Dans un monde dont la physique mécaniste explique parfaitement les lois, y a-t-il encore de la place pour la croyance en Dieu ? La question est posée à Descartes par More – et le philosophe français doit alors revenir sur la cohérence de sa philosophie.
Et si la consistance d’une philosophie se mesurait à l’aune de sa capacité de résister à ses mises à l’épreuve par ses lecteurs ? Telle est l’hypothèse que la correspondance de René Descartes (1596-1650) avec Henry More dit Morus (1614-1687), philosophe, poète et théologien invite à formuler. More, membre de la Royal Society, fait partie de l’« École » des Platoniciens de Cambridge, marquée notamment par une lutte contre l’athéisme, rendu possible, selon ces philosophes, par la nouvelle image du monde découlant de la révolution scientifique de l’époque moderne. C’est dans cette perspective que More se tourne vers Descartes. Pour More, Descartes a, entre autres mérites, celui de tenter de montrer que le développement de la physique mécaniste nouvelle, dont il est un des théoriciens, ne conduit pas à l’expulsion de Dieu hors du monde. Cependant, il a aussi à ses yeux le défaut de ne pas réussir à établir cette position de façon entièrement convaincante. En effet, si comme l’affirme Descartes, seule la matière est étendue, en longueur, largeur et profondeur, comment Dieu, qui est esprit, peut-il imprimer le mouvement à des corps avec lesquels il n’est pas en contact ? Pour agir sur le monde comme il le fait, Dieu ne doit-il pas être étendu en quelque façon lui aussi ? Comment Descartes peut-il tracer une si nette frontière entre le matériel et l’immatériel ? Tel est le problème qui se pose à More : celui de la puissance explicative du dualisme cartésien dans le domaine physique et cosmologique.
En soumettant ce problème à Descartes, More interroge ce dernier sur les fondements et sur le sens de son projet philosophique en tant que tel. Descartes est un philosophe rationaliste, soucieux de déterminer, à l’aide de la raison, l’ordre nécessaire régissant toutes les choses de la nature, après avoir examiné le fonctionnement de cette faculté et dégagé les normes logiques à suivre dans son usage. Selon lui, « toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, mécanique et la morale ». [1] Descartes élabore dans sa métaphysique la thèse de la distinction réelle entre l’âme et le corps, au sujet de laquelle More le questionne. C’est dans sa physique, « tronc » de l’« arbre » qu’est pour lui la philosophie, que cette thèse joue le rôle d’opérateur conceptuel. En discutant avec Descartes du sens de cette thèse métaphysique et de son usage en physique, More évalue donc la démarche philosophique de ce dernier de manière transversale. More demande à Descartes de s’expliquer sur des questions de philosophie naturelle et de métaphysique aussi capitales que celles de la présence de l’âme et de Dieu dans le monde, celle de la structure et de l’activité de la matière, celle de l’infinité du monde, ou encore celle de la différence entre l’homme et l’animal. Il inclut même des questions plus spécifiques de physique et d’optique. More invite ainsi Descartes à repréciser ce qui fait la cohérence de sa doctrine.
C’est ce qui fait l’importance philosophique de sa correspondance avec lui et l’intérêt très grand de l’édition de celle-ci, élaborée par Jean-Pascal Anfray. La correspondance entre More et Descartes avait certes déjà été publiée, et ce, dès le XVIIe siècle, par Claude Clerselier (1614-1684), avocat au Parlement de Paris, éditeur et traducteur de plusieurs des ouvrages de Descartes. Mais elle n’avait jamais fait l’objet d’une édition séparée ni d’une nouvelle traduction intégrale. Ce manque est à présent comblé.
La structure du volume
Le projet poursuivi par J.-P. Anfray dans son édition est très clair. J.-P. Anfray n’aborde pas l’échange épistolaire entre More et Descartes du point de vue du rôle joué par la discussion des thèses de ce dernier dans la constitution de la pensée de More. Il effectue, en cela, un pas de côté par rapport aux historiens de l’ « École » des Platoniciens de Cambridge. Dans The Platonic Renaissance in England, Cassirer se servait de Descartes comme d’un point de référence pour cerner, par contraste, la singularité de l’ « École » de Cambridge en montrant que la philosophie anglaise de l’époque moderne ne se réduit pas à l’empirisme auquel on opposait alors le rationalisme continental symbolisé métonymiquement par Descartes. [2] Telle n’est pas la manière dont J.-P. Anfray aborde la relation entre More et Descartes. Il se concentre sur le point de vue de Descartes. Il étudie la façon dont More contraint Descartes à examiner des questions essentielles sur la matière et l’espace, qu’il n’aborde pas ailleurs dans son œuvre. Ce faisant, il ne s’inscrit pas non plus dans le champ de l’histoire des sciences. Il se place en effet dans une extériorité par rapport à l’historiographie traditionnelle de la révolution scientifique de l’époque moderne. Dans Du monde clos à l’univers infini, Koyré soulignait l’influence exercée, sur Newton notamment, par la conception de More de l’étendue comme attribut divin et de l’infinité de l’espace. [3] Koyré montrait par-là que la « mécanisation de l’image du monde » en quoi consiste la science moderne, selon l’expression de l’historien des sciences Dijksterhuis [4], se construit aussi à l’aide de ceux qui, comme More, en discutent les principaux concepts. J.-P. Anfray ne remet certes pas en cause cette conclusion. Son propos n’est cependant pas d’examiner les apports conceptuels de la correspondance entre Descartes et More du point de vue de l’histoire des sciences. Il a une approche métaphysique de ce corpus. Tel est l’enjeu de la première partie de son ouvrage - une étude intitulée « Étendue, corps et esprit : le dualisme en questions » et qui prend la forme d’un commentaire des principaux points abordés dans la correspondance entre More et Descartes. Ce commentaire est entrepris dans une logique de reconstruction conceptuelle. Une contextualisation est proposée en référence à la scolastique.
Cette introduction d’environ 200 pages précède la traduction proprement dite des lettres échangées par les auteurs. Il s’agit d’un ensemble de huit lettres : cinq de More et trois de Descartes. C’est un échange plutôt bref, si on le mesure à l’aune du vaste corpus de la correspondance cartésienne (près de 800 lettres). La belle traduction de cet échange est donnée à lire avec une mise du texte latin et du texte français en regard l’un de l’autre. Elle est suivie, en Appendice, de la traduction de trois lettres de More à des philosophes de langue anglaise dont il est proche – Samuel Hartlib (1600-1662) et Ann Conway (1631-1679). Ces lettres ont en commun de révéler le rôle joué par la critique du dualisme cartésien menée par More dans la construction de sa propre compréhension de l’essence des corps et du rapport de l’esprit à l’espace.
Les enjeux philosophiques de la correspondance entre Descartes et More
La correspondance avec More démarre un an environ avant la mort de Descartes. More est au tout début de sa carrière. Il lit Descartes avec enthousiasme, s’engageant profondément dans la lecture des Principes de la philosophie. Cet ouvrage, paru en 1644 en latin et en 1647 en français, et conçu originairement par Descartes comme une somme exposant l’ensemble de sa philosophie, présente, au bout du compte, le système de sa physique. Il s’agit pour Descartes d’expliquer les fondements métaphysiques de cette discipline – ce qu’il appelle « les vrais principes des choses matérielles » – et d’examiner « en général comment tout l’univers est composé, puis en particulier, quelle est la nature de cette Terre et de tous les corps qui se trouvent le plus communément autour d’elle, comme de l’air, de l’eau, du feu, de l’aimant et des autres minéraux. » [5] Les questions que More pose à Descartes mettent à l’épreuve les fondements de cette philosophie naturelle que sont la distinction réelle entre le corps et l’esprit, et la conception de l’étendue comme attribut du corps.
Quand More envoie une première lettre à Descartes, en date du 11 décembre 1648, celui-ci, à l’apogée de sa célébrité, s’apprête à quitter les Pays-Bas, après avoir accepté l’invitation de la reine Christine de Suède à Stockholm. More interroge Descartes 1) sur sa conception de la matière comme étendue et sur la possibilité pour Dieu de mettre cette matière en mouvement s’il n’est pas lui-même étendu à sa manière. More se confronte ainsi à une des questions les plus controversées dans la philosophie naturelle de Descartes, celle de savoir si les forces physiques se trouvent réellement dans les corps eux-mêmes, ou si elles résultent de la relation entre Dieu, en tant que soutien des corps et du mouvement, et les corps. Cherchant à situer Descartes par rapport à l’atomisme de Démocrite, More l’interroge 2) sur sa négation de l’existence du vide, 3) sur sa réfutation de l’existence des atomes. Il discute 4) sa thèse du caractère indéfini de l’étendue du monde. 5) Il met en question son hypothèse de l’animal-machine.
Descartes répond à More sur l’ensemble de ces points, dans une lettre datée du 5 février 1649. 1) Il explicite le rapport qu’il voit entre étendue spatiale et impénétrabilité. Il affirme que Dieu étant une substance immatérielle, connue par l’entendement, ne peut se voir attribuer l’étendue car cela reviendrait à faire de lui un objet imaginaire, donc à commettre une erreur de catégorie. Il montre 2) et 3) que sa défense d’une conception corpusculaire de la nature ne saurait faire de lui un philosophe atomiste, donc un tenant du vide et des atomes. Il reprécise 4) le sens qu’il donne à la distinction conceptuelle de l’indéfini et de l’infini, arguant qu’il n’y a que Dieu seul qu’il entende positivement être infini. Il présente 5) la thèse selon laquelle les animaux penseraient comme le préjugé auquel les hommes ont été le plus accoutumés depuis l’enfance.
Dans une lettre envoyée le 5 mars, More revient sur cette série de cinq difficultés, formulant des répliques aux réponses fournies par Descartes à leur sujet, en procédant à un commentaire critique de certains des articles des Principes de la Philosophie. Descartes réagit à ces questions et à ces remarques dans une lettre du 15 avril. Celle-ci donne lieu à une nouvelle lettre de More, en date du 23 juillet. Dans cette lettre, More examine pour ainsi dire page par page les Principes, posant des questions très précises sur des sections particulières du texte de Descartes. Descartes lui répond en août. Mais More ne reçoit pas cette lettre. More envoie une dernière lettre à Descartes, en date du 21 octobre. Cette lettre demeure cependant sans réponse. Il est possible que Descartes, qui meurt en 1650, ne l’ait pas reçue.
Après la mort de Descartes, Clerselier écrit à More. Dans une lettre du 12 décembre 1654, il lui demande les originaux des réponses de Descartes, en lien avec son projet de publication des lettres de ce dernier. Dans la lettre du 14 mai 1655 qu’il lui adresse en retour, More formule le souhait d’obtenir d’un cartésien une réponse aux questions qu’il se pose encore sur les Principes de la philosophie, la Dioptrique et les Météores, parce que Clerselier vient de lui apprendre que Descartes avait commencé une réponse complète à sa lettre du 23 juillet. Après avoir reçu ce fragment de réponse de Descartes, More écrit de nouveau à Clerselier en juillet-août 1655. Dans cette dernière lettre, il clarifie ce qu’il pense de la position de Descartes sur la force et l’activité dans les corps, et sa propre position à ce sujet. C’est son ultime réponse à Descartes, par-delà la mort de ce dernier.
Le rôle de la correspondance dans l’interprétation de la philosophie cartésienne
L’édition de la correspondance entre More et Descartes effectuée par J.-P. Anfray constitue une illustration exemplaire du récent renouveau éditorial connu par les lettres de ce dernier, dans le monde entier. Voici un petit aperçu de ce nouvel état de l’art. En Italie, une première édition de l’ensemble des lettres envoyées ou reçues par Descartes a vu le jour en 2005. [6] Au Japon, la correspondance de Descartes a été intégralement traduite et annotée entre 2012 et 2016. [7] En France, une nouvelle édition de la correspondance de Descartes est parue en 2013, dans le cadre d’une nouvelle édition de l’ensemble de l’œuvre de Descartes, elle-même en cours de parution. [8] 2014 et 2015 ont été les deux années de publication de la correspondance complète de Descartes en roumain. [9] En 2024, est paru le premier volume de la traduction complète des lettres de Descartes en langue anglaise, dirigé par R. Ariew et E.-J. Bos, et fruit d’une collaboration de longue date avec des chercheurs néerlandais notamment. [10]
La mise au premier plan des lettres de Descartes a induit un renouveau dans les méthodes adoptées jusque-là pour le lire. Jusque dans les années 1990, les interprètes avaient tendance à réduire la correspondance de Descartes à un lieu de retour sur ses propres textes, sous forme de commentaire. Ensuite, considérant cette correspondance comme un « laboratoire intellectuel » [11], ils ont commencé à l’aborder en termes propédeutiques, en tant que source d’informations sur la doctrine de Descartes en cours de constitution. Il a été possible, enfin, d’appréhender ce corpus comme une réserve d’idées qui ne sont pas toutes exposées à l’identique dans les textes de Descartes, voire, dans certains cas, ne s’y trouvent même pas.
C’est dans cette dernière catégorie que s’inscrivent les lettres échangées par Descartes avec More, dans la mesure où elles lui permettent d’approfondir des sujets de physique et de métaphysique sur lesquels il s’était peu étendu jusqu’alors. Elles montrent ainsi que Descartes, loin d’être un penseur solitaire, appartient pleinement à la République des Lettres, de sorte que l’étude de sa doctrine requiert d’analyser la circulation de ses idées entre ses lettres et ses œuvres publiées. [12] Mais cela n’est pas tout. Elles font voir surtout qu’il n’y aurait pas de sens à appréhender le corpus cartésien en postulant l’existence d’une hiérarchie stricte entre les différents supports matériels que sont, d’une part, la correspondance et, d’autre part, les textes publiés. En l’occurrence, il faut à Descartes une sollicitation extérieure, celle de More, pour aborder une question capitale et sur laquelle il est silencieux dans ses livres : celle de savoir comment Dieu peut être présent au monde s’il n’est pas étendu. On peut donc trouver l’une des thématiques les plus discutées et controversées de l’histoire du cartésianisme dans des lettres, un espace textuel circonscrit et diffusé de façon restreinte initialement. [13]
Jean-Pascal Anfray, Descartes- More. Correspondance 1648-1655, Lettres traduites, annotées et présentées par Jean-Pascal Anfray, précédé de « Étendue, corps et esprit : le dualisme en questions », édition bilingue latin-français, Paris, Éliott, 2023, 421p., 28€.
Elodie Cassan, « Les raisons du cartésianisme »,
La Vie des idées
, 16 janvier 2025.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Anfray-Descartes-More-Correspondance
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] René Descartes, Lettre-préface aux Principes de la Philosophie, Œuvres de Descartes, édition Charles Adam et Paul Tannery, Paris, Vrin, 1996, IX, p. 14.
[2] E. Cassirer, The Platonic Renaissance in England, traduit par J.P. Pettegrove, Londres, Nelson, 1953.
[3] A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, traduit par R. Tarr, Paris, Gallimard, TEL, 1962.
[4] E. Dijksterhuis, The Mechanization of the World Picture. Pythagoras to Newton, traduit par C. Dikshoorn, Princeton, Princeton University Press, 1986.
[6] René Descartes, Descartes. Tutte le lettere. 1619-1650, G. Belgioioso (dir.), avec la collaboration d’I. Agostini, F. Marrone, F. Meschini, M. Savini et J.-R. Armogathe, Milan, Bompiani, 2005 ; Claude Clerselier, Lettres de Mr Descartes (exemplaire de l’Institut de France(, introduction de J.-R. Armogathe et G. Belgioioso, Conte, Lecce, 2005, 6 vol.
[7] René Descartes, Descartes Correspondance, Hiroaki Yamada et al., 8 tomes, Tokyo, Chisen shokan.
[8] René Descartes, Œuvres. Complètes - VIII, 1 et VIII-2. Correspondance, éditée et annotée par J.-R. Armogathe in René Descartes. Œuvres complètes, J.-M. Beyssade et D. Kambouchner (dir.), Paris, Gallimard, 2013.
Cette nouvelle édition des œuvres de Descartes, préparée par J.-M. Beyssade et publiée sous la direction de D. Kambouchner, est parue en deux volumes dans la Bibliothèque de la Pléiade en 2024. Elle comprend un choix de lettres par J.-R. Armogathe.
[9] René Descartes, Corespondenţa completă. Vol.I. 1607-1638, et Vol.II. 1639-1644, V. Alexandrescu (dir.), avec la collaboration de R. Arnăutu, R. Lazu, C. Cristian Pop, M.-D Vădana, G. Vida, Iaşi, Polirom, respectivement en 2014 et 2015.
[10] René Descartes, The Complete Correspondence in English Translation. Volume I from the Early Years to the Discourse on Method, 1619-1638, R. Ariew et E.-J. Bos (dir.), en collaboration avec É. Cassan et S. Maronne, Oxford University Press, Oxford, 2024.
[11] J.-R. Armogathe, G. Belgioioso et C. Vinti (dir.), La biografia intelletuale di René Descartes attraverso la Correspondance. Atti del Convegno Descartes e l’« Europe savante », Perugia, 7-10 octobre 1996, Naples, Vivarium, 1999.
[12] Voir notamment F. Marrone (dir.) DesCartes et DesLettres. Epistolari e filosofia in Descartes e nei cartesiani, Milan, Le Monnier Università, 2008, 259 p. Ce volume donne à lire les actes de plusieurs colloques et journées d’étude sur internationaux sur la correspondance de Descartes.
[13] I. Agostini, « More interprète de Descartes. L’omniprésence de Dieu », in F. Marrone (dir.), p. 196-212.