Avec Sous l’anathème. Portrait social du pogrom de Kielce, Joanna Tokarska-Bakir s’inscrit dans l’esprit de la « nouvelle école polonaise d’histoire de la Shoah » [1]. Son étude Légendes du sang. Pour une anthropologie de l’antisémitisme chrétien avait mobilisé sur plusieurs siècles anthropologie culturelle et historique.
Elle propose ici l’analyse d’un moment précis, le pogrom du 4 juillet 1946 à Kielce, moins de 200 kilomètres au sud de Varsovie, dans une région très marquée par la répression allemande et une forte résistance. Des sources diversifiées, traitées d’une façon nouvelle, démarquent ce livre des précédents, par exemple le travail de Marcin Zaremba sur la peur qui saisit la Pologne entre 1944 et 1947. Le présent livre et sa réception en Pologne soulignent les enjeux du travail sur l’antisémitisme de l’après-1945 dans ce pays, une question qui mobilise fortement.
Tournant historiographique
Jan T. Gross avait déjà attiré l’attention sur la responsabilité d’une partie de la population polonaise dans la Shoah, avec Les Voisins (2000), qui analysait le pogrom de Jedwabne en 1941. Tournant majeur dans les travaux sur les relations entre les citoyens polonais juifs et non-juifs pendant la Shoah et dans le débat historique en Pologne, il imposa le recours à des récits de survivants et montra l’implication de la population polonaise non juive dans les tueries. Ces voisins avaient pu commettre collectivement des actes qui, de façon directe ou indirecte, avaient contribué à la mort de leurs concitoyens.
Presque vingt ans plus tard, micro-histoire et témoignages des participants autour du principal pogrom de l’après-guerre sont enrichis par une reconstruction de l’événement minute par minute, qui met en lumière le rôle des différents acteurs. Et l’approche quasi-prosopographique montre comment prédateurs, victimes ou autorités diverses ont mobilisé des ressources variées et des liens multiples, les participants interagissant sur des décennies.
Ni incident isolé, ni résultat d’une provocation politique [2], ni effet de la désorganisation sociale de la société polonaise à l’issue de la guerre (thèse du trauma post-occupation de Marcin Zaremba), le pogrom est ici le dénouement sanglant d’un processus social prenant ses racines avant 1939. Processus qui explique la punition par leurs voisins des « Juifs », accusés de provoquer pénuries et la disparition d’un enfant. La montée de la haine menant à une tuerie sauvage (plus de 40 morts sur place, 30 dans les environs) vu comme un moment de folie collective, est restituée avec soin. Avec les pensionnaires d’un foyer installé sur la promenade du centre-ville et organisé en kibboutz périrent deux non-Juifs, qui s’opposaient à la foule déchaînée.
Le regard des acteurs
En 1992, dans l’une des premières études sur le pogrom de Kielce, Krystyna Kersten défend l’idée d’une provocation par les services de sécurité. Pour la rejeter, le présent livre propose un « portrait social » mobilisant l’analyse des histoires de vie et les biographies croisées de tous les acteurs, mais aussi l’analyse des professions, des positions occupées et de l’accès à des ressources variées, inscrivant socialement opinions, sympathies politiques et autres engagements. La restitution du regard des acteurs laisse au lecteur la responsabilité de formuler ses propres conclusions. L’auteure emprunte ce procédé au Rashōmon de Kurosawa. La méthode d’exposition est moins impressionniste que chez Timothy Snyder ou Orlando Figes, mais plus ancrée sociologiquement.
L’élément déclencheur, la rumeur de disparition d’un enfant chrétien – il aurait été caché dans les caves (inexistantes) de l’immeuble du foyer juif –, est placé au milieu d’un engrenage impressionnant qui explique que la rumeur passe à plusieurs enfants qu’il faut libérer en tuant les Juifs infanticides pour protéger les « Polonais » (c’est-à-dire les chrétiens).
Des acteurs souvent perçus comme séparés par des clivages politiques infranchissables coopèrent : l’armée, dont les militaires (du côté des communistes) tuent le directeur du foyer juif qui leur avait demandé protection, la police (tout aussi fidèle au gouvernement) qui avec l’armée désarme les habitants du foyer (les armes étaient tolérées justement pour limiter les dommages en cas de pogroms) et, de l’autre côté, en principe opposée au pouvoir en place, la foule, renforcée par les ouvriers d’une usine proche, qui entame la « chasse aux Juifs » abandonnés par armée et police.
Les survivants furent évacués : on leur fit croire que l’Armée rouge allait les transporter (en fait ce fut l’armée polonaise, pourtant hostile quelques heures plus tôt). Puis le récit continue, car il y eut procès, neuf condamnations à mort, de lourdes peines rapidement allégées, épargnant ainsi militaires et policiers. L’ouverture des archives des services de sécurité en 1994 ne changea rien à la compréhension du pogrom et, malgré les accusations de manipulation par les communistes, aucun procès ne fut rouvert.
L’antisémitisme, une « ressource sociale »
Pourtant, le débat s’ouvre à nouveau. À côté des documents administratifs, judiciaires, policiers, des services secrets, l’auteure a mobilisé les entretiens que conduisit Marcel Łoziński pour la réalisation d’un film documentaire en 1988, Témoins : Kielce 1987, les centaines de clichés pris par Julia Pirotte, journaliste photographe de la Résistance venue de Varsovie dès le lendemain du pogrom (objets, lieux, acteurs), ainsi que la documentation de la médecine légale. L’anonymat des victimes est levé (liste nominale en annexe) et des récits de vie compensent la déshumanisation des corps (autopsie).
À l’histoire s’ajoute donc un regard sociologique et anthropologique. Le récit est fluide, grâce à une organisation en quatre parties : « Mouvement », « Cadrage », « Secousses annonciatrices », « Répliques ». La description des faits est suivie par une double mise en contexte et une ouverture plus brève sur les échos de l’événement jusqu’à nos jours.
L’auteure souligne plusieurs dimensions. L’antisémitisme de l’Église catholique et des partisans de la « Démocratie nationale » (associée au nom de Roman Dmowski) est ancien et bien implanté dans l’intelligentsia locale. Il y a aussi l’action discrète d’acteurs jusqu’à présent peu repérés, comme les cadres administratifs et autres participants à la chaîne de transfert de propriété, qui a rendu légale la spoliation des Juifs et favorisé leur mise à l’écart des postes en vue. Un double résultat s’impose alors : le pogrom n’est pas le fait de quelques sous-prolétaires ou de provocateurs envoyés par les communistes au pouvoir, et l’antisémitisme fonctionne comme « ressource sociale » qui use du recours à une légende noire et à son croquemitaine incarnant les transgressions inavouées d’une société, comme lors des chasses aux sorcières.
Foin de complot ! Ce sont des interactions alimentées par le travail de transmission de symboles forts par les classes supérieures qui ont pesé à Kielce. Des groupes incluant l’extrême droite ont bénéficié d’appui du côté du pouvoir (communiste) dans les forces de sécurité. Celles-ci étaient en compétition et se méfiaient les unes des autres (services secrets militaires et civils tout spécialement).
Un bricolage méthodologique efficace et le recours à des terrains tout autres, comme la notion de middle-ground inventée par Richard White pour rendre compte des processus contradictoires marquant les relations inter-ethniques lors de la création des États-Unis (utilisée ici pour repérer l’ethnicisation des relations sociales), contribue à donner un souffle analytique à l’ouvrage.
Ceci explique les débats courtois (voir la page Academia de l’auteure) avec Marcin Zaremba, qui reste partisan d’une approche par la peur (sur le modèle du Georges Lefebvre de La Grande Peur) et retient les quelques déclarations ecclésiastiques modérées face aux Juifs, par rapport à la masse des documents indiquant la virulence de l’antisémitisme.
Le dynamisme du champ
Sous l’anathème convainc par la richesse de ses sources et la capacité à combiner les temporalités. Le pogrom comme événement s’articule avec les processus d’exclusion/inclusion des Juifs en Pologne. En donnant voix aux agresseurs, ainsi qu’à tous les participants, Joanna Tokarska-Bakir permet de comprendre tous les acteurs. Dès 2018, une pièce de théâtre intitulée 1946 – inspirée du livre et montée dans le théâtre où eut lieu un pogrom (plus réduit) en 1918 à Kielce – confrontait la population locale à son histoire.
Sur cette lancée, on prévoit en 2020 une rencontre organisée par les artistes avec les descendants des agressés et agresseurs. Après les débats d’il y a vingt ans sur Jedwabne et la réalité d’actes antisémites collectifs commis contre des concitoyens juifs pendant la guerre, ce livre alimente ceux d’aujourd’hui sur la cohabitation d’antisémitismes de droite et de gauche dès 1944 et leur coopération ou convergence.
Le large écho en Pologne, confirmé par le prix Długosz des professionnels du livre polonais pour la qualité de popularisation de la science, et ce malgré la longueur et la densité du propos, montre que tous n’acceptent pas la théorie de l’agneau polonais innocent. Discerner les permanences antisémites dans leur ancrage social et idéologique est un enjeu souligné lors de la remise du Yad Vashem International Book Prize, le 28 novembre 2019. Avec Omer Bartov, la lauréate polonaise y fut primée pour son travail. Dan Michman (directeur de l’Institut International de recherche sur la Shoah à Yad Vashem) insista logiquement sur le côté « portait social » de sa démarche.
La parution annoncée du livre et de celui d’Omer Bartov sur Buczacz en français est une forme de reconnaissance de la démarche de la conférence de février 2019 tenue à l’EHESS et publiée dès octobre 2019 sur la nouvelle école polonaise d’histoire de la Shoah.
Joanna Tokarska-Bakir, Pod klątwą. Społeczny portret pogromu kieleckiego (Sous l’anathème. Portrait social du pogrom de Kielce), Varsovie, Wydawnictwo Czarna Owca, 2018, 2 vol., 768 et 807 p.).