Comment une œuvre devient-elle un classique et quels facteurs la déterminent à le rester ? Alvaro Santana-Acuña étudie la question en sociologue en partant de l’inscription de la fiction dans nos vies et notre quotidien : le point de départ de la recherche, explicité dans les remerciements, fut une pluie diluvienne qui sembla transformer le campus de Harvard en Macondo. Une recherche de plus de dix ans qui a conduit à l’ouvrage Ascent to Glory. How One Hundred Years of Solitude Was Written and Became a Global Classic, et l’exposition « The Making of a Global Writer » au Harry Ransom Center, à Austin Texas, inaugurée en février 2020, qui présente pour la première fois au public les archives de l’écrivain, récemment acquises par cette institution. Le cas étudié permet de repenser les pouvoirs de la fiction et ravive le débat sur la projection de la littérature latino-américaine dans le monde.
Le roman sans solitude
Divisé en deux parties et huit chapitres, la structure de Ascent to Glory correspond à l’hypothèse principale : une œuvre classique est d’abord une production individuelle et sociale, question développée dans la partie « From the idea to the book », qui couvre la période allant des années 1920 à la publication de Cent ans de solitude en 1967 ; une fois devenue classique, l’œuvre transforme le monde le long terme, problématique abordée dans « Becoming a Global Classic », qui comprend les années 1967 à 2020. Un Appendice propose, sous le titre de « Why and How to Study Classics ? », un retour sur les principes théoriques et méthodologiques qui guident cet ouvrage et, plus spécifiquement, sur les notions de canon et de classique, d’imagination, de niche, de collaboration, d’adaptation et de compétition, de dissembedding, d’indexicals, de contre-factuel. L’ambition de toucher deux publics, un non spécialisé, constitué des admirateurs de Cent ans de solitude, et un de spécialistes des sciences humaines et sociales, explique l’effort d’exposition réalisé par le chercheur.
La reconstruction minutieuse de l’imagination, la production, et la distribution du roman prend pour base les archives de l’auteur et une vaste bibliothèque internationale, grâce auxquelles Santana-Acuña reconstruit sa passionnante histoire, en prenant en compte le contexte socio-historique, mais aussi les textes, aspect souvent délaissé par ce type d’approche. La conception classique du génie est un des centres de la critique, en raison du public large visé par l’ouvrage, qui le conçoit comme une personne hypersocialisée : une personne qui maîtrise les règles du jeu social auquel elle participe, et peut ainsi les redéfinir et les transformer si nécessaire.
Pour explorer l’écart entre l’idée première d’une œuvre et la capacité de la produire, ainsi que les dix-sept années qui furent nécessaires pour imaginer et écrire Cent ans de solitude, le chercheur commence par étudier le parcours personnel de García Márquez : son travail en tant que journaliste, publiciste, auteur de scripts, ses lieux de résidence. Une place particulière est donnée ici à l’apprentissage technique et professionnel, qui permet à l’écrivain de cerner une période ; aux collaborateurs traditionnels – les groupes de Cartagena et Barranquilla, de Caracas pendant ses années de jeunesse, la Mafia au Mexique au début des années 1960 (nom donné au célèbre groupe d’intellectuels et d’artistes composé, entre autres, par Carlos Fuentes, José Emilio Pacheco, Luis Buñuel, Alvaro Mutis), d’autres auteurs hispano-américains fréquentés à New York et Paris -, viennent s’ajouter les superviseurs et correcteurs, mais aussi les censeurs et linotypistes. Ses différentes professions amènent García Márquez à quitter la Colombie, et à vivre dans différentes capitales culturelles (Paris, Londres, Caracas, New York et Mexico), qui accordent à ses conceptions une dimension cosmopolite ; un parcours dont Santana-Acuña montre qu’il s’inscrit dans l’histoire textuelle de Cent ans de solitude, retracée depuis la publication en 1952 des premiers fragments.
La période d’écriture du roman fut marquée par deux phénomènes, à propos desquels Santana-Acuña apporte des éléments éclairants : le processus de modernisation de l’industrie du livre de langue espagnole grâce à l’extension du marché au niveau intercontinental et international, le surgissement de l’idée d’une identité commune au sous-continent latino-américain. Le roman est ainsi envisagé comme un processus de création collectif : García Márquez n’aurait jamais pu l’écrire sans la contribution d’une série de collaborateurs, tels que ses amis écrivains (Carlos Fuentes, Mario Vargas Llosa, Alvaro Mutis…) et critiques (Angel Rama, Rodríguez Monegal, Luis Harss) dans lesquels il est inséré ; sa famille à travers laquelle lui est parvenue l’histoire familiale. Tout comme apparaissent comme essentielles les conversations et les rencontres, dont l’impact est mis en évidence, tout comme l’écoute dont a fait preuve García Márquez vis-à-vis de ce réseau de créativité (network creativity). Le retour sur l’histoire du « Boom de la littérature hispano-américaine », mouvement d’ouverture vers le marché intercontinental et international, qui apporta une reconnaissance de la littérature du sous-continent, met en évidence le fait que le phénomène reste relativement peu compris et controversé ; l’histoire de Cent ans de solitude permet de mieux saisir sa spécificité, grâce, en particulier, à l’étude du rapport entre industrie éditoriale, données matérielles et formes littéraires. Cette étude approche avec une finesse particulière les facteurs où s’enchevêtrent le politique et le culturel, les projets personnels et communautaires, tels que l’exil des républicains espagnols vers l’Amérique Latine, et la révolution cubaine avec ses nouveaux dispositifs destinés à diffuser la littérature et la culture HA, et l’ouverture sur le monde soviétique et la Chine. Si l’enthousiasme des lecteurs et la vaste reconnaissance institutionnelle mondiale (comme la création d’une chaire « Langues et littératures de la Péninsule Ibérique et de l’Amérique latine » au Collège de France en 1945, ou les Prix internationaux) sont relativement connus, le travail de Santana-Acuña permet de saisir la contribution capitale des médias (Primera Plana, México en la cultura, Mundo nuevo). Ainsi, le chercheur retrace avec minutie la publicité faite au roman avant son lancement et même avant que son écriture soit achevée par une série d’écrivains, de critiques et d’amis. Est ainsi posée l’hypothèse que Cent ans de solitude doit en partie son succès à un contexte spécifique dont la reconstruction montre des traits surprenants.
En effet, si la commercialisation du roman ne diffère pas par rapport à d’autres œuvres qui correspondaient au goût et au projet des éditeurs et des critiques engagés dans sa publication, qui ne s’attendaient en aucun cas à un tel succès, si García Márquez lui-même craignait que les ventes soient peu importantes, la première édition s’épuisa en trois semaines grâce à l’intérêt que lui portèrent des revues d’intérêt général et des suppléments culturels, qui augmentèrent la demande régionale ; un rôle particulier joua la publication de l’entretien « La gran novela de América » (Le grand roman d’Amérique) dans la revue Primera Plana (20 juin 1967). Sudamericana, la maison d’édition argentine qui publia Cent ans de solitude, dû faire face à deux obstacles, une pauvre distribution locale, et la pénurie de papier, qui furent, néanmoins surmontés rapidement grâce à l’expérience acquise avec deux autres succès récents, Bomarzo de Manuel Mujica Láinez (1962) et Marelle de Julio Cortázar (1963). La presse révéla ainsi à quel point le sous-continent était connecté au niveau culturel, et demandeur de romans latino-américains. Néanmoins, la première et deuxième édition furent essentiellement vendues à Buenos Aires, alors qu’à partir de la troisième, la distribution s’étendit au continent ; en 1969, Sudamericana fut amenée à imprimer le roman par sa branche espagnole, EDHASA, le succès de García Márquez en Espagne l’ayant transformé en écrivain espagnol... Pendant les premières campagnes de presse, García Márquez attira l’intérêt du public en faisant des déclarations controversées (en attribuant par exemple l’écriture du roman à sa femme), tout en défendant l’œuvre comme une production du Nouveau roman latino-américain, et se présentant lui-même comme un écrivain latino-américain. Santana Acuña livre une chronique minutieuse, appuyée sur des données, de la réception du roman pendant sa première année, et montre le rôle essentiel que joue l’association entre une étiquette et une œuvre avant sa parution.
Quatre aspects furent soulignés à propos de Cent ans de solitude : il s’agissait d’un roman latino-américain écrit par un écrivain latino-américain ; le roman avait un style unique, qui permettait de transmettre les caractéristiques essentielles de la région ; ce n’était pas une œuvre innovante au niveau esthétique, mais plutôt traditionnelle ; c’était un roman humoristique. Si ces traits furent soulignés pour mettre en valeur l’importance et la valeur de l’œuvre, le roman fit également l’objet de critiques sévères, qui l’accusèrent d’être une œuvre d’évasion, un roman de mœurs, et de faire preuve d’un humour facile. Santana-Acuña complète sa réflexion sur l’importance de l’association à un genre, en signalant que l’explosion d’œuvres dans la décennie suivante rendit impossible de les vendre sous une même appellation, ce qui explique en partie qu’aucune n’ait pu occuper la place de Cent ans de solitude.
L’interdisciplinarité en pratique
Si, dans la perspective des études littéraires, on pourrait hésiter, à propos de Cent ans de solitude, entre les catégories de classique, de best-seller, d’œuvre canonique, globalisée ou populaire, selon la définition que Santana-Acuña propose du concept d’œuvre classique, Cent ans de solitude, en est un. Le roman devint immédiatement un best-seller, et en demeure un, ce qui correspond effectivement à la catégorie de classique : une institution sociale, faite de normes, valeurs, croyances, émotions, intégrée dans la société, qui transmet des idées et des sentiments servant à éduquer, à inspirer et à opposer, qui amusent ou ennuient. Pour en devenir un, le sociologue considère la question de la valeur littéraire, mais, dans son hypothèse, la condition nécessaire est de s’émanciper de la niche qui l’a produit (l’ensemble de gens, d’organisations, d’objets qui participent à l’imagination, production, et première circulation d’un objet), pour laisser la place à d’autres acteurs, de nouvelles générations de « cultural brokers » qui adoptent l’œuvre et l’utilisent de façons non prévues par son créateur ou par la niche où elle fut produite. Les classiques dépendraient donc de cet ensemble de « cultural brokers » : des lecteurs ordinaires, des éditeurs, des libraires, des traducteurs, des professeurs, des écrivains, des hommes d’affaires, des réfugiés politiques, des bloggeurs, des plateformes médiatiques. Et dans le cas du roman de García Márquez, certains de ces « cultural brokers » énumérés dans Ascent to Glory, sont : la compagnie privée qui donne le nom de Macondo a un de ses navires, une compagnie japonaise qui donne à une boisson alcoolique le nom de Cent ans de solitude, un père qui donne à lire le roman à sa fille qui part à l’université et qui se trouve être le président des États-Unis, un lecteur chinois qui méprise le roman et le considère comme l’histoire d’un ensemble de lunatiques, un explorateur britannique qui le lit pendant qu’il fait le tour du monde, la compagnie pétrolière qui donne à sa plateforme le nom de Macondo. Une des remarques les plus originales par rapport à cette question est que ces « cultural brokers » n’ont pas nécessairement une connaissance de première main de l’œuvre – en d’autres mots ils ne l’ont pas forcément lue. Santana-Acuña propose trois concepts permettant de les intégrer à l’analyse pour étudier l’effondrement de la niche où fut produit Cent ans de solitude : celui de indexicals, des unités de signification permettant de comprendre comment une œuvre s’universalise et comment l’universel est construit ; la notion de disembedding, pour décrire le processus d’autonomisation de l’œuvre ; et celle de entrenched criticism, particulièrement fascinante, qui permet de cerner l’utilisation des classiques sans une connaissance de première main. La valeur attribuée à une œuvre peut donc être positive ou négative, mais c’est le fait d’en attribuer une qui contribue à l’ériger en classique.
Le développement de l’hypothèse de la construction de Cent ans de solitude comme processus collectif amène à repenser de façon originale les différentes catégories de collaborateurs à partir du concept de « brokers », qui désigne ceux qui collaborent à la construction et perduration d’un classique, sans concertation. Si un certain battement persiste au sujet des différentes fonctions assumées par ces acteurs, il apparaît nettement qu’il relève de la superposition de certaines d’entre elles. Réservant généralement la catégorie de gatekeepers aux agents et éditeurs, Santana-Acuña aborde avec originalité la question des collaborateurs de la période de production, parmi lesquels se trouvent, bien entendu, des pairs, mais aussi les censeurs – une proposition particulièrement originale -, la femme de l’écrivain, la personne qui a recopié le manuscrit. Quant aux gatekeepers, deux aspects sont mis en valeur : d’une part, le fait que dans le cas du « Boom », ils n’étaient pas uniquement à la recherche de profit, mais ils s’engagèrent dans la cause de la littérature hispano-américaine, parce qu’ils croyaient au projet de leurs clients. Puis, la complexité, du circuit transatlantique, qui a fait l’objet d’études récentes ; si le rôle de l’industrie espagnole peut sembler parfois surévalué, c’est parce que l’analyse repose sur les données dont nous disposons, qui ne rendent pas toujours compte de la place de la littérature, ni des éditions pirates [1].
Sur un autre point l’apport de Ascent to Glory est considérable : la reconstruction des séries de contextes ayant permis la création de Cent ans de solitude et des modes de sa célébrité, dont jouissent également d’autres œuvres, amène à nuancer le concept de République mondiale des lettres depuis la perspective de l’histoire littéraire hispano-américaine. D’une part, à travers l’étude de l’appropriation du concept de « réalisme magique », qui apparaît en 1927, dans un article du critique allemand Franz Roh, publié dans Revista de Occidente ; repéré par l’écrivain vénézuélien Arturo Uslar Pietri, et en discuta, à Paris, à la fin des années 1920, avec Miguel Angel Asturias et Alejo Carpentier. Ce fut seulement en 1948, que Uslar Pietri adopta l’expression pour faire référence à la littérature hispano-américaine, et Carpentier affirma, la même année, dans la Préface à El reino de este mundo que le mélange de réalité et de merveilleux caractérisait l’héritage hispano-américain repris par Asturias, Uslar Pietri et Carpentier dans les années 1930, à Paris, à Franz Roh, devenu d’abord un genre caractéristique de l’Amérique Latine, puis un genre international et trans-artistique, dans lequel se reconnaissent aujourd’hui des écrivains tels que Salman Rushdie, Mo Yan, Haruki Murakami, Toni Morrison, Isabel Allende, Marie Darrieussecq. D’autre part, en retraçant le parcours du célèbre agent littéraire Carmen Balcells qui, en cherchant à défendre le projet des écrivains hispano-américains et à les imposer dans le marché international, conçut et mit en place les règles et les normes qui régissent aujourd’hui les contrats d’auteur dans le monde.
L’appel à la méthode comparatiste, malgré un usage un peu schématique par moments de la catégorie de contrefactuel, est tout à fait éclairant lorsqu’il propose cinq exemples d’œuvres et d’écrivains latino-américains qui partagent des traits avec Cent ans de solitude, mais n’ont pas réussi à se constituer en classiques, parce qu’il leur manque un ou plusieurs des facteurs pour accéder à la célébrité internationale. Dans le cas de Los Sangurinas de José de la Cuadra (1934), son auteur ne réussit pas à s’insérer dans des réseaux internationaux, et son œuvre ne fut pas perçue comme cosmopolite ; pour La casa grande de Alvaro Cepedia Samudio (1962), ce furent les choix de vie de l’auteur, le format et l’absence de connexions avec des agents littéraires ; la langue néobaroque et une structure narrative de difficile accès empêchèrent Paradiso de José Lezama Lima (1966) de devenir un best-seller ; la personnalité controversée et agressive de José Donoso l’aliéna des réseaux d’écrivains, d’éditeurs et de journalistes et son œuvre El obsceno pájaro de la noche (1970) fut, de plus, victime de censure ; José María Arguedas, auteur de El zorro de arriba y el zorro de abajo (1971), s’opposa activement à la professionnalisation de l’écrivain, tout en rejetant toute identification de son œuvre à un genre spécifique. La comparaison considère les cas à partir des paramètres établis dans l’ouvrage, et pourrait gagner à considérer des cas d’autres écrivains qui devinrent des classiques, comme Jorge Luis Borges.
Bien qu’ancrée au départ dans la sociologie, renouvelée à partir d’une combinaison de données commensurables et d’autres qui laissent de rares traces (comme les croyances, les sentiments), Ascent to Glory adopte une méthodologie interdisciplinaire efficace, qui mène Santana-Acuña à situer au centre de son analyse l’enchevêtrement du socio-culturel et le texte littéraire ; l’analyse textuelle occupe une place non négligeable, et constitue un apport particulièrement intéressant lorsqu’il analyse les manuscrits qui subsistent à partir des acquis de la critique génétique, et quand il aborde le rôle de la lecture de El siglo de las luces de Carpentier (1962) dans le processus d’écriture en mobilisant les conceptions de l’histoire du livre.
L’interdisciplinarité dans les sciences humaines et sociales contemporaines pose le problème de l’abordage des disciplines dans lesquelles nous n’avons pas été formés. Ascent to Glory repose sur des études littéraires spécialisées, mais souvent classiques et parfois dépassées. Ainsi, le débat sur le genre et les genres qui s’inscrivent sur Cent ans de solitude aurait pu bénéficier de certaines théorisations récentes [2]. De même si l’accumulation et le déploiement extraordinaire de références et d’appropriations du roman mettent en évidence une constellation d’usages variés et multiformes de la fiction, cela amène également à se demander si certains des phénomènes étudiés doivent être attribués au fait que l’ouvrage est un classique, ou à son statut fictionnel, question débattue par les théories de la fiction depuis au moins une décennie [3]. Un autre point auquel les études littéraires pourraient apporter leur contribution est la question des mythes, légendes et autres récits qui entourent la création et l’écrivain ; un tour d’écrou supplémentaire pourrait apparaître à partir de la prise en compte des théories récentes sur l’auctorialité, et aurait pu amener à une problématisation plus systématique des propos de l’écrivain, et de la fonction à leur octroyer dans l’analyse [4].
Mais Santana-Acuña a sans doute raison en affirmant que la fascination que produit l’étude de la façon dont Cent ans de solitude a été créé et est devenu un classique globalisé serait plus importante que celle que produisent ces mythes et légendes autour. Son ouvrage souligne la place acquise par la littérature hispano-américaine dans l’espace global aujourd’hui tout comme sa capacité à produire des théorisations innovantes.
Álvaro Santana Acuña, Ascent to Glory. How One Hundred Years of Solitude Was Written and Became a Global Classic, New York, Columbia University Press, 2020.