Pour comprendre le basculement d’un Etat historiquement progressiste du Kansas, le journaliste Thomas Frank est parti enquêter sur les stratégies politiques locales des néoconservateurs du Middle-West.
Pour comprendre le basculement d’un Etat historiquement progressiste du Kansas, le journaliste Thomas Frank est parti enquêter sur les stratégies politiques locales des néoconservateurs du Middle-West.
Recensé :
Thomas Frank, Whats’s the Matter With Kansas ? How conservatives won the heart of America, Metropolitan Books, New York, 2004.
Pour beaucoup de Démocrates, la réélection de Bush en novembre 2004, demeure un mystère. Car c’est avant tout au compte de l’Amérique des employés, des ouvriers, des agriculteurs qu’il faut mettre cette nouvelle victoire. Dans la pléthore des analyses qui tentent de comprendre et, plus souvent, déplorent le retournement d’un électorat historiquement acquis aux libéraux, un livre se distingue. Considéré par certains comme l’un des meilleurs essais politiques des dix dernières années, What’s the Matter with Kansas ? se caractérise en effet par un ton et une démarche qui rompent avec le style de l’analyse politique classique. L’argument de Thomas Frank, journaliste engagé à gauche et dont la notoriété n’est plus à faire, n’est pas vraiment nouveau. Il s’agit de montrer comment les conservateurs sont parvenus à recruter un nombre croissant d’électeurs dans une frange de la population qui constitue pourtant la première victime de leur politique. Mais le mérite de l’auteur, et sans doute l’une des raisons de son succès, vient de ce qu’il offre, à travers l’étude aussi minutieuse que caustique du cas du Kansas, une exemplification saisissante de ce paradoxe. Loin des discours théoriques abstraits, Frank s’emploie à donner corps à « la grande réaction », cette poussée conservatrice radicale qui a, peu à peu, balayé le passé progressiste de cet Etat du cœur du Middle West.
Il y a un siècle en effet, le Kansas était en pointe dans la lutte pour les droits sociaux et économiques, connus pour la puissance de ses syndicats, parfois même moqué pour son radicalisme politique. En établissant systématiquement un parallèle entre hier et aujourd’hui, Frank montre ainsi que la seule chose que les habitants du Kansas aient conservé de ce passé mouvementé, est ce goût de l’excès aujourd’hui tourné vers des horizons résolument différents. Le désir de révolte est bien là, mais alors qu’il nourrissait autrefois la lutte pour l’abolition de l’esclavage, il alimente aujourd’hui la lutte contre le droit à l’avortement. Là se trouve le « mystère des grandes plaines » : « ici, la logique du mécontentement pousse dans une direction unique : à droite, encore à droite, et toujours plus à droite... L’Etat est en rébellion, prêt à prendre les armes. Simplement ces armes sont dirigées très loin du coupable ».
Car les coupables, pour Frank, ce sont les grandes entreprises, l’industrie agro-alimentaire ou la politique économique ultra-libérale du gouvernement qui ne cessent de rogner les protections des petits agriculteurs et ont progressivement plongé l’Etat dans le marasme économique et social. Mais pour les habitants du Kansas il n’en est rien. Les coupables sont bien plutôt les « libéraux », cette élite urbaine et arrogante, dépeinte par l’essayiste conservatrice Ann Coulter, et qui viserait à imposer, par le biais de médias transformés en outils de propagande, une idéologie contraire aux valeurs de l’Amérique « authentique ». Les raisons de la crise ne sont pas matérielles ou économiques, mais culturelles et morales, tout comme la crise elle-même. Rien ne sert donc d’incriminer les élites économiques, grandes absentes du discours conservateur. D’ailleurs l’économie n’est-elle pas « naturelle » ? Et la richesse, comme la pauvreté, ne dépendent-elles pas de Dieu ?
De l’enquête de Frank, ressortent finalement une galerie de portraits étonnants, deux constats et deux interrogations. Premier constat : malgré des motivations et des profils sociologiques étonnamment différents, les électeurs conservateurs ont en commun de tenir à des combats qui ne trouvent plus d’échos ni au sein du parti Démocrate ni dans le camp des Républicains modérés : c’est une immense campagne de lutte contre l’avortement qui a constitué en 1991, le point de départ de la vague conservatrice. Et ce combat reste d’actualité car il y a peu de chances que la Cour Suprême revienne un jour sur le jugement de 1973 qui l’autorisait (Roe v. Wade). Or, c’est bien ce qu’ont compris les conservateurs. Non contents d’avoir évacuer l’économique du domaine d’action légitime du politique, ils se sont spécialisés dans la défense des causes perdues, alimentant sans cesse un ressentiment et une logique de victimisation qui constituent leur carburant électoral. Mais, deuxième constat, cette rhétorique du maniement des utopies culturelles ne tourne pas à vide : lui correspond en effet une organisation de terrain sans failles, dont la mise en lumière constitue sans doute le point le plus intéressant du livre. Ainsi de la bataille stratégique qui a conduit l’aile conservatrice du Parti Républicain, au départ minoritaire, à prendre le pouvoir sur les modérés. Noyautage, stratégies de recrutement, relais dans le monde économique et associatif, leur ont permis progressivement de constituer une vraie base militante tout en se taillant une place de choix dans le monde des élites locales. Ainsi se côtoient, sous une même bannière, des politiciens opportunistes, des financiers véreux et, pour la plupart, des petits employés sûrs de contribuer à la réalisation du bien en aidant leur prochain par tous les moyens.
Frank ne cache pas son incompréhension persistante devant la force de ce mouvement qui conduit ces citoyens à voter, avec une passion et une sincérité difficilement contestables, « contre leurs propres intérêts ». Mais peut-être cette incompréhension tient-elle à la simplicité du présupposé de départ : on est, selon Frank, en présence d’une lutte des classes, mais d’une lutte des classes masquée sous les traits de la guerre culturelle, d’une « lutte des classe inversée » consistant dans l’alliance inédite des « petits peuples » et du grand capital, au dépens des premiers, au profit du second. Pour autant, les enjeux culturels et symboliques sont-ils réellement réductibles à des enjeux économiques ? Suffirait-il que les citoyens « comprennent » la relation des conservateurs et du big business, pour que, enfin délivrés de leur aveuglement, ils rentrent dans le droit chemin électoral, c’est-à-dire votent pour un parti Démocrate qui par ailleurs défend le droit à l’avortement et le mariage homosexuel ? Jusqu’ici rien ne permet de le dire. Mais compter sur une telle révélation pour inverser la tendance pourrait justifier l’économie d’une réflexion de fond sur les institutions et les pratiques démocratiques, sur la façon de représenter la diversité d’un électorat décidément complexe.
Article paru dans La Vie des Idées (version papier), n° 4, juillet/août 2005.
par , le 4 juillet 2005
Marie Garrau, « Enquête sur le mystère des Grandes Plaines », La Vie des idées , 4 juillet 2005. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Enquete-sur-le-mystere-des-Grandes
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