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Essai International

Dossier / Ce que l’extrême droite fait au monde

Brésil : une crise en trois actes


par Tatiana Roque , le 28 mai 2019


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Le cas brésilien illustre la crise démocratique que traverse l’ensemble du monde : après une expérience de gauche importante, le pays a basculé vers l’extrême droite. Ce n’est pas, selon Tatiana Roque, un retour vers la dictature d’autrefois, mais un exemple d’érosion interne de la démocratie.

Outre l’intérêt que le phénomène suscite par la position du Brésil en Amérique, l’élection de Jair Bolsonaro offre des pistes importantes pour comprendre la fragilisation globale de la démocratie à l’heure actuelle ainsi que les difficultés de la gauche pour lui faire face. Rappelons que, pendant les années 2000, plusieurs gouvernements de gauche sont arrivés au pouvoir en Amérique latine, ayant inspiré même de nouveaux partis européens, comme Podemos. En ce qui concerne le Brésil, il paraît intéressant de se demander pourquoi, après l’expérience novatrice des gouvernements de Lula, au lieu de devenir le terrain pour un renouveau de la gauche, le pays est devenu un laboratoire pour la réinvention de la droite. Le cas brésilien est ainsi l’illustration d’un phénomène beaucoup plus vaste. Au Brésil comme ailleurs, il semble que ce soit l’absence de réponses aux revendications pour un surcroît de démocratie qui fertilise le terrain pour la croissance de l’extrême droite.

L’élection de Jair Bolsonaro répond, sous la forme d’un grand refus, à l’indignation d’une bonne partie des Brésiliens contre les dysfonctionnements d’une jeune démocratie. La réponse n’est pourtant pas constituante, car cette indignation ne parvient pas à organiser l’insatisfaction, et ce sentiment n’est à l’origine d’aucune réforme du système politique actuel. Faute de solutions pour leurs problèmes quotidiens, les électeurs ont parié sur quelqu’un qui incarne leur mépris du système. Cela aide à comprendre pourquoi la méfiance peut déboucher sur une confiance si aveugle en une personne : Bolsonaro incarne le refus, le mépris et le ras-le-bol d’une bonne partie de la population envers les hommes politiques en général. Même s’il était député depuis plusieurs années, il s’est construit comme un outsider : il profère d’inconcevables absurdités avec un air de totale sincérité, il affirme vivre de façon simple, ne prétend pas être cultivé et ne fait preuve d’aucune estime pour les institutions démocratiques. L’image « antisystème » dont il se revendique lui a permis de se présenter comme candidat à la présidence de la République sans aucun programme de gouvernement. Sur la table, seulement de vagues promesses « morales » et sécuritaires : faciliter l’accès au port d’armes, restreindre l’enseignement de ce qu’il appelle l’« idéologie du genre », éradiquer la corruption et persécuter les mouvements de gauche.

En réalité, Bolsonaro ne représente même pas les aspirations des personnes qui ont voté pour lui. Un sondage réalisé immédiatement après son investiture montre qu’une part importante de ses propositions n’est pas soutenue par la population, à l’exception de la réduction de la majorité pénale et du contrôle de l’entrée des immigrants. En revanche, des points importants de l’agenda de l’extrême droite sont refusés par des proportions importantes de l’électorat brésilien : 68 % sont contre la facilitation de l’accès au permis de port d’armes ; 71% pensent que l’on doit parler de politique à l’école, et 54% de l’éducation sexuelle ; 66% refusent d’avoir les États-Unis comme principal partenaire commercial ; 60% pensent que l’on ne doit pas restreindre les réserves indigènes. Plus de la moitié des interviewés ne sont pas d’accord non plus avec les mesures anti-écologiques, la privatisation des entreprises ou des services publics, et la réduction des droits des travailleurs. Cet écart entre l’opinion des électeurs et le programme du président peut surprendre. Toutefois, on ne peut pas conclure non plus que les gens ne savaient pour qui ils ont voté. Pire : il semble que cela leur importait peu. Jair Bolsonaro incarne en réalité une déception générale et globale pour « tout ce qui est là » : le désarroi et la désespérance de millions des personnes que ne croient plus qu’un gouvernement quelconque puisse résoudre leurs problèmes quotidiens.

Le mépris de Bolsonaro envers les institutions démocratiques, ainsi que la participation des militaires au gouvernement, amènent une partie de la gauche à dénoncer le risque d’un retour d’une dictature comme celle que le Brésil a vécu de 1964 à 1979. Un tel diagnostic peut nous tromper sur – et donc nous éloigner des solutions pour faire face à – le moment politique que le Brésil non seulement, mais aussi le monde est en train de traverser. La dictature n’est ni la seule manière, ni la plus répandue, de menacer la démocratie à l’heure actuelle. Dans différents pays, la Hongrie étant sans doute l’exemple le plus parlant, nous assistons à une fragilisation qui se produit de l’intérieur même de la démocratie, par le moyen de différents dysfonctionnements et dérèglements de ses dispositifs fondateurs, comme le pouvoir constitutionnel ou la reconnaissance d’une presse indépendante du pouvoir politique ou économique. Les interprétations qui soulignent la tradition autoritaire du Brésil peuvent finir par désamorcer le débat conflictuel qui doit avoir lieu sur les impasses de la gauche, dont l’un des plus importants partis de l’après-guerre, le Parti des Travailleurs, a gouverné le pays pendant treize ans.

Je veux ici montrer que la crise démocratique aiguë qui traverse maintenant le Brésil, s’est produite par étapes, et a engagé des acteurs venus de spectres politiques très différents. Le drame a commencé avec les manifestations de juin 2013, suivies par l’impeachment de la présidente Dilma Rousseff en 2016, et s’achevant avec l’élection de Jair Bolsonaro en 2018. Chacun de ces trois actes relève de l’inexistence d’un acteur politique capable de saisir le besoin exprimé par le pays d’un véritable saut démocratique. Vue de loin, la démocratie au Brésil semble avoir été toujours fragile – ce qui n’est pas faux, si l’on pense aux inégalités sociales scandaleuses qui y sont couramment admises et légitimées. Pendant les deux dernières décennies, pourtant, les choses ont commencé à changer, sous les gouvernements des deux partis qui ont surgi pendant la « redémocratisation » et qui se sont alternés au pouvoir depuis les années 1990 : le Parti Social-Démocrate brésilien (PSDB) et le Parti des Travailleurs (PT). Mais malgré son rapport aux mouvements sociaux qui sont à l’origine de sa création et malgré les politiques transformatrices qu’il a mises en place au gouvernement, le PT n’a pas été capable de saisir la demande populaire de démocratie qui s’est exprimée en 2013. En 2016, le PSDB a quant à lui contribué à délégitimer le jeu démocratique en se portant garant d’un coup d’État institutionnel.

C’est qu’au-delà du moment électoral et du rôle que peuvent jouer des institutions comme les partis, les parlements ou la justice, il est nécessaire de penser les rapports invisibles qui lient la population au pouvoir politique, et qui sont essentiels au fonctionnement de la représentation. La confiance, la légitimité et l’autorité sont des institutions invisibles de la démocratie [1]. Le moment actuel requiert une attention renouvelée au fait que le pouvoir ne se constitue pas seulement des rapports de force visibles et des institutions matérielles.

La crise de la démocratie brésilienne pourrait se raconter en trois actes, dont chacun serait en quelque sorte issu de l’affaiblissement de l’une de ces institutions invisibles. En 2013, une crise de confiance a ouvert la voie à la mise en question de la capacité du PT à poursuivre les transformations des années précédentes, ainsi que sa volonté de gouverner avec le peuple. Ce qui n’empêche pas ce parti de gagner l’élection suivante – de très peu. Mais l’opposition détourne les règles du jeu pour tenter de reprendre le pouvoir à tout prix en 2016, même si c’est en renversant les règles de l’utilisation de l’impeachment lui-même. Le drame s’achève avec la crise d’autorité du système politique tout entier en 2018, qui ouvre la voie à l’extrême droite.

En coulisses, chaque étape témoigne aussi d’un échec de la politique économique pour remettre le pays sur la route de croissance et de la redistribution des richesses des années précédentes, conséquence retardée de la crise de 2008. Des auteurs comme Wendy Brown ont déjà mis l’accent sur la façon dont les mécanismes de gouvernance néolibéraux participent à la dissolution des institutions démocratiques [2]. C’est ce que fait apparaître aussi le cas brésilien, avec notamment le rôle croissant et très opaque des technocraties qui s’occupent des choix budgétaires, qui affaiblissent les liens entre le gouvernant et sa base, et participe à miner le rapport de confiance. S’il est vrai, d’une part, que le « néolibéralisme » est un terme passe-partout, qui renvoie trop souvent à un ennemi trop abstrait, le concept devient plus précis si l’on pense à l’ensemble des mesures concrètes qui restreignent le pouvoir de décision des gouvernants élus sur le budget – et donc le débat public [3]. Le cas brésilien est très parlant à cet égard.

Il faut qu’un gouvernement récemment élu jouisse d’une confiance considérable pour se permettre de prendre des décisions qui contredisent des promesses de campagne. Et ce fut tout le contraire pendant les premiers mois du gouvernement Dilma Rousseff en 2015. Le rapport de confiance était de plus en plus faible, au moins depuis 2013, et la présidente réélue s’est dite « obligée » de faire des choix très restrictifs concernant les dépenses publiques, trahissant ainsi les expectatives des électeurs. Le blindage de la gestion budgétaire s’est approfondi ensuite en 2016, rendant le débat économique de moins en moins public. L’absence d’alternatives étant l’axiome de la gouvernance néolibérale, d’une part, et le manque d’alternatives concrètes opérationnelles venant de la gauche, d’autre part, ont largement permis que la politique économique soit un facteur clef de fragilisation de la démocratie.

2013 – Plus de démocratie !

Les manifestations de juin 2013 au Brésil, par-dessus tout autre versant, ont réclamé plus de démocratie. Et cela en deux sens : rendre beaucoup plus solide et durable la récente diminution des inégalités, mettre en place de meilleurs services publics, notamment d’éducation et de santé, et créer des mécanismes de contrôle du pouvoir visant l’éradication de la corruption. Cela n’a pas été compris par le système politique, ni à gauche ni à droite.

Les protestations ont commencé en réaction à l’augmentation du prix des transports et se sont transformées peu à peu en un mouvement d’insatisfaction plus général contre la corruption, ce qui fut interprété par une bonne partie de la gauche institutionnelle comme une revendication de droite. Le nombre de manifestants dans les rues n’a cessé d’augmenter jusqu’à atteindre un million des personnes dans des villes comme Rio de Janeiro et São Paulo. La variété des profils sautait aux yeux : des jeunes étudiants sans identité politique bien définie, des habitants des périphéries, des organisations pour les droits civiques, des syndicats (mais qui n’étaient pas les organisateurs des manifestations), différents mouvements minoritaires (des femmes, noirs, LGBT), des militants anarchistes et quelques groupes de droite qui manifestaient contre la présence des partis politiques. La révolte ciblait toutes les organisations politiques traditionnelles, et ne visait donc spécifiquement ni le Parti des Travailleurs ni le gouvernement de la présidente Dilma Rousseff. Néanmoins, le constat d’une rage diffuse contre le système politique a amené une bonne partie des analystes de gauche à se méfier du mouvement, ce qui les a empêchés de saisir le sens de la mobilisation de ces acteurs sociaux, leurs manières de s’organiser de manière horizontale, en dehors des canons d’une certaine politique instituée [4]. La gauche n’a donc pas réussi à accueillir leur révolte. Une telle fermeture n’a pourtant pas eu lieu tout de suite.

Toujours en juin, la présidente Dilma Rousseff annonçait à la télévision des mesures pour répondre aux demandes de la rue, dont un referendum à propos de la convocation d’une assemblée constitutionnelle pour mettre en place une réforme politique de grande ampleur. « Le peuple est dans les rues pour dire qu’il souhaite que les changements continuent et s’amplifient, qu’ils aillent plus vite. Il nous dit qu’il veut plus de citoyenneté, une pleine citoyenneté. Les rues nous disent que le pays veut des services publics de qualité, des mécanismes plus efficaces pour combattre la corruption, pour assurer le bon usage de l’argent public, qu’il veut une représentation politique perméable à la société dans laquelle, comme nous l’avons dit, le citoyen et non le pouvoir économique soit au premier rang ». En prononçant ces mots, Dilma Rousseff montrait qu’elle avait compris, à chaud, les raisons de l’insatisfaction exprimée dans les rues. Mais aucune de ces promesses n’a été suivie d’effets. Les raisons de cette inconséquence sont complexes, l’une d’entre elles étant la polémique concernant l’adéquation du referendum comme moyen d’approfondir la démocratie. L’insatisfaction est donc demeurée profonde et la relation de confiance entre la population et le PT a commencé à se rompre.

Pendant les gouvernements de Lula, de 2003 à 2010, une part importante de la population brésilienne, notamment la plus pauvre, a conquis davantage de droits et a vu son pouvoir d’achat augmenter. En 2013, la diminution historique des inégalités dans le pays ne faisait que commencer et un désir de plus s’est exprimé. En conséquence des transformations matérielles qui ont amélioré la vie des plus pauvres et des classes moyennes pauvres, les gens se sont sentis suffisamment puissants pour sortir dans les rues et revendiquer des conditions de vie plus dignes encore. Au sein des protestations, un slogan assez unificateur a étourdi les analystes de toutes tendances : « Não vai ter Copa ! » (La Coupe du Monde, qui devait se tenir au Brésil en 2014, n’aura pas lieu). Dans le pays du football, tout d’un coup, les gens se mettaient à crier contre la Coupe du Monde ! Celle-ci devait faciliter la réalisation des grands travaux, partie prenante du projet de développement et de création d’emplois du gouvernement du Parti des Travailleurs, manière de faire face aux conséquences de la crise de 2008. Le refus de la Coupe du Monde menaçait cette rationalité, qui s’appliquait tout aussi bien aux Jeux Olympiques de 2016, et contenait aussi une critique, même floue, d’un tel modèle de développement. Un autre slogan, très populaire dans les manifestations, en fournit la preuve : « Nous voulons des services de santé et d’éducation du même niveau exigé par FIFA pour les stades ». Le pays venait certes de sortir d’une période de croissance, accompagnée de l’augmentation des revenus des plus pauvres, mais cela ne s’était pas traduit par des services publics de meilleure qualité. D’où la revendication de l’amélioration des services de santé et d’éducation publics. Pourtant, le Parti de Travailleurs, d’abord hésitant, a fini par étiqueter le mouvement comme étant de droite. Il n’est pas faux de dire que l’opposition a profité de l’indignation pour renforcer son discours « anti-corruption », en convoquant une partie de la population à adhérer à une croisade – très partiale – visant la criminalisation des politiciens du PT. Mais cela ne rend pas compte de la complexité du mouvement, ni de la non-compréhension dont il a été ou n’a pas été l’objet de la part de la gauche instituée.

L’année suivante, Dilma Rousseff gagne l’élection présidentielle avec une toute petite marge et la crise économique s’approfondit. Après un premier gouvernement marqué par une politique économique d’inspiration keynésienne [5], au tout début du nouveau gouvernement, en 2015, dans une tentative désespérée de reconquérir une certaine stabilité, Dilma renforce l’alliance avec un ensemble de secteurs néolibéraux. Des technocrates liés au secteur bancaire occupent des postes clefs au gouvernement et des mesures d’austérité sont appliquées, réduisant l’investissement public et trahissant ainsi l’expectative de meilleurs services publics. Le gouvernement se renferme de plus en plus sur lui-même, tandis que la méfiance augmente – en raison de l’absence de réponse aux revendications concrètes des gens et par la divulgation des cas de corruption ciblant de façon concertée le PT. Des analyses statistiques montrent que le degré de méfiance entre les personnes est lié au degré de méfiance politique et le Brésil est un des champions en termes de méfiance des deux types [6].

La confiance se traduit notamment en termes de possibilité de faire une hypothèse sur le comportement futur de quelqu’un. Dans le cas d’une élection, rappelle Pierre Rosanvallon [7], la confiance joue le rôle d’une projection démocratique en étendant dans la durée le moment procédural du vote. Pendant la campagne de 2014, Dilma Rousseff a promis vigoureusement remettre le pays dans la voie de la croissance et du bonheur économique d’avant 2011. Malgré l’impossibilité d’écoute manifestée par le PT en 2013, la plupart des électeurs, notamment les plus pauvres, lui ont donné un dernier vote de confiance et elle a gagné l’élection de 2014. Des manœuvres au parlement empêchant la réalisation des dépenses ainsi que des mesures d’austérité ont été responsables par un début de gestion très perturbé. De l’avis d’une bonne partie de la population, Dilma a trahi ses promesses de campagne, en pratiquant ce qui est désormais connu comme « stellionat électoral ». La confiance s’est rompue.

Une part importante de la population est alors entrée dans un mode réactif, jouant la contre-démocratie dont parle Rosanvallon. Se sont ajoutées une opposition prête à détourner les règles du jeu pour prendre le pouvoir et des élites économiques aux aguets pour approfondir les mesures d’austérité sans restriction. Tous les ingrédients étaient réunis pour l’impeachment. Plus d’un million des personnes, cette fois-ci une classe moyenne appauvrie vraiment emportée par des mouvements de la nouvelle droite, sont sorties dans les rues pour demander la déposition de la présidente élue.

Entre 2013 et 2015, au lieu de s’ouvrir à l’expérimentation démocratique, en renouant ses liens avec la population et les mouvements sociaux, le gouvernement du Parti de Travailleurs a cédé aux chantages des élites politiques et des « experts » économiques. Ce faisant, la gauche brésilienne s’est enfermée dans un système de plus en plus opaque qui a empêché la confiance de jouer son rôle démocratique.

2016 – Un coup d’État institutionnel

Le terme de coup d’État institutionnel semble un oxymore. L’impeachment de Dilma Rousseff en 2016 n’a rien à voir avec le coup d’État militaire de 1964, qui s’était accompagné de la suspension des droits civiques et de la mise en place d’une justice militaire. Mais l’inconsistance juridique du procès d’impeachment a permis de l’interpréter comme un coup parlementaire. Fernando Collor, premier président élu après la dictature, fut déposé par un impeachment en 1992, soutenu par des mobilisations importantes. L’instrument est depuis très populaire dans l’imaginaire des Brésiliens, la revendication d’impeachment revenant très souvent dans les débats publics et les manifestations populaires.

Bien qu’il soit inscrit dans la Constitution, l’impeachment contre Dilma Rousseff fut plein d’irrégularités. Des manœuvres comptables interprétées comme des prêts en furent la raison processuelle. Mais la publicité des affaires de corruption généralisées a nui à l’image du gouvernement, même si Dilma elle-même n’a jamais été accusée de corruption. Sa destitution fut justifiée par une opération comptable – appelée « pédalages » : le gouvernement utilise les banques publiques pour exécuter des paiements divers et il arrive que l’argent dépensé par ces banques dépasse le montant viré par l’autorité monétaire, la différence étant réglée en retard et avec des taux d’intérêt. Il s’agit d’une pratique courante, même si, en 2014, elle a concerné un montant plus important que d’habitude. Le tribunal responsable de vérifier les dépenses publiques a alors refusé les comptes du gouvernement. Des juges ont interprété le retard usuel comme un emprunt. C’est comme si le gouvernement avait emprunté de l’argent aux banques publiques, ce qui est interdit par la Loi de Responsabilité Fiscale, dont la fonction est justement de contrôler l’endettement public.

Le procès d’impeachment au Congrès National a repris une accusation du même type, en ajoutant des décrets du gouvernement demandant des crédits supplémentaires. Ce qui consistait de fait en un remaniement du budget fut alors interprété comme une tentative de contourner la loi budgétaire. De nombreux arguments juridiques furent invoqués pour démontrer l’absence de crime de responsabilité dans l’opération. Au fond, l’impeachment tentait de criminaliser toute politique permettant au gouvernement de dépenser plus que les lois d’austérité ne l’autorisent. Il s’agissait, tout compte fait, du début d’un processus de constitutionnalisation de la politique économique, dont le sommet fut atteint avec la première mesure du gouvernement mise en place en 2016 : un amendement de la Constitution imposant un plafond pour les dépenses publiques.

Dans un contexte de récession économique et de corruption, l’insatisfaction de la population était légitime. Toutefois, on ne peut que s’étonner que les enjeux économiques de fond – au cœur du procès d’impeachment – soient passés à l’arrière-scène dans le débat public sur les raisons qui justifiaient la déposition de Dilma Rousseff. Pendant le vote à la Chambre de Députés, presque aucun député votant « oui » n’a parlé du véritable motif de l’impeachment. Ils invoquaient « l’ensemble de l’œuvre », en jugeant d’un seul coup les supposées affaires de corruption, manquant des preuves, des membres du PT qui n’étaient plus au gouvernement et l’inhabilité politique de Dilma. Rien de cela n’est une raison prévue dans la Constitution pour déposer un président élu. Impeachment n’est pas recall. En absence de crime de responsabilité, le procès est illégal, constat qui a donné lieu à la désignation de « coup d’état institutionnel ».

Par-delà des justifications procédurales, une raison soutient la désignation de « coup d’État parlementaire » : l’affaiblissement soudain du pouvoir du vote. « Coup d’État » nomme en effet l’absence d’instruments démocratiques pour organiser la supervision du moment post-électoral. Pierre Rosanvallon souligne, dans l’ouvrage cité, une disposition croissante de nos sociétés à exercer un type négatif de démocratie. La politique n’étant plus dominée par des projets ou des propositions, la méfiance joue un rôle de plus en plus fort, donnant lieu à une « démocratie de réjection ». Le peuple veut exercer de plus en plus un pouvoir de veto, mais la méfiance ne trouve pas des institutions pour s’exprimer de façon consistante et légitime. Dans le cas brésilien, l’absence de légitimité était d’autant plus grave que le veto était la volonté de groupes sociaux particuliers, en même temps que d’autres, moins représentés dans l’opinion publique, soutenaient encore le gouvernement. L’opposition a profité de la confusion pour tenter de reprendre le pouvoir – sans se soumettre au vote.

Les partis politiques au Brésil sont très nombreux et les députés sont élus, selon un système proportionnel, en fonction d’intérêts locaux assez hétérogènes. En outre, le présidentialisme est ancré dans la culture politique du pays et renforcé par une administration budgétaire excessivement centralisée. La réunion de ces facteurs exige des gouvernants qu’ils forment des coalitions assez larges pour garantir la gouvernance, dans un système devenu connu comme relevant d’un « présidentialisme de coalition » [8]. Un des partis les plus importants est le PMDB (Parti du Mouvement Démocratique brésilien), d’où vient le vice-président de Dilma, Michel Temer, devenu président en 2016. Le rôle du PMDB, ainsi que des petits partis semblables qui ont participé aux gouvernements récents, a toujours été de bloquer les changements sociaux effectifs ainsi que la reconfiguration du pouvoir politique, comme le souligne Marcos Nobre [9]. Avec l’impeachment, le PMDB arrive à la présidence sans pourtant résoudre la crise installée. Autant le PMDB que le PSDB, garant de l’impeachment, se sont trouvés en butte à de graves accusations de corruption. La pagaille a fait peser sur le système une suspicion généralisée en laissant le chemin libre pour celui qui allait incarner la critique de tous les politiciens traditionnels : Jair Bolsonaro.

Le règlement du jeu politique entre majorité et opposition s’est avéré assez dysfonctionnel dans cette crise. On sait bien que, depuis ses débuts, la démocratie représentative se légitime parce que, en même temps qu’elle garantit le gouvernement à la majorité, elle institue un espace pour l’action de la minorité. Dans les mots de Guglielmo Ferrero, il faut que tous les deux aient du « fair-play » : pour qu’une démocratie soit légitime, « la minorité doit jouer son rôle dans l’opposition, en respectant à son tour elle aussi, et non seulement dans sa lettre, mais dans son esprit, le droit de la majorité à commander » (p.193). Cela décrit bien le rôle du PSDB dans l’imbroglio de l’impeachment, puisque les membres du parti n’ont pas eu le fair-play pour jouer son rôle opposition en respectant les règles du jeu et ont fini par soutenir un impeachment illégitime. Le PSDB aurait peut-être gagné l’élection de 2018 s’il ne s’était pas identifié aux forces conservatrices du système, comme le PMDB. Il est difficile de l’affirmer rétrospectivement, bien sûr. Mais la suspension de la règle d’exercice de l’opposition a certainement contribué au dysfonctionnement total du régime.

Cela n’explique évidemment pas tout. Une raison importante de l’échec du gouvernement tampon de 2016 à 2018 a été son incapacité à résoudre la crise économique durablement installée. Comme on l’a remarqué, les politiques néolibérales privilégient un espace technocratique de décision qui se veut au-dessus de la volonté générale, ce qui renforce la méfiance des gouvernés contre les gouvernants considérés comme « tous pareils » et dépourvus d’autorité. La principale mesure du gouvernement de Michel Temer a été d’amender la Constitution en fixant un plafond pour limiter les dépenses publiques. Auparavant, la politique économique était partie prenante des débats concernant programme d’un gouvernement. Des mesures telles que le plafond fixé pour l’investissement public finissent par vider de tout sens le débat, en réalisant une constitutionnalisation de la politique économique qui la place hors de la portée du scrutin [10]. Il devient alors facile – et convenable – d’occuper des postes économiques dans des gouvernements fantoches en matière de politique économique. Tel est exactement le cas du gouvernement Bolsonaro, dans lequel Paulo Guedes, ministre de l’Économie, joue un rôle clef.

2018 – L’élimination des intermédiaires

Jair Bolsonaro a été élu après une campagne très particulière, la communication directe du candidat avec ses électeurs, via réseaux sociaux, ayant joué un rôle décisif. À l’heure actuelle, tous les intermédiaires sont suspectés en même temps : experts, médias, système juridique, scientifiques, intellectuels, professeurs. L’autorité de Bolsonaro s’érige en fait sur les décombres de l’autorité du système politique. Une bonne partie des gens ayant voté pour lui désire un gouvernant suffisamment fort pour discipliner le système politique, et c’est la raison qui les amène à réclamer un pouvoir militaire, symbole d’autorité non-politique.

Il est possible, pour l’instant, d’énumérer au moins cinq indices de la tendance à la suppression des médiations dans la société brésilienne :

  La communication directe du président avec sa base d’appui via les réseaux sociaux, accompagnée d’une disqualification de la presse traditionnelle. Confrontés à des critiques contre Bolsonaro, ses électeurs parlent directement avec le président et ses fils à travers les réseaux sociaux.

  La banalisation des procédures pour l’expression de la réjection du pouvoir. L’instrument de l’impeachment a acquis alors un rôle magique dans l’imaginaire de la population : « si le gouvernement n’est pas ce que l’on souhaite, on le vire, comme on en a fait avec les deux autres ».

  Proposition de « prendre la justice en mains », ce qui veut dire à la lettre flexibiliser le permis de porter des armes comme moyen de résoudre le problème de l’insécurité publique. Il s’agit de l’une des principales promesses de campagne de Bolsonaro dont la concrétisation est déjà en cours.

  Choix des digital influencers en tant que cadres du gouvernement. Les Ministères des Affaires étrangères et de l’Éducation ne sont pas légitimés par leurs milieux respectifs et ont gagné leur notoriété à partir des opinions manifestées dans les réseaux sociaux. Cela fait partie d’un processus plus profond de délégitimation des élites traditionnelles, dans une bataille qui vise les remplacer par des intellectuels qui ne font pas partie des milieux reconnus.

  Déclaration de guerre aux mouvements sociaux. On ne connaît pas encore l’extension des menaces, mais elles ont d’ores et déjà nommé plusieurs ennemis : le féminisme, les mouvements LGBTI, les partis de gauche, le mouvement des sans toits (MTST) et le mouvement des sans-terre (MST).

On n’avait encore jamais compris combien tous ces acteurs étaient essentiels au bon fonctionnement de la démocratie. Et il est trop tôt pour dire ce qui va se passer. Il est possible que le régime s’endurcisse, mais aussi que le gouvernement se démoralise très vite. Saute aux yeux pourtant que l’opposition démocratique, autant à gauche qu’à droite, n’est pas en train de s’organiser pour proposer des alternatives, c’est-à-dire, des manières concrètes d’accueillir le ras-le-bol légitime de la population contre le système politique. Du côté de la gauche, manquent des solutions économiques pour faire face aux politiques néolibérales. Ce qui va de pair avec le besoin des propositions effectives pour d’autres formes de démocratie.

Les termes permettant de décrire la crise aideront aussi à savoir comment l’ascension de l’extrême droite doit obliger à un radical renouvellement de la gauche. Le défi sera, en même temps, de penser et de créer des alternatives capables de radicaliser la démocratie et d’inventer des chemins économiques pour répondre à ceux qui prêchent l’absence d’alternatives. Il semble que les deux chemins – politique et économique – ne pourront être dissociés dans cette recomposition.

par Tatiana Roque, le 28 mai 2019

Pour citer cet article :

Tatiana Roque, « Brésil : une crise en trois actes », La Vie des idées , 28 mai 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Bresil-une-crise-en-trois-actes

Nota bene :

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Notes

[1Pierre Rosanvallon, «  Démocratie, raison et opinion  », conférence vidéo au séminaire La démocratie à l’âge de la post-vérité, Collège de France, 27 février 2018. Pour ce sujet, une référence est faite à Guglielmo Ferrero, Pouvoir : les génies invisibles de la cité, New York, Brentano’s, 1942.

[2Wendy Brown, Undoing the Demos : Neoliberalism’s Stealth Revolution, New York, Zone Books, 2015.

[3Le rapport historique entre la naissance du néolibéralisme et la corrosion de la gouvernance démocratique est explicité dans Quinn Slobodian, Globalists : the End of Empire and the Birth of Neoliberalism, Cambridge, Harvard University Press, 2018.

[4Il y a des ressemblances frappantes entre les manifestations de juin 2013 au Brésil et le mouvement des Gilets Jaunes en France. Glauber Sezerino en développe certains aspects dans «  Les gilets jaunes sont-ils à la France ce que les journées de juin 2013 furent au Brésil  ?  ».

[5Laura Carvalho, Valsa Brasileira : do boom ao caos econômico, São Paulo, Todavia, 2018.

[6Seulement 2.8% des brésiliens sont d’accord avec l’affirmation «  on peut faire confiance à la plupart des gens  », comparé avec 66.5% des danois. Ronald Inglehart et al., Human Beliefs and Values : A Cross Cultural Sourcebook Based on the 1999-2002 Values Surveys, Mexico, Siglo XXI, 2004. Tirée de l’ouvrage de Rosanvallon cité ci-dessous.

[7La fragilisation des rapports de confiance dans nos démocraties et les manières d’exprimer le mécontentement sont analysées dans Pierre Rosanvallon, La Contre-Démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006.

[8Sérgio Abranches, Presidencialismo de coalizão : Raízes e evolução do modelo político brasileiro, São Paulo, Companhia das Letras, 2018.

[9Marcos Nobre, Imobilismo em Movimento : Da redemocratização ao governo Dilma, São Paulo, Companhia das Letras, 2013.

[10Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde : essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2010.

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