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Essai Histoire

Le juge, la nièce et les historiens
La Pologne face à son passé


par Artur Kula & Judith Lyon-Caen , le 1er juin 2021


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Quand la nièce d’un maire impliqué dans la persécution des juifs polonais porte plainte contre des historiens, ces derniers se voient menacés ou censurés par les autorités, qui cherchent par de nouveaux moyens juridiques à protéger la Pologne contre toute mise en cause dans l’histoire de la Shoah.

Le 9 février 2021, une chambre civile du tribunal régional de Varsovie a condamné en première instance deux historiens, Jan Grabowski et Barbara Engelking, spécialistes de l’histoire de la Shoah en Pologne et co-éditeurs d’un livre intitulé Dalej jest noc Plus loin c’est encore la nuit », 2018) à s’excuser publiquement auprès d’une certaine Filomena Lesczyńska, pour « avoir diffusé des informations inexactes » sur l’attitude de son oncle, Edward Malinowski, pendant la guerre et l’occupation allemande en Pologne. Âgée de 81 ans, Filomena Lesczyńska était soutenue par la Ligue polonaise contre la diffamation, une importante fondation soutenue par l’État qui se consacre à la défense de « l’image » et de la « réputation » de la Pologne.

Edward Malinowski avait été, pendant la guerre, le maire – sołtys en polonais – du petit village de Malinowo, situé à une quarantaine de kilomètres au sud de Białystok. Dans le chapitre de Dalej jest noc consacré à cette région, il est incidemment question de cet homme et de sa responsabilité dans l’assassinat, en 1943, d’un groupe de Juifs cachés dans une forêt voisine [1].

Filomena Lesczyńska a été très proche de son oncle. La manière dont ce livre évoque son attitude pendant la guerre, plus précisément son rôle dans la mort de ce groupe de Juifs, la heurte : elle s’estime lésée dans son droit personnel [2], protégé par les articles 23 et 24 du Code civil polonais, un droit qui, dans la pratique jurisprudentielle, peut notamment englober le respect dû à la mémoire d’un proche défunt [3]. Comme la loi l’y autorise, elle demande des excuses et des réparations financières. Le jugement du 9 février refuse les réparations financières (déclarant qu’il ne veut pas déclencher d’effet inhibiteur [« chilling effect »] sur la recherche), mais exige des excuses publiques – sous la forme d’une déclaration signée par les historiens et publiée sur le site de leur centre de recherches, une institution réputée, le Centre de recherches sur l’Holocauste de l’Académie polonaise des sciences. Les historiens ont refusé de s’excuser et ont fait appel.

Cette affaire pourrait sembler circonscrite, voire anodine. Elle s’insère pourtant dans une série d’attaques, partiellement soutenues par les autorités polonaises, contre la liberté de la recherche historique en Pologne – en particulier des recherches sur les conduites des Polonais non-juifs à l’égard des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. En 2018, une loi mémorielle avait tenté d’introduire une infraction pénale de diffamation contre « la nation ou l’État » polonais, punissant d’emprisonnement ou d’amende « quiconque accuse, publiquement et au mépris des faits, la nation polonaise ou l’État polonais, d’être responsable ou complice des crimes nazis commis par le Troisième Reich allemand, spécifiés dans l’article 6 du Statut du Tribunal militaire international, ou d’autres crimes contre la paix et l’humanité, ou des crimes de guerre, ou autrement diminue grossièrement la responsabilité des auteurs réels de ces crimes » [4]. Même si l’application de cette disposition excluait les activités scientifiques et artistiques, l’article introduisant ce délit a été critiqué dans le monde entier : sous sa menace, les journalistes en particulier se seraient trouvés dans l’impossibilité d’évoquer la responsabilité de certains Polonais dans la persécution et l’assassinat des Juifs pendant la guerre. Le ministère de la Justice a rapidement retiré l’article incriminé, sous de multiples pressions et à la suite d’un accord entre le gouvernement polonais et le gouvernement israélien condamnant à la fois l’antisémitisme et « l’antipolonisme et autres stéréotypes nationaux négatifs » – accord lui-même critiqué pour l’espèce d’équivalence qu’il introduit entre « l’antipolonisme » et l’antisémitisme.

La même année, Barbara Engelking et Jan Grabowski publient Dalej jest noc, une somme très attendue sur le sort des Juifs dans les régions rurales de la Pologne occupée. L’ouvrage déchaîne l’ire de la droite nationaliste polonaise. Considéré comme une grande réussite historiographique par les spécialistes de la Shoah dans le monde entier, du fait de la précision de son approche locale et par l’éclairage circonstancié qu’il jette sur les relations entre juifs et polonais pendant les années de guerre et d’occupation, Dalej jest noc est dénoncé dans de nombreux médias de droite et d’extrême droite en Pologne. En février 2019, la tenue à Paris d’un colloque consacré à cette « nouvelle école polonaise » d’histoire de la Shoah, doublée de l’invitation au Collège de France de l’une de ses plus éminentes figures, Jan Gross, provoque l’irruption dans les enceintes universitaires parisiennes de groupes de « patriotes » criant au mensonge et à l’atteinte à la dignité nationale polonaise.

Cette offensive qui a trait à ce qu’en Pologne on appelle la « politique historique » [5] a un pendant institutionnel : contrôle des musées mémoriaux et historiques, création d’instituts de recherches doublant les recherches universitaires, soutien public d’ONG comme la Ligue polonaise contre la diffamation. L’objectif est toujours d’honorer, de célébrer et de défendre la nation polonaise, en Pologne aussi bien et peut-être surtout qu’à l’étranger. Dans ce contexte, les quelque 1700 pages de Dalej jest noc ont été passées au peigne fin dans l’espoir de trouver une faiblesse méthodologique, une erreur. Et une brèche a été trouvée – une seule ! – dans un court passage d’un chapitre signé par Barbara Engelking sur le district de Bielsk, au nord-est de la Pologne. L’historienne évoque notamment le cas d’Estera Siemiatycka (née Drogicka), une femme juive polonaise qui est parvenue à échapper à la mort en 1942 grâce à de faux papiers obtenus par l’intermédiaire du maire de Malinowo, Edward Malinowski.

La nièce, les historiens et la Ligue polonaise contre la diffamation

Le jugement du 9 février a fait grand bruit dans le monde académique. Les pétitions de chercheurs sont venues du monde entier en soutien aux deux historiens condamnés, comme les articles de presse alertant sur les menaces que le jugement fait courir à la recherche historique sur la Shoah. L’affaire a fait grand bruit et elle est délicate, à plusieurs titres : d’abord en ce qu’elle engage des relations entre juges et historiens, entre preuve judiciaire et argumentation historique, dans un cas où celle-ci repose sur l’examen de différentes strates de témoignages, dont certains ont été produits dans un cadre judiciaire plus ancien (ici : des procès intentés après la guerre, dans des circonstances politiques complexes contre des citoyens polonais ayant collaboré avec l’occupant allemand). Ensuite, par les circonstances dans lesquelles cette procédure judiciaire a été lancée et menée : les attaques répétées des autorités polonaises contre les historiens qui s’intéressent aux conduites de la population polonaise non-juive à l’égard de leurs voisins juifs pendant la guerre, mais le recul, en 2018, sur le projet de pénalisation de la diffamation contre la réputation de l’État et la nation polonaise.

L’affaire est délicate – et inquiétante – pour une troisième raison, qui tient au contenu du jugement, en particulier s’il se trouvait confirmé en appel. Filomena Leczyńska est soutenue, on l’a dit, par la Ligue polonaise contre la diffamation. Le jugement donne raison partiellement à Filomena Leczyńska en exigeant des excuses en réparation de son intérêt personnel lésé dans son affection pour son défunt oncle, mais il aborde aussi la question de la dignité, la fierté et l’identité nationales qu’une affaire de ce genre pourrait bafouer. Il faut regarder en détail le premier aspect de cette affaire pour mieux comprendre les enjeux du deuxième et troisième points – des enjeux qui dépassent le conflit de la nièce et des deux historiens et concernent l’inscription des notions d’« identité nationale » et de « fierté nationale » dans le droit de la personnalité.

Deux témoignages : 1949-1996

En mai 1948, comme le rapporte Barbara Engelking [6], douze habitants de Malinowo saisissent le procureur de la Cour régionale de Białystok : ils accusent Edward Malinowski d’avoir collaboré avec les Allemands pendant la guerre et porté préjudice aux habitants de son village, notamment en livrant des Juifs cachés dans la forêt. Entre le moment de l’instruction et la date prévue du procès, en septembre 1949, les villageois qui ont accusé le maire sont passés à tabac par l’une de ces bandes armées anti-communistes, formées d’anciens membres de la résistance polonaise, qui sévissaient alors dans les campagnes. De ce fait, aucun des témoins à charge ne comparaît le jour de l’ouverture du procès. Interrogé sur l’assassinat des Juifs de la forêt, Malinowski explique avoir été forcé par un groupe d’Allemands à convoquer un garde forestier et à aller avec eux chercher la cachette. C’est ici qu’intervient pour la première fois Estera Siemiatycka : elle témoigne sur l’aide que lui a apportée Malinowski en 1942, raconte comment il a obtenu pour elle de faux papiers et a pu l’envoyer en tant que travailleuse forcée en Allemagne sous le nom de Marianna Bujalska, ce qui lui a sauvé la vie. En Allemagne et sous cette fausse identité, elle a rencontré un polonais avec lequel elle s’est remariée, devenant Maria Wiśniewska, le nom sous lequel elle témoigne en 1949.

Estera-Marianna-Maria a témoigné une seconde fois, en 1996, devant les caméras du Visual History Archive de la Shoah Foundation de l’Université de Californie du Sud, la grande initiative lancée par Steven Spielberg [7]. Entretemps, elle a émigré en Suède et pris un nouveau nom, celui de Maria Wiltgren. En 1996, Maria ne raconte pas tout à fait la même chose. Comme le dispositif l’y invite, elle expose longuement son histoire et dresse un portrait plus complexe du maire du village ; elle déclare notamment avoir appris, en retournant à Malinowo au début de l’année 1944, que le maire avait aidé les Allemands à débusquer un groupe de Juifs cachés dans la forêt voisine. Tous avaient été exécutés. Elle s’explique également sur sa déposition au procès de 1949 : « après la fin de la guerre, [Malinowski] aurait été condamné à mort. Je l’ai sauvé, bien qu’il m’ait fait beaucoup de mal ». Les fils d’Estera-Maria, convoqués au procès d’Engelking et Grabowski, confirment ce témoignage : leur mère a toujours dit que Malinowski l’avait trompée, volée et était « un mauvais être humain » (podły człowiek).

L’affaire est embrouillée, mais banale : on ne dit pas la même chose devant un tribunal local dans la Pologne communiste de 1950 sur fond de règlements de compte et d’intimidations, et bien des années après, tout danger écarté, devant la caméra de la fondation Spielberg. Le travail des historiens est précisément d’évaluer le poids de ces contextes sur les récits, dans leur contenu comme dans leur forme. L’historienne Barbara Engelking, quant à elle, n’a pas écrit que Malinowski avait livré des Juifs : elle a mentionné qu’Estera avait appris, lors de son bref voyage de 1944, que Malinowski avait été le complice de leur assassinat, puis que la même Estera, devenue Maria, avait fait un témoignage de complaisance en faveur de Malinowski après la guerre.

Le tribunal et les historiens

Historiens et juges apprécient diversement les relations entre les faits et leurs contextes. L’historien d’aujourd’hui, regardant le procès de 1949-1950, étudie comment les circonstances des années d’après-guerre – l’établissement du régime communiste, les règlements de comptes locaux et la persistance de bandes armées – peuvent éclairer à la fois le déroulé du procès et l’acquittement de Malinowski. Et, comme l’écrit Carlo Ginzburg, « un historien a le droit de repérer un problème là où un juge rendrait un non-lieu » [8] (ou un acquittement). Pour le tribunal régional de Varsovie en 2021, le fait de 1943 a été jugé en 1950 : Malinowski a été acquitté, notamment grâce au témoignage d’Estera-Maria. Et le tribunal de 2021 ne veut pas s’aventurer sur le terrain de la vérité historique : les motifs de son jugement répètent que les « tribunaux n’ont pas de compétence pour statuer sur les conflits de nature historique » (p. 18) ; il a refusé de convoquer les experts historiques réclamés par Filomena. Le tribunal tient aussi à rappeler que la liberté de la recherche scientifique est protégée par la loi.

La question n’est donc pas de savoir ce qui a eu lieu entre 1942 et 1944 à Malinowo, du moins pas tout à fait. Et c’est ici que se pose la question de la réputation d’Edward Malinowski – cette réputation dont la protection entre dans l’intérêt personnel de sa nièce. Les propos d’Estera-Marianna-Maria (l’historien noterait que les changements d’identité successifs de cette femme polonaise juive qui a essayé de se fondre dans la population non-juive font partie des « problèmes » intéressants et peuvent jeter un éclairage sur les faits, mais passons sur ce point) sur Malinowski ont varié : en 1949-50 elle a déclaré qu’elle était sans le sou quand Malinowski lui a fourni de faux papiers, et qu’elle lui avait confié un certain nombre d’affaires personnelles – des affaires qu’elle avait réussi à emporter du ghetto de Drohiczyn en fuyant la déportation. En 1996, elle continue à dire qu’elle a été sauvée par le maire, mais précise qu’il s’était emparé de ses affaires et lui avait pris, en outre, la moitié de son argent. Ce qui gêne la plaignante, Filomena Lesczyńska, et qu’entend le tribunal, c’est la place prise par les propos négatifs sur Malinowski dans le livre Dalej jest noc : Barbara Engelking est donc sommée avec son co-éditeur Jan Grabowski de s’excuser d’avoir diffusé des « informations inexactes » et doit corriger la prochaine édition du livre.

Le cas et le cadre : Filomena et la dignité nationale polonaise

Toutefois, derrière Malinowski et sa dévouée nièce, se dressent de plus hautes figures, des figures qui ont pour noms patrimoine national, identité nationale, fierté nationale, héritage national, traditions des ancêtres ; et l’enjeu historique et politique de ce jugement pourrait bien être là, dans le lien qu’il établit entre le droit des personnes, la mémoire familiale et la dignité nationale.

Le jugement rappelle d’abord que toute personne peut souhaiter protéger la mémoire de ses proches, si elle l’estime insultée : la protection du « culte de la mémoire d’un proche défunt » fait partie de ces éléments du droit personnel que l’article 23 du Code civil polonais cherche à protéger. On peut remarquer qu’en France la loi et la pratique judiciaire sont très rétives à ce type d’extension du domaine du droit personnel, et ne condamnent – rarement d’ailleurs – les insultes à la mémoire des morts que dans les cas où le plaignant peut prouver qu’à travers les morts, c’est bien lui qu’on a cherché à insulter.

Filomena a donc été insultée dans la mémoire de son ancêtre et c’est pour cette raison, et uniquement pour cette raison, que les historiens doivent s’excuser et corriger leur livre. Toutefois, après avoir statué sur le cas de Filomena, le tribunal tient à présenter des réflexions plus générales sur l’importance de la défense de la dignité, de la fierté et de l’identité nationales au sein du droit de la personnalité. Telle est l’étrangeté troublante de ce jugement : à travers Malinowski, y lit-on, seule la mémoire de l’oncle de Filomena est atteinte. Pourtant, une fois ce point établi, le jugement change de niveau d’argumentation, quitte le cas individuel pour préciser le cadre à l’intérieur duquel, désormais, il convient de réfléchir aux questions de droit personnel relatives à la mémoire de la guerre. Pour le dire autrement, le tribunal refuse de faire un lien direct et explicite entre la mémoire de l’oncle et la réputation de la Pologne, un lien qui ferait en quelque sorte de Malinowski le représentant de tous les ancêtres ayant vécu la guerre, et dont la mémoire se trouverait bafouée à travers la sienne. Le tribunal refuse donc de monter en généralité à partir du cas, ce qui d’ailleurs n’aurait pas de valeur juridique. Il procède plutôt à un encadrement du cas par des considérations générales sur l’importance du respect de la dignité nationale dans le droit de la personnalité.

C’est ainsi qu’on en vient, aux pages 25 et 26 du jugement, à quelque chose qu’on peut lire comme un rappel des principes, qui, sans s’appliquer au cas Filomena, méritent de figurer dans un tel document. Il est donc souligné qu’« attribuer aux Polonais la responsabilité des crimes de l’Holocauste commis par le Troisième Reich peut être tenu pour blessant et attentatoire au sentiment de l’identité et de la fierté nationales ». Le commentaire du tribunal reprend donc ici la question soulevée par la loi mémorielle de 2018 sur l’attribution publique des crimes « de l’Holocauste » aux Polonais, pour la déplacer sur le terrain du droit civil en parlant d’atteinte « au sentiment de l’identité et de la fierté nationales ». Puis le tribunal précise sa pensée :

Les événements historiques sans précédent, reconnus comme incontestables et qui constituent l’héritage de la communauté et de ses membres, ne peuvent être relativisés, au risque de nuire au sentiment de l’appartenance nationale et de provoquer un sentiment d’injustice, en créant dans l’opinion publique une image manifestement fausse de la Pologne et en attribuant aux Polonais des caractéristiques qui les dépouillent de leur dignité et sapent leur estime de soi. Attribuer à la nation polonaise la responsabilité de l’Holocauste, du meurtre des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, de l’appropriation de leurs biens, relève de la sphère de l’héritage national. De telles accusations, parce qu’elles sont inexactes et blessantes, peuvent toucher en chacun le sentiment de la dignité nationale et détruire la conviction justifiée – fondée sur des faits – que la Pologne a été victime d’opérations de guerre engagées par les Allemands, et que ses citoyens – y compris d’origine juive – ont souffert des conséquences immenses, souvent cruelles et irréversibles de ces actions. De tels textes peuvent aussi influencer significativement l’opinion des citoyens d’autres pays sur la Pologne et les Polonais en présentant leur rôle pendant la guerre de 1939-1945 comme non dépourvu d’ambiguïté.

Le passage est sinueux, répétitif, mais il faut le suivre dans ses méandres : quiconque attribue aux Polonais la responsabilité de meurtres de Juifs pendant l’occupation allemande met au second plan l’essentiel, le fait que la Pologne dans sa globalité a été victime des Allemands. Si donc l’on commence à attribuer à des Polonais non-juifs le meurtre ou l’expropriation de Juifs polonais, alors on « relativise » la souffrance de la nation et l’on peut donc blesser en chaque citoyen polonais le sentiment de « l’appartenance » (przynależność) et de la « dignité » (godność) nationales, on porte atteinte à « l’héritage » (dziedzictwo) national.

À aucun moment ici, il n’est plus question de Malinowski, sur les actions duquel le jugement ne veut pas revenir. Le jugement se contente donc de rappeler, de manière générale, ce que peuvent susciter des accusations de meurtre ou d’expropriation de Juifs. Il ne dit jamais : des accusations comme celles dont Malinowski a fait l’objet, puisqu’il s’estime incompétent pour juger de ces faits-là. Il rappelle le cadre : les Polonais sont avant tout des victimes de la guerre, et quiconque les accuse de crimes porte atteinte à l’héritage national, touche au sentiment d’appartenance et de dignité nationales qui est en chacun.

On peut raisonnablement estimer qu’un tel exposé, délié du raisonnement qui conduit à condamner Engelking et Grabowski à des excuses publiques, dans un jugement civil en première instance, n’a pas grande force juridique – d’autant que tous les juristes polonais ne sont pas d’accord pour inclure la question de l’identité nationale dans l’article 23. On pourrait davantage s’alarmer si, en appel, des juges confirmaient l’ensemble du jugement de première instance, auquel cas celui-ci acquerrait une plus grande valeur jurisprudentielle. Désormais, un cas comme celui de Filomena pourrait en effet être rapporté à la protection de l’identité, la fierté et la dignité nationales incluse dans le droit de la personnalité.

Au-delà de ces considérations juridiques immédiates, on peut faire du texte de ce jugement une lecture différente, une lecture d’historiens « qui voient des problèmes », pour reprendre le mot de Carlo Ginzburg. Pourquoi, après avoir reconnu que l’intérêt personnel de Filomena se trouvait atteint dans la mémoire de son oncle tout en refusant de revenir sur les faits attribués à Malinowski, pourquoi donc livrer cette longue analyse sur les atteintes à la dignité nationale – atteintes dont il est dit qu’elles ne s’appliquent pas en l’espèce ? Le lien entre le cas Filomena et l’exposé général est apparemment un lien faible  : il n’est pas qualifié, mais il est là. On peut dès lors en faire une double lecture : une lecture symptomale et une lecture projective. Symptomale : le cas Malinowski appuie là où ça fait mal, on ne veut pas rouvrir le dossier, mais on se sent obligé de rappeler que ça fait mal. Projective : le tribunal de Varsovie aura, en février 2021, apporté une pierre à l’édifice de défense de la dignité nationale dans le droit de la personnalité, un sentiment qui, protégé par l’article 23 au nom d’une jurisprudence qui entre temps se serait enrichie, deviendrait ainsi la pierre d’achoppement de toutes les recherches historiques sur les conduites des Polonais non-juifs envers les Polonais juifs pendant l’occupation allemande de la Seconde Guerre mondiale.

Les historiens d’aujourd’hui et de demain doivent donc bien comprendre que s’ils s’avisent de faire apparaître dans leurs travaux des conduites telles que celles de Malinowski, des conduites non dépourvues d’ambiguïté et documentées par des témoignages multiples et éventuellement partiellement contradictoires, tout citoyen polonais atteint dans le culte de ses ancêtres ou dans son sentiment de dignité, d’identité nationale, de fierté nationales pourrait se porter devant un tribunal civil pour demander réparation. Peu importe que les témoignages multiples et éventuellement contradictoires constituent précisément le matériau de travail des historiens, que la recherche consiste justement à éclairer les circonstances des témoignages pour évaluer leur contenu ; peu importe que la situation complexe de la Pologne pendant la guerre et l’occupation ait pu conduire des individus à adopter des comportements contradictoires, par exemple à sauver des Juifs tout en prenant leur argent et à en dénoncer d’autres ; peu importe que dans la Pologne d’après-guerre, les procès pour collaboration avec l’ennemi aient pu être marqués par de violents règlements de compte ; et qu’une femme comme Estera, sauvée par un homme qui, par ailleurs, lui avait pris de l’argent, s’était approprié ses affaires et dont elle savait qu’il avait aidé à livrer des Juifs, ait été conduite à témoigner en sa faveur dans un contexte où il risquait la peine de mort. Peu importe donc toute cette complexité : le récit historique ne doit faire porter aucune ombre sur ce précieux droit de la personne qu’est le sentiment de l’identité et de la fierté nationales. Et ce serait ici la grande victoire de la Ligue polonaise contre la diffamation. Car il n’y aurait plus besoin de lois mémorielles pour protéger la réputation de la Pologne : la loi civile polonaise pourrait désormais veiller, sentinelle discrète et omniprésente, sur la recherche historique.

par Artur Kula & Judith Lyon-Caen, le 1er juin 2021

Pour citer cet article :

Artur Kula & Judith Lyon-Caen, « Le juge, la nièce et les historiens. La Pologne face à son passé », La Vie des idées , 1er juin 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-juge-la-niece-et-les-historiens

Nota bene :

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Notes

[1«  Powiat bielski  », dans Dalej jest noc. Losy Żydów w wybranych powiatach okupowanej Polski, Barbara Engelking, Jan Grabowski (éd.), Stowarzyszenie Centrum nad Zagładą Żydów [Centre de recherches sur l’Holocauste], Warszawa 2018, p. 45–190.

[2Le droit polonais parle des «  biens personnels  », ou «  biens inhérents à la personne humaine  », ce qu’on peut traduire, non sans un certain flou, comme «  intérêt  » ou droit des personnes, intérêt ou droit personnel, ou encore, plus rigoureusement, «  droit de la personnalité  ».

[3L’article 23 du Code civil polonais énonce «  les biens inhérents à la personnalité humaine, surtout la santé, la liberté, l’honneur, la liberté de conscience, le nom ou le pseudonyme, l’image, le secret de la correspondance, l’inviolabilité de la résidence, la création scientifique ou artistique, l’invention et la rationalisation restent sous la protection du droit civil, indépendamment de la protection prévue par d’autres dispositions  ». Il s’agit donc d’une liste ouverte.

[4Pour une analyse détaillée : Uladzislau Belavusau et Anna Wójcik, «  La criminalisation de l’expression historique en Pologne : la loi mémorielle de 2018  », Archives de politique criminelle, 2018/1 (n° 40), p. 175-188.

[5Voir les travaux de Valentin Behr, notamment «  La politique publique de l’histoire et le “bon changement” en Pologne  ». Revue d’Études Comparatives Est-Ouest, Presses Universitaires de France, 2020.

[6Nous suivons ici les explications publiées par Barbara Engelking sur le site du Centre de recherches sur l’Holocauste de l’Académie des sciences polonaises : «  On Estera Siemiatycka, sołtys Edward Malinowski, and lawsuits  ».

[7University of Southern California Shoah Foundation, Visual History Archive, 18121 : Maria Wiltgren.

[8Carlo Ginzburg, Le juge et l’historien. Considérations en marge du procès Sofri, traduction française 1997, Lagrasse, Verdier/poche, 2007, p. 23.

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