L’élection du sénateur noir américain Barack Obama à la Maison Blanche le 4 novembre dernier a fortement marqué les esprits, tant elle symbolise l’évolution des relations raciales aux États-Unis, quarante ans seulement après les succès remportés par le mouvement pour les droits civiques. Cependant, si l’on insiste à juste titre sur la symbolique raciale ou post-raciale de la victoire du candidat du Parti démocrate, il ne faut pas oublier à quel point race et classe sont imbriquées dans les processus identitaires aux États-Unis. De fait, on n’a pas encore perçu toute l’importance de cette élection au regard de l’histoire sociale du pays.
Depuis près d’un an, c’est pourtant à l’aune de sa capacité à incarner les intérêts de la working class américaine que les observateurs, à l’instar du conservateur William Kristol, cherchaient à cerner les forces et les faiblesses du sénateur de l’Illinois. Hier délaissée dans une Amérique périurbaine qui voyait son centre de gravité politique dans le groupe des soccer moms, ces femmes issues de la classe moyenne supérieure qui emmènent leurs enfants jouer au football, la logique de classe est réapparue à travers des figures telles que Joe the plumber, Bob the mechanic, les Nasqar dads (les fans de course automobile nasqar) et bien d’autres représentations similaires du travailleur américain dont on a soudainement redécouvert l’importance électorale [1].
Le contexte de crise explique sans doute ce revirement, que l’on peut néanmoins replacer dans le cadre plus général des réflexions sur l’égalité sociale qui animent un nombre croissant de syndicalistes, de travailleurs sociaux et de chercheurs depuis une quinzaine d’années. Ces derniers avancent avec force que le Parti démocrate pourrait faire bien plus pour représenter les intérêts d’une classe ouvrière passée sous le boisseau d’un débat politique organisé autour des classes moyennes et des minorités, comme l’expliquent Joel Rogers et Ruy Teixeira dans un ouvrage remarqué en 2000 [2]. Sans doute les définitions de cette classe ouvrière post-fordiste différent-elles, mais on s’accorde pour constater l’inadéquation entre les discours politiques des candidats démocrates et la situation concrète d’une majorité de salariés blancs, noirs et latinos qui n’occupent pas de poste de cadre (manager) et ne sont pas diplômés de l’Université : ils représentent les trois quarts de la main d’œuvre et ont vu leurs salaires réels baisser de près de 15% depuis la fin des années 1970. Au-delà de cette réflexion sur l’inégalité croissante de la répartition des richesses dans la société américaine, des modes d’action ont vu le jour pour répondre aux nouvelles formes de précarité : les mouvements pour l’instauration d’un living wage local, les nouvelles formes d’actions syndicales comme Change to Win, le combat contre l’entreprise Wal-Mart ou encore les recherches sur les travailleurs pauvres participent globalement à l’émergence d’une nouvelle question sociale. Il n’est pas anodin qu’au cours de l’été 2006 le New York Times ait publié une série d’articles sur les classes sociales aux Etats-Unis [3].
Barack Obama a certes mené une campagne modérée, mais son parcours politique récent témoigne de l’influence de ces considérations sociales. Au Sénat, Obama fut le sponsor de la première proposition de réforme du droit du travail depuis Harry Truman : il s’agissait de donner aux syndicats américains, aujourd’hui trop faibles pour jouer leur rôle de régulation sociale, les moyens de recruter des adhérents plus facilement et de contraindre les entreprises à signer des conventions collectives en imposant le recours à un arbitre indépendant en cas de blocage des négociations. Rejeté par le Sénat, l’Employee Free Choice Act fut voté par la Chambre des représentants l’an dernier et concentre désormais toutes les inquiétudes des milieux patronaux. Dans le même temps, Obama a fait campagne pour une augmentation du salaire minimum de plus de 30% sur trois ans (de 5,85 dollars à 9,50 dollars d’ici 2011), proposition qui reflète une réalité méconnue : aux États-Unis, le salaire minimum est situé en dessous du seuil de pauvreté et représente 30% du salaire moyen aujourd’hui, contre 58% dans les années 1950, au faîte de la régulation fordiste. Soucieux de disqualifier ces propositions, les commentateurs conservateurs dénoncent le « New Deal dépassé » proposé par le sénateur de l’Illinois.
Une classe ouvrière blanche ?
Comment, dès lors, expliquer que depuis le printemps de nombreux observateurs aient douté qu’Obama puisse vraiment incarner les intérêts des classes populaires ? C’est que, depuis les primaires du Parti démocrate, on mobilise contre lui l’image d’une classe ouvrière définie à partir de postulats racistes et populistes, définition qui exclut largement les minorités. Ainsi, au printemps, Hillary Clinton se présente-t-elle en défenseur des « working, hard working Americans, white Americans », tandis que les journalistes de CNN ou de Fox TV s’interrogent quand Obama refuse le café que lui offre le patron d’un diner de l’Ohio et commande un jus d’orange : n’a-t-il pas trahi le décalage sociologique qui le sépare de l’Amérique populaire ? Après les primaires démocrates, c’est au tour des Républicains de revendiquer le soutien de la working class américaine. John McCain invoque « Joe le plombier », cet américain industrieux réticent à l’idée de financer des programmes sociaux inefficaces comme le système de retraite (social security), tandis que des électeurs républicains se saisissent de la mémoire de Rosie la riveteuse, icône qui incarne le patriotisme des femmes américaines pendant la Seconde Guerre mondiale, pour accroître la légitimité de Sarah Palin auprès de l’électorat populaire féminin. « We can do it ! » lit-on sur des affiches où l’on a superposé le visage de Palin à celui de la célèbre figure ouvrière.
Tout au long de la campagne, c’est donc à la représentation d’une classe ouvrière blanche et conservatrice, méfiante à la fois à l’égard des Noirs américains et des intellectuels issus des grandes universités de l’Ivy League (rappelons que Barack Obama est diplômé de Columbia et de Harvard) que l’on a eu recours pour mettre en doute sa capacité à représenter le peuple américain. Ce discours de classe semble d’autant plus opportun que des tensions entre Obama et les ouvriers américains ont surgi lorsque ce dernier, au mois d’avril, a critiqué ces Américains qui accordent une importance « démesurée à la religion et aux armes ».
Toutefois, on aurait tort de ne voir dans cette construction rhétorique du travailleur américain qu’une stratégie de campagne. Aux États-Unis, la notion de classe a toujours été étroitement liée aux identités raciales, ethniques et religieuses, et la représentation du travailleur américain en homme blanc remonte aux premières heures du syndicalisme américain, quand au début du XXe siècle, l’American Federation of Labor de Samuel Gompers refusait les adhésions des ouvriers noirs et faisait campagne contre les immigrés. Que l’on se souvienne par exemple des « grèves de la haine » qui jalonnent l’histoire sociale des États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque les ouvriers et les ouvrières s’opposaient à l’arrivée des Noirs à l’usine, ou encore des efforts déployés par les syndicats dans les années 1960-1980 pour s’opposer aux programmes d’affirmative action mis en place pour remédier aux effets de leurs pratiques discriminatoires.
Plus encore, comme l’a montré l’historien Michael Kazin, dans sa dimension populiste (au sens où elle oppose le peuple aux élites intellectuelles), cette définition de la classe ouvrière représente l’héritage de Richard Nixon : à partir de 1972, les ouvriers blancs vivant dans les grandes agglomérations du nord-est et du mid-west constituent l’un des piliers d’une majorité conservatrice qui s’appuie par ailleurs sur le dynamisme démographique et les particularités culturelles des États de la sunbelt [4]. En effet, Nixon et, plus généralement, le mouvement conservateur sont parvenus à briser la coalition électorale du New Deal et à s’assurer les voix d’une part importante de l’électorat ouvrier (notamment des hommes) en opposant la discipline, le labeur, les valeurs morales ou encore le nationalisme des ouvriers aux mouvements sociaux qui transforment alors l’Amérique [5]. Sur fond de crise économique et de remise en cause du keynésianisme, le terme liberal (la gauche aux États-Unis) devient alors une épithète péjorative résumant les maux que l’on prête aux Démocrates, particulièrement leur propension a dépenser les impôts des « honnêtes » Américains dans des programmes d’assistance sociale tout aussi dispendieux qu’inefficaces et leur désintérêt pour les « valeurs authentiques » de l’Amérique : le travail, la famille et la nation au premier chef.
Pour prendre la mesure de la portée électorale de ce discours, il faut garder à l’esprit qu’au cours des trois dernières élections les Américains de race blanche qui n’occupaient pas de poste de cadre et n’étaient pas diplômés de l’Université constituaient 55% de l’électorat, un électorat perdu de dix-sept points par Al Gore en 2000 et de vingt-trois points par John Kerry en 2004. Marqueur de ce paradoxe, le vote des ouvriers syndiqués en 1996, 2000 et 2004 : ils ne soutiennent le Parti démocrate qu’à 59% en moyenne. Quant aux fameuses Wal-Mart women, ces millions de femmes issues de foyers disposant d’un revenu en deçà du revenu médian (55 000 dollars) et qui font leurs courses chez le spécialiste du discount, elles votent majoritairement pour le Parti républicain lors de ces élections. Enfin, on notera que le poids électoral de ces conservateurs est d’autant plus lourd que nombre d’Américains issus des milieux populaires ne votent pas : pauvres, SDF, personnes âgées en difficulté ou prisonniers sont souvent les premiers concernés par les politiques sociales que l’on pourrait mettre en place mais restent absents de la vie politique de la nation, induisant de forts effets déformants : les salariés syndiqués ne représentent que 13% de la main d’œuvre, mais 25% des électeurs [6].
Vers une redéfinition des dynamiques électorales ?
On l’aura compris, bien qu’il ne se soit jamais posé en working class hero, l’élection de Barack Obama constitue une rupture avec ces dynamiques sociales et politiques. Le 4 novembre s’est dessinée une majorité électorale progressiste au sein de laquelle l’Amérique populaire joue un rôle important, ce qui permet aujourd’hui à un syndicat comme Change to Win de mettre en avant une autre représentation de la classe ouvrière, progressiste et post-raciale cette fois : un sondage réalisé le jour de l’élection montre que les salariés non cadres soutenaient majoritairement Obama et attendaient de lui des solutions à leurs problèmes économiques [7].
L’électorat d’Obama
d’après le sondage de
Greenberg Quinlan Rosner Research [8]
Jeunes (- de 30 ans) |
67,00% |
Diplômés de l’Université |
53,00% |
Salariés syndiqués |
65,00% |
Avance d’Obama sur McCain dans les foyers comptant un salarié syndiqué |
20 points |
De fait, l’élection de Barack Obama a remis en question la définition conservatrice et raciale de la classe ouvrière née de la blue collar strategy de Nixon et fragilisé par là même les fondations du régime politique conservateur qu’elle sous-tendait. Le fort taux de participation mardi soir montre que le sénateur de l’Illinois et son équipe ont su élargir la base sociale du Parti démocrate en conduisant un grand nombre de Noirs américains et de Latinos à s’inscrire sur les listes électorales, réduisant ainsi le poids électoral des électeurs blancs. Au soir de l’élection, ces derniers représentaient respectivement 13 et 10 % des électeurs et ont largement soutenu le candidat démocrate.
Dans le même temps, ses victoires dans les États de l’Ohio, du Michigan ou de la Pennsylvanie le 4 novembre viennent confirmer les sondages qui annonçaient que les électeurs issus des classes populaires blanches seraient plus nombreux à voter selon leur intérêt économique plutôt qu’en fonction de leur identité raciale [9]. Cette évolution est particulièrement visible chez les salariés syndiqués, qui ont appuyé la candidature d’Obama à près de 69% dans ces États-clefs, et à 65% nationalement. Autre donnée essentielle pour comprendre le vote populaire, que l’on définira là encore comme celui des électeurs non diplômés de l’Université, la percée réalisée par le candidat démocrate auprès des salariés blancs âgés de moins de trente ans. En remportant 47 % de leurs suffrages, Obama améliore largement le score de John Kerry.
Dans l’Amérique populaire, seuls les hommes de race blanche et âgés de plus de trente ans ont majoritairement soutenu McCain, dont l’avance sur Obama est de dix-huit points. Mais c’est là une donnée qui doit être affinée, car elle masque une nette division géographique : John McCain a dépassé les scores de George Bush en 2004 dans plusieurs États du sud, où les électeurs évangéliques blancs se sont fortement mobilisés pour lui. Il n’en va pas de même dans le nord du pays, où des associations telles que Working America, qui regroupe des salariés non syndiqués, ont mené un impressionnant travail de terrain en faveur du candidat démocrate et lui ont permis de remporter des victoires locales auxquelles le système des grands électeurs confère une grande importance, quelques milliers de voix pouvant faire basculer un État. Ainsi, à Macomb County, que nombre d’observateurs considèrent depuis le début des années 1980 comme un baromètre permettant d’établir des projections à propos du vote ouvrier, Obama l’a emporté. Dans cette célèbre banlieue de Detroit, où les ouvriers de l’automobile symbolisaient dans les années 1980 le phénomène des Reagan Democrats, on a soutenu le candidat du Parti démocrate à plus de 60%. Dans l’Ohio, c’est un autre lieu symbolique de la culture ouvrière traditionnelle, le comté de Youngstown et ses aciéries, qui a voté démocrate. En d’autres termes, lors de cette élection la classe ouvrière qui avait fait la fortune politique des conservateurs a montré ses premiers signes de déclin, notamment en termes générationnels et géographiques [10].
Franklin Roosevelt avait en son temps appuyé ses réformes sur un électorat aux bases sociales élargies : près de cinq millions de nouveaux électeurs, principalement des ouvriers issus de l’immigration récente, s’étaient ralliés à son combat pour la « sécurité économique » lors de sa deuxième élection en 1936, tandis que les républicains perdaient le soutien des ouvriers syndiqués. Aujourd’hui, c’est Barack Obama qui invoque ce concept de sécurité économique dans un contexte de redéfinition des dynamiques électorales. Sans doute faudra-t-il que le président, à l’instar de son prédécesseur, fasse preuve d’un fort leadership législatif pour transformer l’essai dans quatre ans et solidifier cette majorité émergente. Tel est l’espoir de la gauche américaine, à qui l’élection de mardi soir a ouvert un nouvel horizon social et politique. Dans les années 1930, les ouvriers s’étaient ralliés à Roosevelt pour soutenir son programme social sans pour autant renoncer au racisme qui structurait la société américaine. Se pourrait-il qu’à partir de 2008 les combats pour l’égalité sociale et raciale aillent de pair ?