Recensé :
Pascale Gillot, L’esprit, figures classiques et contemporaines, Paris, CNRS Editions, 2007, 315 p., 30 euros.
L’ouvrage de Pascale Gillot peut se lire de deux manières, qui ne sont pas exclusives l’une de l’autre : il constitue à la fois une introduction à la philosophie de l’esprit et une mise en perspective de la philosophie de l’esprit contemporaine, telle qu’elle s’est développée aux Etats-Unis depuis le tournant cognitiviste. Pascale Gillot expose la construction du problème du corps et de l’esprit, puis elle met en évidence les rémanences de cette problématique de William James à Jaegwon Kim.
L’impensable interaction psychophysique et son logique abandon
L’ouvrage propose un panorama historique de différentes philosophies de l’esprit. Ce panorama s’organise en trois temps : l’invention du problème du corps et de l’esprit au XVIIe siècle ; le rejet du dualisme au XXe siècle dans la philosophie anglo-saxonne ; la reprise du problème du corps et de l’esprit après le tournant cognitiviste.
Si la philosophie cartésienne s’impose comme point de départ, c’est, bien évidemment, parce que c’est elle qui institue le problème du rapport entre le corps et l’esprit. Descartes considère que l’on connaît distinctement l’esprit et le corps et il en infère qu’il existe deux substances distinctes : la pensée et l’étendue. Selon lui, nous faisons aussi l’expérience de leur union. Celle-ci serait à penser comme interaction et c’est cette interaction qui pose problème. Selon Pascale Gillot, le dualisme substantiel et l’interaction, qui se contredisent, font paradoxalement système ; l’interactionnisme cartésien, décrit dans le Traité des passions, serait une première forme de « neuropsychologie » et c’est cette représentation cartésienne de l’esprit qui « commande[rait] encore une part importante des approches contemporaines en philosophie de l’esprit ».
Les philosophies classiques post-cartésiennes ont choisi délibérément d’écarter le problème : l’interaction étant impensable, il faut l’abandonner. C’est pour cette raison que Spinoza refuse tout à la fois le dualisme substantiel, ainsi que l’interaction entre l’esprit et le corps. Il ne s’agit pas pour lui de rendre l’idée d’une interaction entre l’esprit et le corps cohérente en supprimant le dualisme, mais d’abandonner la possibilité d’une interaction. Dans le cadre de l’ontologie spinoziste, la dualité substantielle n’existe pas : il n’y a qu’une substance (monisme ontologique), dont la pensée et l’étendue sont des attributs. Spinoza importe d’autant plus pour dessiner une alternative au cartésianisme qu’il refuse aussi la théorie représentationnelle de l’esprit : les idées ne sont pas des peintures ou des images des choses. Ce double refus de l’interaction psychophysique et du modèle représentationnel pourrait suffire à faire de la philosophie de l’esprit spinoziste un anti-cognitivisme avant la lettre. Toutefois, les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît, car Spinoza suggère aussi l’idée d’un automate spirituel, dont on connaît la postérité dans le cognitivisme computationnel.
Eliminer le problème ou éliminer l’esprit ?
Dans la seconde partie, Pascale Gillot se propose de rassembler des philosophies de l’esprit aussi dissemblables que celles de William James, Gilbert Ryle et celle de la théorie de l’identité esprit-cerveau. Toutes ont en commun d’assimiler le cartésianisme à une métaphysique dualiste, qui pose l’existence de « deux mondes » celui de la pensée et celui de la matière, toutes envisagent au contraire de repenser l’esprit dans un cadre moniste. Toutefois, les optiques sont très différentes entre elles, voire tout à fait incompatibles. Ainsi le « béhaviorisme » philosophique de Gilbert Ryle s’oppose en tout au monisme matérialiste de la théorie de l’identité défendue par J. J. C. Smart, Ullin Thomas Place et Herbert Feigl.
L’exposition de la philosophie de Gilbert Ryle produit toujours sur le lecteur un réjouissant sentiment de libération par rapport aux schémas habituellement acceptés, à propos de l’esprit et du corps, schémas qui sont aussi ceux de la philosophie cartésienne (si on ose la caricaturer un peu). Gilbert Ryle ne prétend d’ailleurs pas décrire fidèlement la philosophie cartésienne ; il entend remettre en cause le « mythe cartésien du fantôme dans la machine » ou de l’esprit dans l’automate. Si Gilbert Ryle n’use pas du terme dualisme pour désigner et critiquer la philosophie de Descartes, il emploie en revanche le couple intérieur et extérieur. A l’esprit, situé à l’intérieur, correspondrait une vie mentale privée, faite de représentations. L’esprit s’opposerait au corps, situé dans l’extériorité publiquement observable. La vie de l’individu se dédoublerait en une vie mentale, interne, privée, et une vie corporelle, externe et publique. Selon ce « schéma égarant », pour comprendre une action, il faudrait supposer deux théâtres : le premier, interne, accessible au seul sujet, dans lequel l’individu réfléchit à ce que va être son action ; le second, externe, observable par tous, auquel correspondraient les mouvements du corps qui réaliseraient cette action. La philosophie de l’esprit de Ryle se propose d’externaliser le mental ou l’esprit. A cet égard, la description de l’action permet d’abolir la partition cartésienne entre l’esprit interne et le corps externe : l’action ne doit plus être considérée comme l’expression (le symptôme) d’une intention mentale invisible ou cachée parce que privée, mais comme l’esprit ou l’intelligence elle-même. Lorsque nous cherchons à localiser l’esprit dans la tête, nous faisons une erreur de catégorie : nous voulons le loger quelque part, au-delà, en arrière, alors qu’il est, tout simplement, coextensif aux conduites signifiantes des individus, telles que nous les recevons et les comprenons.
Ce refus « béhavioriste » ou pragmatique du dualisme, est aux antipodes du refus qui s’exprime dans la théorie de l’identité du cerveau et de l’esprit. Généralement, les tenants du mentalisme reprochent à la philosophie de Gilbert Ryle de ne pas résoudre le problème des relations entre l’esprit et le corps : dénoncer ce problème comme étant un faux problème reviendrait seulement à l’éluder. Pour tenter de le résoudre, il convient de faire ce que le « béhaviorisme » philosophique se refuse à faire, à savoir entrer dans la « boîte noire », dans la tête, lieu du mental. Les théories de l’identité esprit-cerveau affirment une position moniste ou matérialiste. Elles défendent l’idée que toute modification des états psychiques correspond à une modification des états cérébraux : à chaque état psychique correspondrait un seul état cérébral. Ces philosophies mentalistes soutiennent l’idée d’un monisme ontologique et d’un dualisme conceptuel : le mental n’est que du physique, du cérébral.
Le cognitivisme computationnel et ses suites
Dans la dernière partie, Pascale Gillot expose les philosophies américaines de l’esprit depuis le tournant cognitiviste. Schématiquement, on pourrait présenter cette histoire complexe en deux temps : d’abord le lancement triomphal du programme cognitiviste ; puis, suite à la critique de ce programme, parfois par ceux qui l’avaient lancé (Hilary Putnam, Jerry Fodor), la diversification des approches.
Pascale Gillot identifie le cognitivisme à deux philosophies : le fonctionnalisme de Hilary Putnam et l’innéisme linguistique de Noam Chomsky. Le fonctionnalisme de Hilary Putnam propose un modèle computationnel du mental : le mental serait à penser sur le modèle d’une machine abstraite (dont l’ordinateur ou le cerveau sont des réalisations), selon laquelle les états mentaux s’enchaînent de manière réglée et nécessaire, suivant un programme. Le fonctionnaliste ne préjuge pas de la matière qui peut constituer la machine mentale : « le fonctionnalisme implique la réduction des états mentaux, non à des états cérébraux exclusivement, mais à des « états fonctionnels » d’un système, abstraction faite des modalités singulières de sa réalisation matérielle, biologique, mécanique ou électronique » (p. 184). Dans ce recours au modèle de la machine computationnelle, Pascale Gillot voit la réactivation du modèle spinoziste de l’automate spirituel. Toutefois, elle explique que Hilary Putnam, quant à lui, juge aujourd’hui ce modèle trop cartésien dans la mesure où il admet l’idée d’un esprit coupé du monde (qui se le représente) et celle d’une localisation des significations dans cet esprit. Le fonctionnalisme computationnel serait donc bien une théorie représentationnelle (ce que ne serait sans doute pas une version spinoziste de l’automate spirituel). Noam Chomsky, qui établit et revendique un lien explicite entre la révolution philosophique et scientifique de l’âge classique et le tournant cognitiviste, assume pleinement ce modèle représentationnel et ce mentalisme. Selon Noam Chomsky, parce que la théorie béhavioriste ne parvient pas à rendre compte de l’activité linguistique, l’abandon de cette voie est légitime et il faut recourir à l’adoption d’un mentalisme méthodologique. Dans cette perspective, le langage trouvera son explication dans les compétences cognitives et innées du locuteur. Pascale Gillot montre la convergence entre la linguistique chomskyenne et les thèses de Descartes à propos du langage comme expression de la pensée.
Après avoir exposé la critique que Hilary Putnam mène contre le programme coginitiviste, Pascale Gillot termine par une présentation des philosophies de Donald Davidson et de Jaegwon Kim. La théorie davidsonnienne du monisme anomal, établit la compatibilité entre trois principes : le principe de l’interaction causale (entre mental et physique) ; le principe du caractère nomologique de la causalité ; le principe de l’anomie du mental. Selon ce dernier principe, « pas plus qu’il n’existe de déterminisme mental, inhérent à l’activité de l’esprit, il n’existe de lois psychophysiques connaissables établissant la co-occurrence de tel événement mental et de tel événement physique » (p. 230). Cela reviendrait à ne reconnaître une efficacité causale aux événements mentaux que lorsque ceux-ci sont décrits comme des événements physiques. Or, Jaegwon Kim voit dans cette conséquence le signe que le mental cesse d’avoir une efficace causale et que le monisme anomal n’échappe pas au spectre de l’épiphénoménisme (théorie selon laquelle les phénomènes mentaux sont produits par des états physiques, mais sont dépourvus d’efficacité causale sur l’ordre physique). Jaegwon Kim remarque que la reprise du paradigme cartésien dans un cadre matérialiste ou moniste n’entraîne pas la disparition du problème des relations entre le corps et l’esprit. Selon lui, la question de la causalité mentale trouverait une solution, à condition d’associer une thèse de la survenance du physique sur le mental à une thèse de la réalisation du mental dans le physique.
Cette introduction à la philosophie de l’esprit présente l’intérêt de la diversité historique. De Descartes à Kim en passant par Malebranche, James, Nagel ou Dennett, l’auteur présente plus d’une quinzaine de philosophies de l’esprit. L’auteur a fait le choix d’une présentation historique : la philosophie de l’esprit possède une histoire qui voit se succéder différents modèles pour résoudre un même problème cartésien, celui du rapport entre le corps et l’esprit. Les philosophies américaines de la seconde moitié du XXe siècle héritent du problème cartésien et elles manifestent une grande inventivité pour tenter de le résoudre. Cette introduction peut être avantageusement complétée et approfondie par la lecture des ouvrages de Pascal Engel [1], Denis Fisette et Pierre Poirier [2], Daniel Andler [3].
Le cognitivisme : un cartésianisme matérialiste ?
Cette mise en perspective de la philosophie de l’esprit contemporaine, permet à l’auteur de mettre en évidence les rémanences des philosophies classiques, celles de Descartes et Spinoza, qui sont à l’œuvre dans la philosophie de l’esprit contemporaine.
Le tournant cognitiviste et la référence au modèle de l’ordinateur pourraient donner à penser que le concept qui permet de définir l’esprit est celui de « l’automate spirituel ». Ce modèle, repris des philosophies classiques (inventé par Spinoza et repris par Leibniz), affirme qu’il est possible d’envisager l’esprit comme une machine d’un certain type qui aurait ses propres lois de fonctionnement. Toutefois, cette référence à l’automate spirituel n’implique pas que la philosophie cognitive soit davantage spinoziste que cartésienne. En effet, l’idée d’une machine spirituelle, mentale ou cérébrale, apparaît compatible avec un cartésianisme réformé.
La philosophie de l’esprit, sous la forme de la philosophie cognitive, se manifesterait comme une forme de cartésianisme, un « cartésianisme modernisé », c’est-à-dire débarrassé du dualisme substantiel ou métaphysique. Toutes les philosophies cognitives pourraient être désignées par l’appellation de cartesianism cum materialism, utilisée par Hilary Putnam, c’est-à-dire de « cartésianisme matérialiste ou moniste ». Elles auraient en commun de rejeter le dualisme cartésien, mais de reprendre au cartésianisme trois caractéristiques : assigner à l’esprit un lieu, l’intériorité ; attribuer à cet esprit un fonctionnement représentationniste ; admettre la thèse cartésienne de l’interaction entre le mental et le physique. Pour le second Putnam, c’est ce cartésianisme qu’il conviendrait de dépasser.
Le mentalisme et son refus
En conclusion, Pascale Gillot reprend la distinction, exposée par Vincent Descombes [4], entre deux branches opposées de la philosophie de l’esprit : une branche mentaliste et représentationniste selon laquelle l’opposition entre l’intérieur et l’extérieur est pertinente, et une branche non mentaliste et externaliste, pour laquelle l’esprit est à comprendre à partir d’un contexte social et linguistique (holisme inspiré de Charles S. Peirce, Ludwig Wittgenstein et Gilbert Ryle). La question qui permet d’établir cette distinction étant : où placez-vous l’esprit ? L’auteur semble suggérer que cette seconde branche, affranchie du cartésianisme, se rapprocherait de la philosophie de l’esprit spinoziste. Or, rien n’est moins sûr, parce que soutenir une thèse holistique du mental, ce n’est pas seulement refuser la localisation de l’esprit, ainsi que son fonctionnement représentationniste, c’est aussi considérer que l’esprit a une dimension socialement instituée et normative et on ne voit pas comment cette thèse pourrait s’accorder avec celle de lois causales de la pensée. Autrement dit, il y a sans doute une incompatibilité entre penser l’esprit par rapport aux institutions sociales, qui proposent des règles et fournissent à l’agent des raisons, et vouloir décrire le fonctionnement de l’esprit en termes de causalité. Cela reviendrait à confondre raisons et causes.
Pascale Gillot suggère que toutes les philosophies de l’esprit post-cartésiennes formulent des critiques internes au cartésianisme. Pourtant, l’externalisme anti-mentaliste semble bien être un refus frontal, celui d’une philosophie de l’esprit qui refuse de prendre le titre de science. En suivant encore la distinction faite par Vincent Descombes, on opposerait les philosophies de l’esprit qui revendiquent le titre de science et qui proposent des modèles pour penser l’esprit et orienter les recherches empiriques (les sciences cognitives) à celles qui refusent de le faire parce qu’elles s’en tiennent à une enquête conceptuelle. Ces dernières, comme le montre d’ailleurs Pascale Gillot à propos de Gilbert Ryle, ont parfois rompu avec le cartésianisme en éliminant le problème du rapport entre le corps et l’esprit.