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Essai Histoire

Les historiens face au révisionnisme polonais


par Judith Lyon-Caen , le 5 avril 2019


Le 22 février dernier à Paris, les participants d’une rencontre sur la nouvelle école polonaise d’histoire de la Shoah ont vu des nationalistes polonais faire irruption sur place et scandale sur le net. Judith Lyon-Caen, co-organisatrice du colloque, revient sur cet événement.

L’amphithéâtre de l’EHESS a accueilli les 21 et 22 février [2019] un colloque consacré à la « nouvelle école polonaise d’histoire de la Shoah » [1], qui avait pour objectif de faire connaître une série de travaux récents, menés par des chercheurs polonais, sur la Shoah et son après-coup en Pologne. Il s’agissait notamment de l’ouvrage Dalej jest noc – C’est encore la nuit –, une vaste enquête collective publiée par le Centre de recherches sur l’extermination des Juifs de l’Académie polonaise des sciences, qui aborde les conditions de survie et de mort des Juifs à l’échelle locale [2] ; et de l’étude sociale détaillée que l’anthropologue Joanna Tokarska-Bakir vient de consacrer au pogrom de Kielce (1946), le plus grand massacre de Juifs dans la Pologne de l’après-guerre [3].

Le colloque a fait événement, mais non d’abord en tant que rassemblement scientifique. Il a fait événement parce qu’il a été attaqué, avant même d’avoir lieu, comme un scandale « anti-polonais » par différents groupes plus ou moins proches du gouvernement polonais actuel, issu du parti « Droit et Justice » ; les organisateurs ont reçu des mails, des coups de fil dénonçant un colloque « mensonger » et exigeant son annulation ; dès le lendemain, 23 février, « la conférence de Paris » a fait l’objet d’un traitement indigné au journal du soir de la télévision publique polonaise, avant d’occuper les titres de la presse d’extrême droite polonaise pendant plusieurs semaines. L’événement scandaleux se trouve ici produit et instrumentalisé dans un contexte pré-électoral – les élections doivent se tenir en octobre –, où les médias de droite et d’extrême droite battent le tam-tam patriotique (mais aussi moral : la campagne contre les « LGBT+ » fait rage). Ces médias dénoncent avec véhémence ces chercheurs polonais, employés dans des institutions publiques comme l’Académie des sciences, dont le travail viendrait ternir le récit national, et font planer sur ces chercheurs une menace directe : leurs visages apparaissent en une des hebdomadaires les plus radicaux comme des visages de criminels ; on réclame du gouvernement qu’il revoie la politique de financement de leurs instituts de recherche.

Du point de vue des participants – invités, organisateurs, public –, ce colloque a également fait événement, un événement d’une nature différente : celui de la présence, dans une enceinte habituellement réservée au débat scientifique, d’un groupe de « patriotes » [4] polonais déterminés à troubler les débats. De ce fait, les chercheurs réunis à l’EHESS ont fait une expérience inhabituelle : certains de leurs objets de recherche, ou de leurs avatars, se trouvaient dans la salle, sous la figure de ces « patriotes » polonais. Groupés autour du père Stanislaw Jez (ancien recteur de la Mission polonaise catholique en France) et pour beaucoup liés aux clubs créés à l’étranger par le journal de droite Gazeta Polska, ces individus – une trentaine – sont venus « défendre » la « réputation de la nation polonaise » en perturbant les exposés par des gestes et des cris, en invectivant les intervenants, transformant progressivement l’amphithéâtre de l’EHESS en arène hystérique. L’événement, ici, est lié à l’intrusion, à l’expression d’une violence verbale et gestuelle inhabituelle, mais aussi, à la collision entre deux conceptions de ce que doit être l’histoire, comme récit et comme savoir. En s’invitant, pour le dénoncer en son lieu même, dans un colloque ouvert au public – comme il convient pour un événement universitaire de cette nature – ces « patriotes » transforment de fait la rencontre scientifique en affrontement et en « scandale », un scandale qui n’est pas le même pour les uns et pour les autres et qu’il convient de regarder de près si l’on veut comprendre ce qu’il en est, aujourd’hui, des enjeux de la recherche historique et des politiques dites mémorielles dans certains pays de l’Est de l’Europe.

Une « nouvelle école »

Dans le sillage du livre fondateur de Jan Gross, sur l’assassinat des habitants juifs de la bourgade de Jedwabne, en juillet 1941 [5], par leurs voisins polonais, les chercheurs invités à Paris s’intéressent notamment – mais pas uniquement – aux formes de participation, directe ou indirecte, des Polonais non juifs à la traque, au dépouillement, au meurtre de leurs concitoyens juifs pendant l’occupation allemande. Le livre Dalej jest noc enquête sur neuf districts («  powiat  ») spécifiques, représentant environ 140 000 juifs en 1942 et moins de 2500 à la fin de la guerre ; il s’intéresse en particulier aux bourgs de petite taille et à l’habitat rural et explore la diversité des situations locales (en termes économiques, géographiques, sociaux) à partir d’une très grande variété de sources, notamment les sources des tribunaux locaux pendant et juste après la guerre. La politique allemande à l’égard des populations, ainsi que les formes d’initiative des autorités civiles et de la police locales sont passées au crible. La participation des populations locales (polonaises, ukrainiennes, biélorusses) à l’extermination des Juifs est analysée avec minutie, de manière à connaître notamment les modalités et les acteurs – dont la police bleue polonaise – de la « chasse aux Juifs » [6], et à comprendre comment les nazis purent maintenir dans ces campagnes et ces bourgs des ghettos « ouverts », non clos : les Juifs ne trouvaient guère de refuge s’ils en sortaient. Les liens de voisinage et d’interconnaissance firent parfois des populations locales non-juives de puissants adjuvants de la persécution des Juifs, dans un environnement marqué par un antisémitisme anciennement et puissamment ancré.

Ces travaux relèvent d’une approche qui se veut micro-historique, en ce qu’elle valorise l’observation des expériences individuelles dans des contextes de contraintes multiples et localement variables. Parmi ces facteurs, intervenaient les formes locales d’application de la politique allemande d’extermination ainsi que les conduites du voisinage non-juif. Pour décrire ces conduites, une chercheuse invitée au colloque, Elzbieta Janicka, a proposé de remplacer le terme, jusqu’ici dominant, de « témoin », au sens de « bystander » – celui qui assiste passivement à un événement –, par celui, plus complexe, d’« observateur participant » : toute une gamme d’attitudes, allant de la résistance à la collaboration, en passant par la peur, l’indifférence, la participation timide ou déterminée peut ainsi être analysée. En posant ce type de questions, la recherche historique vient secouer le récit du martyr national polonais.

Les chevaliers de la « bonne réputation »

Cette historiographie suscite en effet, et depuis longtemps, l’ire de la droite polonaise « patriote » ou nationaliste aujourd’hui au pouvoir. Car elle va à l’encontre de deux traits dominants de la martyrologie polonaise : d’une part, parce qu’elle ne se focalise pas sur le sauvetage héroïque des Juifs par les « Justes » polonais ; d’autre part, elle donnerait une mauvaise image du peuple polonais qui fut, en effet, également victime des nazis. De ce fait, une frange de cette droite « patriote » accuse « les Juifs » de vouloir imposer leur vision de l’histoire, voire, dans une version paranoïaque poussée, de faire le jeu des Allemands contre les Polonais, en faisant porter à ces derniers la responsabilité de la Shoah.

L’enjeu est omniprésent en Pologne, autour des sites mémoriels ou des musées. On se rappelle qu’en 2017 le musée de la Seconde guerre mondiale à Gdansk, conçu par un ensemble de chercheurs de plusieurs pays, a été « renationalisé » par sa fusion avec le petit musée de Westerplatte consacré à la résistance anticommuniste dans la Pologne de l’après-guerre. La narration du musée de Gdansk, dans laquelle l’ensemble des expériences des populations civiles concernées par la guerre étaient mises en avant, avait été jugée trop peu nationale et trop négative, en ce qu’elle n’insistait pas d’abord sur la résistance héroïque de la population polonaise.

La « réputation » de la Pologne est par ailleurs au cœur d’un dispositif législatif qui a fait grand bruit : en 2018, la Diète a adopté une nouvelle « loi mémorielle » condamnant l’usage du terme « camps de la mort polonais », et plus largement tout propos accusant « publiquement et contrairement aux faits, la nation ou l’État polonais, de responsabilité ou de complicité dans les crimes nazis commis par le Troisième Reich, ou de tout autre crime de guerre, crimes contre l’humanité ou crimes contre la paix ». Sous la pression d’Israël et des États-Unis, le volet pénal de la loi a été supprimé, mais des poursuites civiles demeurent possibles contre des enseignants ou des journalistes qui porteraient atteinte à la réputation de leur pays. Les Polonais vivant à l’étranger sont d’ailleurs appelés à défendre leur pays si d’aventure son image se trouvait écornée dans les médias, les classes d’école, sur les bancs de l’université. Les patriotes qui s’étaient donné rendez-vous pour perturber le colloque des 21 et 22 février obéissaient ainsi à une injonction officielle. Mais il faut encore considérer les choses de plus près.

Les historiens invités à l’EHESS cherchent à étudier une histoire douloureuse, à comprendre les conditions des actions et des choix individuels – formes de participation et/ou de résistance d’un côté, « stratégies de survie » dans un environnement plus qu’hostile de l’autre. Ils essayent de faire un retour critique sur la polarisation du récit historique dominant entre un « nous » (les Polonais) et un « eux » (les Juifs), un récit dans lequel l’histoire de la Shoah n’appartient pas à l’histoire nationale. Il faut ici citer les propos tenus par Jan Gross, lors de sa conférence au Collège de France au soir du 21 février :

L’extermination des Juifs prit la forme d’une suite d’événements étalés sur plusieurs années, et à ce titre inscrite dans l’expérience collective. Elle a provoqué une mobilité sociale au sein de la société polonaise, et influencé de diverses manières les conditions de vie matérielle de la population. Dans le même temps, elle a engagé la conscience des Polonais : des milliers de gens confrontés à des crimes affreux ont été obligés de faire des choix éthiques. Ainsi, le meurtre commis sur les Juifs en Pologne avait des conséquences morales, matérielles et sociales dans la vie et dans l’expérience de toute la population chrétienne qui a survécu à la guerre.
Existe-t-il en effet des critères un tant soit peu sensés selon lesquels on pourrait élaborer un système de pensée sur nous-mêmes dans lequel le sort de trois millions d’habitants de la Pologne – le tiers de sa population urbaine (…) – assassinés sur le sol polonais, aurait pu ne pas faire partie de l’histoire polonaise ?

Du point de vue d’un chercheur en histoire sociale, penser que la destruction des Juifs ne concerne qu’ « eux » et non pas « nous » tous – c’est-à-dire placer la Shoah en dehors de la société où elle a eu lieu, et accomplir ainsi, si vous voulez, l’externalisation de la Shoah – révèle une interprétation très spéciale des phénomènes historiques.

Dès le matin du 21 février, certains patriotes distribuaient dans l’amphithéâtre de l’EHESS des brochures, dont l’une intitulée « les mensonges de Gross », signée par le « Dr. Mira Modelska-Creech », où il est question de la « dictature invisible » du « business de l’Holocauste », une emprise solidaire de la destruction de la nation polonaise par les « Juifs bolcheviques » entrés en Pologne après la guerre avec l’Armée rouge. La démonstration est faite : le « business de l’Holocauste » perpétue l’asservissement politique ancien et « Gross peut ainsi serrer la main des procureurs staliniens ». Deux spectres se croisent dans une telle brochure : le judéo-communisme et une hantise beaucoup plus matérielle, celle de la prétention des victimes juives à des « réparations pour des biens perdus pendant la guerre ». Une « hantise » qui en est bien une, dans un sens très concret, comme le montre le travail d’Andrzej Leder, présenté à Paris le 22 février [7] : car l’ampleur des captations de propriété – maisons, terres, appartements –, et des biens de toutes sortes – linge, vaisselle, meubles, objets – sans parler de l’argent que beaucoup de Juifs donnèrent à ceux qui les cachaient – des captations liées à la persécution, la déportation et la mise à mort des voisins juifs – continue de hanter un pays où les conséquences de la guerre, et en particulier de la Shoah, concernent l’histoire des familles, alors même – et parce que – la population juive a disparu dans sa quasi-totalité. On comprend ainsi que les vociférations des « patriotes » présents à l’EHESS pendant le colloque touchent au cœur même de ce qui constitue l’objet d’étude des chercheurs invités. Mais peut-on dialoguer avec un tel objet d’étude dans le cadre d’une discussion scientifique ? Les « patriotes » dénoncent la conception mensongère de l’histoire colportée par les chercheurs et veulent organiser une scène où s’affrontent des « visions », une arène donc, où peut se déployer également une gestuelle, vue les 21 et 22 février : pouces baissés et cris en signe de désapprobation, main en travers du cou en signe de décapitation ou d’égorgement.

Des chercheurs face à un front patriotique

Cette construction de l’histoire comme champ de visions contradictoires et « guerre des mémoires », la « politique historique » mise en place par les gouvernements polonais successifs ainsi que le souci de protéger la « bonne réputation » de la Pologne, y compris par la loi, font partie des phénomènes sur lesquels se penchaient les chercheurs réunis à l’EHESS les 21 et 22 février. Valentin Behr, jeune docteur en sciences politiques, effectue des recherches sur l’Institut de la mémoire nationale (IPN), cette institution publique polonaise créée en 1999, qui conserve les archives des services de sécurité de la République populaire de Pologne et qui est aujourd’hui la principale institution d’histoire du temps présent. Valentin Behr applique à cette institution les outils de la sociologie : il s’interroge sur les rapports entre la contrainte politique externe et les structurations internes de la production historiographique dans une durée relativement longue, ce qui le conduit à souligner des formes de continuité entre la période communiste et la suivante. Une telle mise à distance, qui implique également de qualifier avec prudence ce qu’est un « historien militant », est insupportable à l’institution elle-même. L’« objet » de Valentin Behr était donc dans la salle, dans la personne de Maciej Korkuć, responsable du « Bureau d’éducation publique » de l’IPN, venu de Pologne défendre une institution qui s’estime « attaquée ». Maciej Korkuć a demandé à prendre la parole, estimant que le « point de vue » de l’IPN n’était pas représenté. Ce faisant, il imposait aux organisateurs sa vision et sa pratique agonistique de l’historiographie – vision et pratique que Valentin Behr excelle d’ailleurs à analyser. Fallait-il entrer dans ce « jeu » ? Décision fut prise de donner le micro à Maciej Korkuć, qui put donc défendre son institution, sans se démarquer pour autant des « patriotes », qui l’applaudirent chaleureusement.

Quand une institution qui n’est pas invitée dans un colloque scientifique demande à y être représentée, elle tente de changer la nature de la rencontre en déplaçant la nature de la vérité historique. Les chercheurs français et polonais réunis à l’EHESS étaient là pour exposer des recherches, en discuter les hypothèses, examiner des choix de méthode, partager des résultats, suggérer des pistes nouvelles. Au cœur de leur travail se trouve la question des échelles et des cadres pertinents pour décrire les modalités et les protagonistes de l’extermination des Juifs sur le territoire de la Pologne occupée. Les outils et les méthodes de l’histoire sociale, de la sociologie et de l’anthropologie historiques, sont ici essentiels. La vérité se construit dans le mouvement de l’enquête, le jeu des hypothèses, l’affinement des problématiques, l’exploitation et le recoupement de corpus de sources : ce n’est pas un simple « point de vue » qu’on pourrait mettre sur le même plan qu’un autre « point de vue ». Tous ceux qui ont travaillé sur le négationnisme connaissent bien ces débats.

La démarche de l’historien est inaudible et inacceptable pour le « patriote » qui défend la « réputation » de son pays. Le colloque devient alors le lieu non pas d’une confrontation de points de vue – car les chercheurs refusent d’entrer dans cette logique en tentant de limiter les interventions du groupe – mais de pratiques de publication qui tentent d’imposer la logique du « point de vue ». Face aux chercheurs, en effet, le groupe des patriotes ne se manifeste pas seulement par des cris et par des gestes : il est armé d’enregistreurs et de caméras, prêt à poster sur internet des extraits déformés du colloque, accompagnés de commentaires haineux, et prouver ainsi au monde qu’à Paris, comme le titrait le 6 mars le magazine Gazeta Polska, s’était tenu « un sabbat anti-polonais » financé par l’argent public français. Un « sabbat anti-polonais » : une de ces expressions borderline qu’affectionne cette presse qui flirte avec l’imaginaire antisémite.

L’enregistrement pirate d’une manifestation scientifique, notamment pour la chaîne You tube suwerenny.pl, confronte les chercheurs à des méthodes inédites : tout tronçon de phrase est susceptible d’être coupé et lancé en temps réel sur le web, accompagné de commentaires. Le colloque – moment de réflexion et de partage dans le tempo lent de la recherche scientifique – devient, dans l’image déformée qu’en produit cette médiatisation, une tribune où se profèrent des petites phrases et autres propos scandaleux. Dès le matin du 21 février, des extraits de l’intervention de Jacek Leociak, se trouvent lancés sur le web. Le chercheur répète que « l’extermination des Juifs par les nazis a eu lieu sur le sol polonais et en présence des Polonais » et que, ce faisant, il s’agit de « l’une des expériences polonaises les plus marquantes du XXe siècle » ; il souligne aussi que les principaux résultats des travaux récents concluent que le « mal fait aux Juifs », par les populations locales, « a été plus grand que le bien ». Et s’adressant à tous ceux qui mettent en cause ces résultats, il s’insurge : pour les nier, dit-il, il faudrait détruire les archives, les documents et les témoignages, il faudrait retirer les restes des victimes juives dans les tombes anonymes dispersées en Pologne et « y placer des pierres ». Les patriotes ont trouvé ce qu’ils veulent : en quelques heures, on voit circuler sur le web une vidéo montrant Jacek Leociak affirmant qu’il faut placer des pierres dans les tombes des victimes juives. Les pratiques de capture fragmentée des propos scientifiques et de publication en temps réel mettent ainsi de facto les chercheurs en état d’accusation. Tout recours au discours indirect, au conditionnel, à la modalisation du discours devient périlleux, toute forme de réflexion, de mise en perspective et d’analyse est susceptible tronquée et déformée sur l’écran plat des tribunes du web. Dès lors, tout est possible : le magazine Gazeta Polska, dans son numéro du 6 mars, accuse l’historien français Tal Bruttmann d’avoir réclamé que le musée d’Auschwitz change de nom pour s’appeler « musée d’Oswiecim », du nom de la ville polonaise où se trouve le camp. Manière de dire que Tal Bruttmann considère que le camp est l’affaire des Polonais et non des nazis. Inutile de dire que Tal Bruttmann n’a jamais prononcé de tels propos.

La spatialité de l’amphithéâtre est investie pour construire un dispositif de combat. Depuis la tribune, on pouvait voir, à droite, le groupe des clubistes de Gazeta Polska, à gauche le représentant de l’IPN ; au centre, divers individus, dont le responsable de la chaîne YouTube déjà citée. Les premiers vociféraient, le second notait, les troisièmes enregistraient, constituant ainsi un front de défense patriotique : l’institution protectrice du récit national « travaille » à la défense de sa réputation pendant que les activistes les plus radicaux produisent le bruit de fond et le décor sur lesquels pourra s’exposer le scandale du « sabbat anti-polonais ». Et c’est sur les marges exaspérées du dispositif que se révèle le lien essentiel qui unit ce petit front patriotique et les objets d’étude d’une partie des chercheurs réunis.

L’anthropologue Joanna Tokarska-Bakir, venue exposer ses recherches sur le pogrom de Kielce, a enquêté dans son livre précédent, Légendes de sang, sur la transmission du préjugé antisémite dans une Pologne qui a perdu l’essentiel de sa population juive [8]. L’après-midi du 21 février, une « patriote » prend la parole dans l’amphithéâtre lors d’une session de questions : elle s’indigne du fait qu’on ne parle « jamais » des formes de « collaboration » entre les juifs et les nazis dans le cadre des « conseils juifs » (institutions créées sous la contrainte par l’occupant) ; puis, d’un sujet glissant à un autre, elle en vient à mentionner une prétendue « prescription talmudique » enjoignant aux Juifs de ne pas porter secours à leur prochain en cas de danger. Cette « prescription » provient d’un faux, un pamphlet antisémite de la fin du XIXe siècle, Le Talmud démasqué, sur lequel Joanna Tokarska-Bakir a justement travaillé [9] : l’intervention de la patriote révèle tout à la fois la construction idéologique d’un discours (les Juifs auraient travaillé à leur propre anéantissement) et l’arrière-plan d’un antisémitisme teinté d’antijudaïsme inscrit dans la longue durée et transmis aujourd’hui par des voies et des réseaux sur lesquels il conviendrait d’enquêter.

En s’intéressant à la transmission, jusqu’à aujourd’hui, d’histoires de prétendus « meurtres rituels » effectués sur des enfants chrétiens, Joanna Tokarska-Bakir a fait apparaître ce qu’elle appelle des mécanismes d’« inversion projective ». Telle transmission a, pour l’anthropologue, valeur de symptôme : la vivacité persistante des « légendes de sang » ne serait autre que la manifestation inversée des attitudes à l’égard de l’extermination des Juifs pendant la guerre et dans l’immédiat après-guerre, attitudes refoulées qui reviennent, remontent, frappent aux portes des consciences sur le mode d’une obsession. On voit bien ici qu’il s’agit d’un questionnement complexe qui passe par le recours à l’enquête ethnographique, mais aussi par le dialogue avec la psychanalyse comme outil d’analyse de l’imaginaire collectif. Joanna Tokarska-Bakir, qui a elle-même rendu compte de son expérience du colloque dans la presse polonaise, aurait pu repérer aux abords de la salle certains des mécanismes d’inversion projective qu’elle met en évidence dans ses enquêtes : une « patriote » quitte la salle en faisant de la main un geste d’égorgement ou de décapitation ; quelques instants plus tard, cette personne prétend devant la caméra d’une chaîne patriote YouTube plantée dans la cour de l’EHESS avoir vu « une Juive » effectuer ce même geste. Dans la cour de l’EHESS, cette chaîne YouTube, suwerenny.pl, a enregistré des « patriotes » dénonçant un colloque où il n’y avait pas « beaucoup de Français de race pure », où l’on parlait « polonais et yiddish » et où « les Juifs », cette « nation très sournoise » ont prouvé qu’ils voulaient « s’introduire dans l’éducation polonaise »…

La communauté universitaire française s’est largement émue de l’intrusion de ce groupe nationaliste dans un colloque scientifique. L’École des hautes études en sciences sociales a porté plainte et effectué un signalement auprès du procureur de la République, ne pouvant admettre que des vidéos antisémites aient été tournées dans la cour devant l’un de ses bâtiments. La ministre française de l’enseignement supérieur et de la recherche a également, et prestement, protesté auprès de son homologue polonais pour l’atteinte portée aux libertés académiques. Ainsi interpellé, le ministre polonais, suivi par l’Institut de la mémoire nationale, a minimisé : il n’est pas sûr que des propos antisémites aient été prononcés dans l’amphithéâtre, dit-il, et d’ailleurs aucun enregistrement ne le prouve. Et, de fait, aucun enregistrement intégral n’existe. Le litige, tel qu’il est formulé par l’Institut de la mémoire nationale, ne porte pas sur l’intrusion d’un groupe de « patriotes » – sur laquelle il ne se prononce pas – mais sur la réalité, ou non, des propos antisémites proférés dans la salle : une réalité qui, dans la logique de sa demande, pourrait être prouvée, et ne pourrait être prouvée, que par des enregistrements, intégraux dont il sait qu’ils n’existent pas. Les témoignages concordants de cinquante ou cent chercheurs n’y suffiraient pas : et le drame est bien que l’on retrouve ici un motif récurrent des discours de déni des meurtres ou des persécutions de Juifs par leurs voisins polonais. La fragilité de la mémoire, la subjectivité ou la partialité des témoignages sont constamment invoqués pour dire qu’il n’y a pas de preuve. La réclamation des enregistrements a pour seul effet de faire planer un doute sur l’expérience partagée par les chercheurs et le public réunis dans l’amphithéâtre du boulevard Raspail : un doute qui a une utilité politique directe, et qui rejoint les attaques de la presse d’extrême droite polonaise contre des historiens qu’elle qualifie de « menteurs » et de « manipulateurs ».

Il n’y a donc pas de conflit ni de litige, dans la mesure où un litige implique un langage commun. Il y a un différend radical, une confrontation entre des pratiques de propagande et les logiques de la recherche scientifique. La salle de conférences de l’EHESS a été le théâtre de cette confrontation, une confrontation d’autant plus intense que tous ceux qui étaient présents et qui ont vu et entendu parler le langage de la haine et de la violence patriotique, raciste et antisémite, se réunissaient, précisément, pour faire l’histoire et l’analyse de cette violence et de cette haine.

par Judith Lyon-Caen, le 5 avril 2019

Pour citer cet article :

Judith Lyon-Caen, « Les historiens face au révisionnisme polonais », La Vie des idées , 5 avril 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-historiens-face-au-revisionnisme-polonais

Nota bene :

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Notes

[1Organisé en collaboration avec la Fondation pour la mémoire de la Shoah, l’Université de Strasbourg et deux laboratoires du CNRS : l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (École normale supérieure-CNRS) et l’Institut des sciences sociales du politique (Université Paris Ouest-CNRS).

[2Dalej jest noc. Losy Żydów w wybranych powiatach okupowanej Polski, sous la direction de Jan Grabowski, Darius Libionka et Barbara Engelking, Varsovie, Centrum Badań nad Zagładą Żydów, 2018, 2 vol.

[3Pod klątwą. Społeczny portret pogromu kieleckiego, Varsovie, Czarna Owca, 2018, 2 vol.

[4« Patriotes » est le terme que ces groupes emploient pour désigner leur propre position, d’où l’usage, ici, des guillemets. La presse générale qui a rendu compte de l’événement en France utilise le terme « nationalistes ».

[5Jan T. Gross, Les Voisins, 10 juillet 1941. Un massacre de juifs en Pologne (2001), traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, nouvelle édition, Paris, Les Belles Lettres, 2019.

[6En français, on peut lire de Jan Grabowski, « La “chasse aux Juifs” dans la société rurale en Pologne : 1942-1945 », dans le volume dirigé par Claire Zalc, Tal Bruttmann, Ivan Ermakoff, Nicolas Mariot : Pour une micro-histoire de la Shoah, – Le Genre humain, 2012/1 (N° 52), p. 285-301.

[7Andrzej Leder, Prześniona rewolucja. Ćwiczenia z logiki historycznej, Varsovie, Krtytyka Polityczna, 2014.

[8Légendes du sang. Pour une anthropologie de l’antisémitisme chrétien, traduit du polonais par Malgorzata Maliszewska, Albin Michel, « Bibliothèque histoire », 2015. On peut lire une analyse de la version polonaise sous la plume de Jean-Yves Potel, « Les croyances antisémites dans la Pologne contemporaine », La Vie des idées, 18 juin 2009.

[9Merci à Paul Gradvohl pour ses éclaircissements sur ce document.

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