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Recension Histoire

Le cœur colonial mis à nu

À propos de : Ann Laura Stoler, Au cœur de l’archive coloniale. Questions de méthode, EHESS


par Antoine Perrier , le 20 mai 2020


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L’archive coloniale est-elle un leurre dont il faudrait se méfier ? Dans un livre récemment traduit en français, l’historienne Ann Laura Stoler plaide en faveur d’une lecture au plus près des sources, pour retrouver toute la part d’angoisse et d’émotion que recelait la situation coloniale.

La traduction de Along the Archival Grain, dix ans après sa parution aux États-Unis, témoigne de son statut de classique des études coloniales, sinon de la discipline historique. Historienne et anthropologue, Ann Laura Stoler a appliqué dans ses travaux une méthode de déconstruction des catégories coloniales. Elle est aujourd’hui une figure importante du renouvellement de l’histoire impériale [1]. Spécialiste, à l’origine, des Indes néerlandaises, l’auteure a multiplié les terrains coloniaux pour y dévoiler les relations étroites entre gouvernement impérial, catégories raciales et vie intime des acteurs de la situation coloniale [2]. Dans ce dernier livre, Ann Laura Stoler tire profit de ces expériences historiques et anthropologiques pour proposer un véritable discours de la méthode.

Le titre anglais, intraduisible, indiquait la volonté d’un déplacement : au contraire de l’habituelle lecture against the grain des documents, approche offensive qui voulait déconstruire l’ordre colonial encore présent dans ses sources, Ann Laura Stoler défendait une lecture dans le sens du grain (along the grain). Celle-ci repose sur une approche ethnographique où la matérialité et la forme scripturaire des sources conduisent, si elles sont correctement relues, aux « coordonnées souples de ce qui a constitué un sens commun colonial » (p. 24). Autrement dit, l’auteure restitue la valeur des sources coloniales, jadis discréditées par le projet politique qu’elles portaient, sans pour autant les prendre au pied de la lettre.

Le livre est riche à la fois d’un propos méthodologique et de sa mise en pratique dans des cas d’étude. Après deux chapitres théoriques, denses et ambitieux, l’ouvrage étudie successivement trois objets à partir des archives coloniales des Indes néerlandaises entre 1830 et 1930 : les relations entre l’autorité coloniale et les Inlandsche kinderen (essentiellement des métis), les commissions chargées d’évaluer la paupérisation des Européens de la colonie et le cas individuel d’un administrateur, Valck, dans ses rapports (publics) avec ses supérieurs et sa relation épistolaire (privée) avec sa fille. L’ouvrage ne conclut pas mais tisse, au fil de ses chapitres, la trame nouvelle d’un monde colonial habité par l’angoisse et l’incertitude.

Les sentiments au fondement du « sens commun colonial »

Au cœur de l’archive coloniale offre un outil de lecture des archives et un premier résultat pratique : l’approche ethnographique permet de retrouver, au sein de l’archive, les sentiments que l’esprit rationaliste des historiens avait chassés. Ann Laura Stoler importe ainsi les apports de l’Archival turn, impulsé aux États-Unis dans les années 2000, au sein des études coloniales. L’archive n’est plus uniquement envisagée comme une source transparente mais comme un objet en propre des enquêtes qui révèle, dans sa forme même, les contradictions d’une situation historique. En conséquence, l’État colonial, derrière l’apparente maîtrise rationnelle d’un nouveau territoire à civiliser, apparaît comme une « maison de verre » traversée par l’angoisse, l’ignorance et le doute. Ces trois composantes sont les ingrédients d’un « sens commun » qui n’est pas donné d’un coup : il est une somme d’évidences que les acteurs historiques n’ont pas besoin de rappeler explicitement mais qui jaillissent dans ce qu’Ann Laura Stoler qualifie « d’histoires ‘‘mineures’’ » (p. 29).

Ces interstices ou ces coulisses – dans lesquelles Ann Laura Stoler situe ses cas d’étude – sont de nature à recueillir les émotions cachées, absentes de projets plus maîtrisés. L’archive elle-même, par les ratures, les tampons, les sources d’information variées, témoigne de cette supercherie. « Les vues d’ensemble de l’administration sont moins l’indice d’un savoir exhaustif que des formes stéréotypées de maîtrise supposée » (p. 51). Deux illustrations, puisées dans ce livre, donnent de la matière à cette sentence tranchante.

La première rejoint une question fondamentale de l’État colonial, parfois difficile à éclaircir, celle de son horizon temporel. Ann Laura Stoler choisit judicieusement le cas des métis indo-européens comme illustration de fantasmes sur l’avenir et de projets sans lendemain. Ce qu’elle appelle des « négatifs coloniaux » sont le produit de l’imaginaire contrarié des autorités coloniales autour d’une population paradoxale. Si l’État colonial lui prête une attention particulière, cette sollicitude ne signifie pas qu’un jour les métis jouiront des mêmes privilèges que les Européens. Il est hors de question, du point de vue des administrateurs élaborant des projets d’écoles, de voir dans ceux-ci une élite à venir. L’échec des plans s’expliquerait, selon l’auteure, par la peur et l’imagination incontrôlée provoquée par une catégorie raciale intermédiaire. Les enjeux financiers ou politiques cèderaient en importance face aux fantasmes projetés sur une population jugée aussi « indolente » qu’« insolente » (p. 191).

Le second cas concerne un autre paramètre d’importance du gouvernement colonial : l’ignorance. Le récit du travail des commissions sur la paupérisation ne se contente pas de montrer combien leurs informations étaient lacunaires mais il donne les raisons de cette ignorance délibérée. Entre 1874 et 1901, plusieurs commissions cherchent à évaluer le nombre de Blancs tombés dans l’indigence, en adoptant des définitions changeantes de critères raciaux. Le phénomène est finalement sous-estimé par des commissions qui considèrent que certains Européens recensés ne sont Européens qu’en apparence ou que leur pauvreté est supportable dans le contexte indien. C’est la pauvreté « indécente » des Européens, donc donnée en spectacle, qui inquiète le plus les membres des commissions ; ils trahissent ainsi leur refus de connaître une population qui trouble leur hiérarchie raciale, fondement de l’ordre colonial. Cet exemple met en relief une administration qui se contente, selon ses mots, d’« impressions générales de nature spécifique » (p. 231).

Dans ces deux cas, le sentiment gouverne : Ann Laura Stoler décrit un État colonial parti à la « conquête des cœurs » (p. 143), dont l’action est moins animée par un projet rationnel d’exploitation que par le désir fébrile de susciter l’attachement sinon l’amour. Cette entreprise de gouvernement des sentiments aurait inspiré, selon elle, l’œuvre de George Orwell : l’auteur de 1984 aurait vu dans l’empire britannique l’autre signe, avec les totalitarismes, de la folie de son temps. Cette conclusion nette procède pourtant d’un parti pris dans la lecture des événements. En 1848, une révolte des Indo-Européens intervient contre une mesure du gouvernement qui oblige leurs fils à être formés en métropole s’ils veulent occuper d’importants emplois dans la colonie. Ann Laura Stoler y voit le soulèvement du « cœur des pères ». Si le sentiment paternel importe sans doute dans l’engagement politique, tout un ensemble de facteurs qui invitent habituellement les empires à constituer depuis la métropole un personnel interchangeable n’apparaît pas ici. Si l’auteure s’en défend [3], sa lecture résume parfois à une démonstration théorique des situations sociales plus complexes [4]. Mais l’essentiel n’est sans doute pas là : Ann Laura Stoler voit dans les archives coloniales, au-delà d’une source biaisée, « des lieux où vient se condenser l’angoisse épistémologique et politique » (p. 47).

Une méthode de lecture : l’archive coloniale comme question de style

Le livre prend des distances avec une masse, parfois un peu trop anonyme, de « chercheurs du fait colonial », lesquels, « davantage tournés vers ce qui pesait vers les populations colonisées, ne s’intéressèrent pas à l’analyse de nuances plus subtiles » (p. 303-304). Ironiquement, cette phrase invite finalement à une lecture plus modeste d’archives longtemps tenues dans la méfiance sinon le mépris d’un ensemble de courants historiographiques, Subaltern ou post-colonial studies. Ceux-ci voyaient dans l’archive coloniale le prolongement d’un ordre de domination qu’ils souhaitaient interrompre, et pensaient que la vérité de la situation coloniale se situait dans des sources alternatives. Ann Laura Stoler tient à rappeler leur importance, en dépit de biais propres à toute archive.

Tout est alors question de lecture : l’historienne ou l’historien doit mettre au jour le contraste entre l’arrogance d’une source coloniale qui donne l’impression d’un monde ordonné et les ignorances, craintes ou approximations qu’elle recèle. Ann Laura Stoler dit très bien quelle « clarté trompeuse » (p. 22) contient l’archive coloniale. Ce faisant, il s’agit de se défaire des certitudes des historiens qui, se croyant libres des anciennes catégories coloniales, les contredisent par une vérité extérieure et rétrospective. En choisissant de nouveaux objets d’étude en dehors du seul face-à-face entre dominants et dominés, Ann Laura Stoler propose d’interroger ce que nous croyons réellement savoir de la situation coloniale, et suggère ainsi une « position moins assurée et peut-être plus humble » (p. 85) pour redécouvrir une réalité « rude et sans grâce » (p. 318) mais plus exacte.

Le livre donne quelques résultats féconds de cette modestie herméneutique. Il faut pourtant reconnaître qu’il ne les offre pas facilement : ouvrage théorique fondé sur une culture philosophique impressionnante, Au cœur de l’archive coloniale présente parfois une construction abstruse et l’indéniable inventivité de son style confine souvent à l’hermétisme. Les « mutations ontologiques » (p. 24), les « intériorités plates » ou « liens tendres et tendus » (p. 304), les « arêtes analytiques tourmentées » (p. 318) ne manquent pas du charme d’un poème symboliste, mais ils arrêtent parfois la réflexion. Il ne s’agit pas uniquement d’un problème de forme : dans un livre dédié à une méthode de lecture des archives entre les lignes, le caractère difficilement réfutable de certaines formules conduit à se demander si l’historien, même celui du fait colonial, ne peut pas perdre son temps à chercher l’absente de tout bouquet.

L’archive, originalité de la situation coloniale ?

Une méthode de lecture spécifique à l’archive coloniale et son principal résultat historique – un État empli de sentiments angoissés – invitent à poser une question simple : cette méthode d’interprétation n’est-elle valable que pour les situations impériales ? Cet empire des sentiments est-il une propriété exclusive de la situation coloniale ? Le livre d’Ann Laura Stoler, sans l’affronter directement, revient souvent à cette interrogation. L’auteure affirme ainsi que « ce façonnement du sens commun et le règne du non-sens commun forment ensemble la substance de la gouvernance coloniale » (p. 70), conflit très bien éclairé dans le dernier cas d’étude du livre, celui de l’administrateur Valck, résident adjoint sur la côte de Sumatra dans les années 1860. Il révèle également la centralité de la race dans le gouvernement colonial.

Ce personnage est une anomalie dans la série des administrateurs coloniaux. Trop indulgent pour les habitants malais et coolies, trop sévère envers le comportement des planteurs européens, il dénonce à plusieurs reprises la complaisance de l’État colonial pour les colons et remet en cause la pertinence des catégories raciales pour analyser les rapports de force sociaux. Ann Laura Stoler décrit remarquablement le travail d’un administrateur colonial comme un « cauchemar administratif et un éventail de tâches virtuellement impossibles à assumer » (p. 256). Le caractère exceptionnel de Valck est mis sur le compte des sentiments, dont ses lettres débordent, instillés par les rumeurs des habitants dont il se fait l’écho. Valck se serait fait porte-parole du « non-sens » des faits opposé à l’obstiné « sens commun colonial ».

Nous touchons ici à une limite de cet ouvrage important. Tous les cas évoqués par Ann Laura Stoler nous plongent dans un face-à-face entre l’État colonial, ses administrateurs, et les Européens, dont elle décrit comme rarement la complexité et les étouffantes contradictions. Pourtant, dans ces analyses fines des archives, les habitants des Indes néerlandaises ne paraissent jamais ou presque. Une phrase lapidaire sur le fait que les « subalternes » (p. 249) auraient puisé dans les incertitudes des coloniaux pour les retourner contre eux ne rencontre aucune illustration convaincante.

Il est pourtant possible que le cas de Valck s’explique d’abord par son rapport singulier aux populations dominées, qui ne se traduit pas uniquement en angoisses mais dans une lucidité singulière sur les impasses de la situation coloniale. En Afrique du Nord, de semblables dissidents se comptaient dans les services les plus « experts » des affaires musulmanes, arabisants et contrôleurs de tribunaux religieux. En conservant la méthode d’Ann Laura Stoler, on pourrait imaginer que le substrat de la situation coloniale tienne surtout à la confrontation entre le « sens commun colonial » et un autre sens commun, celui des populations provisoirement mises sous tutelle, l’un et l’autre se transformant ou s’ignorant au gré des circonstances [5]. À ce titre, les sources vernaculaires produites par les acteurs locaux pourraient révéler une autre gamme de sentiments face aux autorités coloniales : l’indifférence, la morgue, le scandale ou la révolte.

Le livre d’Ann Laura Stoler représente, malgré tout, une façon novatrice de penser le rapport entre l’historien et les archives coloniales. Nourri de nombreux apports philosophiques, il entretient aussi quelque rapport avec la littérature et la confiance que l’historien peut placer dans les mots. Le spécialiste d’étude coloniale est confronté à des phrases trompeuses, à des expressions dangereuses, à des sources minées qui justifient les précautions dont ce livre donne une idée nouvelle. Comme dans la littérature française de l’entre-deux-guerres, « les mots font peur » [6]. Contre ce constat, Ann Laura Stoler croit, à l’image de Jean Paulhan, qu’il faut d’abord se réconcilier avec les mots pour renouer avec les conditions d’une vraie critique.

Ann Laura Stoler, Au cœur de l’archive coloniale. Questions de méthode. Traduit de l’anglais par Christophe Jaquet et Joséphine Gross, préface d’Arlette Farge, Paris, éditions de l’EHESS, 2019. 390 p., 26 €. (Along the Archival Grain. Epistemic Anxieties and Colonial Common Sense, Princeton, Princeton University Press, 2009).

par Antoine Perrier, le 20 mai 2020

Pour citer cet article :

Antoine Perrier, « Le cœur colonial mis à nu », La Vie des idées , 20 mai 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Ann-Laura-Stoler-coeur-archive-coloniale

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Notes

[1Ann Laura Stoler, Frederick Cooper, Repenser le colonialisme, Paris, Payot, 2013 (traduction du premier chapitre de Frederick Cooper, Ann Laura Stoler, Tensions of Empire. Colonial Cultures in a Bourgeois World, Berkeley, University of California Press, 1997).

[2Ann Laura Stoler, La Chair de l’empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial, Paris, La Découverte, 2013 (traduction de : Carnal Knowledge and Imperial Power : Race and the Intimate in Colonial Rule, Berkeley, University of California Press, 2002).

[3«  Il ne s’agit pas ici d’avancer que les anxiétés administratives relatives aux Inlandsche kinderen racontent la véritable histoire de l’empire, ni que les craintes exprimées ici importaient plus que l’infrastructure juridique, économique, militaire et politique conçue pour soumettre, réprimer et contrôler la population appelée indigène  » (p. 29).

[4Comme l’avaient fait remarquer des historiens spécialistes des Indes néerlandaises : «  Debate  », Bijdragen tot de taal-, land- en volkenkunde / Journal of the Humanities and Social Sciences of Southeast Asia, vol. 165, n°4, 2009, p. 551-567.

[5Dans cet esprit, voir Romain Bertrand, «  Les sciences sociales et le “moment colonial” : de la problématique de la domination coloniale à celle de l’hégémonie impériale  », Questions de recherche / Research in question, n° 18, juin 2006, et plus récemment Camille Lefebvre, M’hamed Oualdi, «  Remettre le colonial à sa place. Histoires enchevêtrées des débuts de la colonisation en Afrique de l’Ouest et au Maghreb  », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 72, no. 4, 2017, p. 937-943.

[6Jean Paulhan, Les fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les Lettres, Paris, Gallimard, coll. «  folio  », (1941) 1990, p. 51.

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