qui est inconstitutionnel. Et, face à ces atteintes répétées à la démocratie, les médias font semblant de ne rien voir.
La destruction de la démocratie a commencé avec le coup d’État contre Dilma et le silence des médias. Bolsonaro l’a bien compris. Il fait des essais. Il commence par tenir des propos racistes, il ne se passe rien. Il dit ensuite qu’il faudrait fusiller l’ancien président Fernando Henrique Cardoso, il ne se passe rien. Que la dictature devrait se reproduire et cette fois faire 30 000 morts, toujours rien. Même chose pour Dilma, quand le juge Moro a enregistré une de ses conversations avec Lula alors qu’elle était présidente et l’a divulguée à la presse. Tout cela est illégal, mais personne ne dit rien. Jusqu’à toutes les fake news qui ont alimenté la campagne. Dans ce monde de la post-vérité, tout le monde peut dire n’importe quoi. La justice et les médias acceptent, personne ne trouve rien à redire. C’est pour cette raison que l’université est tant attaquée aujourd’hui. Tout ce qui relève d’un discours construit et argumenté est attaqué. Un président d’université peut sans motif être envoyé en prison, un professeur pour des questions idéologiques… Dans son dernier discours de campagne, Bolsonaro a dit : « Haddad, je vais te mettre en prison et tu iras pourrir à côté de Lula ». Il menace directement son adversaire et aucune institution ne réagit. Ce « rien ne se passe » est peut-être l’élément le plus important de la victoire de Bolsonaro et la plus grande menace pour le futur du Brésil.
par & , le 18 janvier 2019
Olivier Compagnon & Anaïs Fléchet, « Brésil : la vague réactionnaire. Entretien avec João Sette Whitaker Ferreira », La Vie des idées , 18 janvier 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Bresil-la-vague-reactionnaire
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[1] Né en 1920 et mort en 1995, profondément marqué par le marxisme, Florestan Fernandes est considéré comme le père de la sociologie critique brésilienne. Voir notamment Mudanças sociais no Brasil (1960) et Sociedade de classes e subdesenvolvimento (1968).
[2] Conceptualisé après la Seconde Guerre mondiale, notamment au sein de la Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL) des Nations unies, le développementalisme a profondément marqué l’histoire économique de la région latino-américaine jusqu’aux années 1970 et prônait de combler de manière volontariste son retard économique en répliquant le modèle de la révolution industrielle européenne ou états-unienne.