Recensé : Richard Layard, Le Prix du bonheur, Paris, Armand Colin, 2007 (traduction française de Happiness, Lessons from a New Science, Londres, Allen Lane, Penguin Books, 2005).
Au milieu d’une avalanche d’ouvrages sur le bonheur, celui de l’économiste britannique Richard Layard frappe par son caractère foisonnant et quelque peu iconoclaste. Certes, les économistes ne s’interdisent aucune question – et le modèle du comportement rationnel est mobilisé aussi bien pour expliquer les choix résidentiels ou scolaires, la prise de drogue ou le comportement amoureux par exemple. Mais le bonheur n’est pas un « comportement », ni même un choix… Il reste que, depuis que l’économie existe, les économistes mobilisent des concepts tels que l’utilité, définie comme la satisfaction que les personnes tireraient de l’usage des biens et que révèlent leurs arbitrages quotidiens. Le passage de l’utilité au bonheur est-il révolutionnaire ? Oui, soutient Richard Layard, à tel point qu’il entend contribuer au développement d’une « nouvelle science du bonheur » dont les frontières dépasseraient celles de l’économie et dont l’urgence politique lui semble patente.
L’argent ne fait pas le bonheur des sociétés
Déplorant dès la préface de son ouvrage que « l’économie assimile malheureusement l’évolution du bonheur dans une société à celle, grosso modo, du pouvoir d’achat », Richard Layard reprend à son compte les analyses de ses collègues économistes qui se sont multipliées depuis le travail pionnier d’Easterlin, qui avait démontré en 1974 qu’à partir d’un certain seuil de revenus, la satisfaction individuelle n’augmente plus (ceci a donné naissance au paradoxe qui porte son nom) [1]. Et toute une première partie de l’ouvrage est consacrée à l’approfondissement de ce type d’analyse et notamment à la divergence des constats faits au niveau des individus (niveau « micro ») et au niveau de la société (niveau « macro »).
En bon chercheur empirique, l’auteur s’attache au préalable à montrer que le bonheur peut s’appréhender objectivement. Mobilisant les neurosciences (ce qu’il fait fréquemment dans son ouvrage, en néophyte enthousiaste, à l’instar de la toute jeune neuro-économie), Richard Layard se fonde sur les corrélations observées entre humeur (positive) et activité cérébrale spécifique pour conclure qu’il est possible de concevoir une « mesure physiologique du bonheur ». Il reste pour l’heure plus aisé de se fonder sur le degré de satisfaction ressenti par les individus et, pour cela, Layard s’appuie sur les réponses à des questions telles que « tout bien considéré, diriez-vous que vous êtes très heureux, plutôt heureux ou pas très heureux ? » ; sous des formes diverses, ces questions figurent dans des enquêtes internationales, telles que la European Social Survey et sont rassemblées dans la World Database of Happiness aisément accessible. Certes, ces réponses peuvent être jugées peu fiables tant qu’on travaille sur de petits échantillons mais l’auteur est persuadé qu’elles ont davantage de stabilité quand on travaille à grande échelle et il en veut pour preuve que ce type de données est en corrélation avec nombre d’autres indicateurs (incidence du crime ou du suicide par exemple). Toujours est-il que ce recours à des données subjectives est aujourd’hui courant en économie (comme en atteste l’attribution, en 2002, du prix Nobel d’économie à un spécialiste de psychologie cognitive, Daniel Kahneman, auquel Richard Layard dédie d’ailleurs son livre).
Richard Layard observe ensuite que, comme cela a été observé dans d’autres domaines (par exemple en matière de santé, cf. les analyses de l’épidémiologiste Richard Wilkinson), alors qu’au niveau individuel le bonheur ainsi mesuré est corrélé avec l’importance des revenus, il n’en va pas de même au niveau des pays, au-delà d’un certain seuil ; ceci est illustré par maintes comparaisons dans le temps ou dans l’espace. Par exemple, « depuis 1950, aux États-Unis, bien que les standards de vie aient plus que doublé, la population n’est pas plus heureuse ». Il y aurait donc là un paradoxe : alors qu’un surcroît de richesse apporterait du bonheur aux personnes concernées, le fait qu’une société entière s’enrichisse ne produirait pas le même effet…
Pour Richard Layard, ce paradoxe s’explique par deux types de causes. Tout d’abord, l’enrichissement des sociétés s’est accompagné d’autres évolutions aux effets négatifs sur le bonheur, telles que l’augmentation des inégalités, de la criminalité, etc. Par ailleurs et surtout, dans l’argumentation proposée, le bonheur, au niveau individuel, procède de comparaisons : c’est le revenu relatif, c’est-à-dire résultant de la comparaison avec son « groupe de référence » qui compte, à telle enseigne que, dès lors que les revenus de ce groupe augmentent aussi vite que les vôtres, le surcroît de richesse absolu que cela entraîne n’apporte pas de surcroît de satisfaction. La conclusion s’impose alors : « La comparaison sociale est l’une des raisons expliquant pourquoi le bonheur n’a pas suivi l’évolution de la croissance économique ». Une autre raison d’importance est « le sentiment d’habitude », manière de dire que l’on s’adapte au revenu que l’on a : même quand celui-ci vient d’être augmenté, on le juge très vite nécessaire ; ceci produit une « addiction au revenu », puisque le revenu jugé satisfaisant pour bien vivre suit l’évolution du revenu réel. On est donc alors sur un « tapis roulant hédoniste »… Présentées de manière convaincante et imagée, et avec un humour tout britannique, ces analyses restent au total assez classiques.
De la science à la politique du bonheur ?
Mais Richard Layard entend bien aller plus loin. La « nouvelle science du bonheur » qu’il appelle de ses vœux doit « rendre possible l’élaboration d’une vision alternative » (à celle des économistes) et, pour cela, intégrer les apports de la psychologie, des neurosciences, de la sociologie et même de la philosophie, en s’assumant aussi délibérément comme une science de l’action. On le sait, la pluridisciplinarité tant valorisée in abstracto est difficile à pratiquer. Et les aspects les plus réussis du livre ne sont pas ceux où l’on voit Richard Layard s’aventurer sur le rôle des gênes ou de l’environnement familial sur le bonheur. Il conviendrait d’examiner avec plus de circonspection les travaux sur les jumeaux ou l’éclatement de la famille. De même, prendre en compte sans regard critique explicite les comptages bruts donnés par de grandes enquêtes statistiques comme les World Values Surveys, pour en déduire les facteurs associés statistiquement au bonheur augure mal de cette nouvelle science du bonheur que l’auteur entend promouvoir. Au niveau des pays par exemple, le lecteur est mis face à des inventaires à la Prévert des facteurs macro-sociaux associés au bonheur ; ainsi, 80 % de la variation du bonheur serait « expliquée » par le taux de divorce, le taux de chômage, le niveau de confiance, l’appartenance à une organisation non religieuse et la qualité du gouvernement, et la part de la population croyant en Dieu. L’analyse des facteurs venant contrarier le bonheur n’est pas en reste, qui énumère la fragilisation des relations familiales, la hausse de la criminalité, la violence à la télévision, etc. Sur tous ces points, l’éventail des références est tellement ouvert qu’on imagine mal un contrôle sérieux des dites références et moins encore une intégration satisfaisante dans une analyse cohérente ; dépasser le listage de corrélations et son aspect « mécano » exigerait un travail sociologique considérable !
Mais Richard Layard reste persuadé que même si l’entreprise est difficile – mesurer le bonheur est même sans doute plus difficile qu’il semble l’imaginer ! –, elle est nécessaire car viser le bonheur doit constituer l’objectif « final » des sociétés, tous les autres objectifs possibles (la santé, la réussite matérielle, etc.) n’étant jamais que des objectifs instrumentaux. Il n’est pas trivial de rappeler que derrière des politiques arc-boutées sur la croissance économique et l’augmentation du pouvoir d’achat, c’est théoriquement le bonheur qui est ou est censé être visé. L’économie se fait alors politique, à l’instar de l’auteur lui-même qui a été l’un des principaux conseillers économiques de Tony Blair. Les économistes sont en particulier capables de proposer des mesures alternatives de la richesse et de produire des estimations des rapports coût/bénéfice des politiques publiques à cette aune. Richard Layard insiste également sur la nécessité de placer au cœur d’une politique du bonheur la lutte contre les inégalités : elle s’impose dès lors qu’un revenu supplémentaire apporte plus de bonheur aux pauvres qu’aux riches. La course à plus de richesse (même si elle s’accompagne d’une vigoureuse redistribution) lui semble donc porteuse d’effets pervers : elle entretient une obsession de la récompense financière, une dévalorisation corollaire des autres critères de réussite ou de valeurs, sans engendrer plus de bonheur puisque la comparaison avec les autres reste le suprême arbitre. En fin de compte, la lutte collective pour l’amélioration d’un revenu qui n’est jamais que relatif est totalement contreproductive et n’entraîne, aux yeux de l’auteur, « aucun gain réel pour la société ».
Ce livre pourra irriter à maints égards. Par sa confiance dans la capacité à objectiver le bonheur, il apparaîtra parfois naïf. Par ses conclusions sur les facteurs associés au bonheur (privilégiant les relations sociales, la famille, la satisfaction au travail ou la santé), il pourra sembler trivial ou conformiste. L’invitation à se fonder avant tout sur les avancées de la psychologie ou des neurosciences pour cultiver le bonheur, et à faire passer au second plan toute augmentation des richesses, avec la caution d’une variété de disciplines scientifiques, apparaîtra éminemment discutable sur le plan politique ! On regrettera notamment que Richard Layard n’insiste pas assez sur le fait que ces analyses ne valent qu’au-delà d’un certain seuil de richesse et ne dispensent en rien d’une lutte vigoureuse contre la pauvreté, ni bien sûr ne dédouanent de toute critique sur les rapports sociaux qui sous-tendent la distribution présente des richesses. En bref, son militantisme pour le bonheur peut, de fait, apparaître comme un prêche pour un repli sur les richesses affectives et relationnelles, assorti d’une résignation face à toute perspective d’amélioration économique ou politique significative : après tout, si les liens familiaux ou des dispositions génétiques favorables sont les clés principales du bonheur, pourquoi se battre pour des augmentations de revenus ou un meilleur partage du pouvoir ?
Des idées simples contre le culte de la croissance
Sur le plan scientifique, les critiques pourront porter sur ce qui apparaît comme une adhésion sans recul aux neurosciences ; on jugera discutable, voire quelque peu naïf, la croyance que semble manifester l’auteur envers le bonheur comme un état biologique mesurable et en partie héréditaire, comme si la définition même du bonheur s’en trouvait résolue, ou sa confiance quasi militante dans les antidépresseurs pour réduire le malheur des hommes… Les collègues de Richard Layard se trouveront peut-être agacés par le mélange assez inédit de confiance et de critiques dans l’économie que traduit son livre, ainsi que par son évident manque de pureté disciplinaire, et plus encore sans doute de nouveauté foncière par rapport à cette économie du bonheur qui n’a pas attendu 2005 (date de la parution du livre en langue anglaise) pour se manifester. De manière générale, il est clair que les recherches devraient préciser la mesure du bonheur, ici suspendue à des enquêtes internationales forcément critiquables, notamment en multipliant et en croisant une variété d’indicateurs, et ce en mobilisant des approches disciplinaires plurielles. Enfin, d’un point de vue plus philosophique, on pourra se demander s’il est vraiment souhaitable de vouloir fuir toute insatisfaction et de s’arc-bouter sur la quête de l’« euphorie perpétuelle » (pour reprendre le titre d’un ouvrage de Pascal Bruckner). De plus, est-ce là un objectif que peut raisonnablement promouvoir la collectivité ? La responsabilité de cette dernière, et donc des politiques publiques, n’est-elle pas avant tout de donner aux individus les conditions d’un bonheur possible, comme le suggère la théorie des « capabilités » d’Amartya Sen ?
Mais, au-delà des multiples objections qu’il suscite, la valeur de ce livre réside peut-être avant tout dans les idées simples qu’il met en avant sous une forme accessible, des idées si simples que, par pudeur ou par cynisme, on n’entend plus guère dans la bouche des dirigeants politiques. Est-il si inutile de rappeler que la croissance n’est pas une fin en soi, que travailler plus pour gagner plus ne préjuge pas forcément de plus de bonheur ? Est-il inutile de souligner que la compétition internationale n’impose pas de baisse de nos standards sociaux si nous acceptons d’arbitrer entre normes sociales et revenus, avec en ligne de mire le bonheur comme critère ? Est-il si inutile de suggérer qu’il est peut-être urgent « d’apprendre aux jeunes à accorder moins de valeur à la position sociale et davantage à l’altruisme et à l’aide apportée aux autres », bref de les éduquer à un style de vie riche en liens sociaux, bien plus susceptible de leur apporter du bonheur que la seule course au prestige ou au revenu ? Enfin, mais ce n’est pas le moins important, est-il si inutile de rappeler que toute société a besoin d’objectifs communs, alors que le seul mot d’ordre du chacun pour soi et pour toujours plus est mortifère… Bref que le bonheur importe, et est même la seule chose qui importe.
Aujourd’hui, l’OCDE elle-même, organisation toute vouée au culte de la croissance, reconnaît le divorce entre croissance et bien-être, et n’exclut pas qu’un surcroît de PIB par habitant, à partir d’un niveau déjà élevé, ait un effet décroissant sur le bien-être… Ce doute a d’ores et déjà débouché sur des tentatives a priori prometteuses pour mieux appréhender le bien-être des populations, en intégrant des paramètres tels que la qualité de l’environnement social, ou de l’environnement tout court [2]. Le changement de perspective semble donc acquis : l’évaluation des politiques publiques ne pourrait plus se fonder uniquement sur des considérations purement matérialistes, mais devrait intégrer des critères plus larges. Mais réaliser, à ce niveau international, un consensus est une gageure, dès lors que sont en jeu les objectifs que la société se donne et la définition du bien-être et du bonheur. À l’heure où, en France, un groupe d’experts de renom « planchent » sur la mesure de la performance économique et du progrès social [3], le livre de Richard Layard, à condition de considérer qu’il n’apporte pas de réponses définitives et estampillées par la science, vient nourrir un débat qui est plus que jamais d’actualité.