Mobilisant les ressources de l’ethnocomptabilité, G. Pruvost mène une enquête stimulante sur le mode de vie “alternatif” en milieu rural.
Mobilisant les ressources de l’ethnocomptabilité, G. Pruvost mène une enquête stimulante sur le mode de vie “alternatif” en milieu rural.
Cet ouvrage, écrit dans la continuité d’un précédent intitulé Quotidien politique : Féminisme, écologie, subsistance, publié en 2021, se fonde sur une ethnographie et une ethnocomptabilité réalisées en 2013-2014 auprès d’un couple de boulangers-paysans de Valondes (Myriam et Florian [1]), leur enfant et les animaux cohabitant sur une parcelle de 9,19 hectares. Il s’appuie également sur une riche enquête multisite des alternatifs (habitants à Valondes et ailleurs en France) menée pendant dix ans et rassemblant 112 entretiens.
Ce texte est un double manifeste. C’est d’abord un combat contre les stéréotypes associés à ce que l’autrice appelle les « luttes feutrées » de Valondes [2], et plus largement aux « alternatifs », les populations installées en milieu rural et engagées dans des modes de vie écologiques. Grâce à l’étude du « feuilleté [de leurs] gestes ordinaires » (p. 17), Geneviève Pruvost s’attache à déconstruire les idées préconçues sur ces populations et nuance leur profil sociologique. Deuxièmement, l’ouvrage défend l’apport épistémologique des méthodes qualitatives, en particulier de l’ethnocomptabilité [3]. La place considérable donnée à la retranscription de l’ethnographie révèle l’exigence de cette méthode (relations de confiance avec les enquêtés, rigueur dans la prise de notes, engagement sur le terrain, etc.) et la finesse d’analyse qu’elle apporte. L’autrice affirme que l’ethnocomptabilité est une « méthode d’investigation écologique par définition », car « les interactions n’y sont pas étudiées isolément, elles sont resituées dans tout un milieu » (p.476).
Ces deux ambitions sont complémentaires. L’ethnocomptabilité s’affiche comme un moyen de rendre concret et donc crédible un mode de vie alternatif. Conter, en comptant, l’ensemble des échanges d’une maisonnée (un « lieu avec des habitants et habitantes qui ne sont pas nécessairement apparentés, ni exclusivement humains » p. 13) permet de montrer « que ce mode de vie est à portée de main et accessible à de petites bourses » (p.25).
Après avoir présenté la construction de son objet de recherche et de sa méthodologie (p. 5-33), Geneviève Pruvost découpe son analyse en trois parties : la description ethnographique (p. 34-265) ; l’exposition des résultats de l’ethnocomptabilité (p. 266-348) ; l’analyse tirée des enquêtes (p. 349-470). La première partie est un exemple assez unique de journal ethnographique, car ce travail de terrain fait rarement l’objet d’une publication. Le carnet du chercheur est souvent considéré comme personnel, voire intime, et seuls des passages choisis en sont généralement publiés. Geneviève Pruvost, elle, retranscrit fidèlement tous les détails de son enquête : les situations, les discussions, et les moments-clés, tout autant que ses ressentis et ses interrogations. Elle nous permet non seulement d’évaluer au plus près le mode de vie de la maisonnée, mais présente aussi une initiation à l’enquête qualitative et ethnographique, à ses avantages et ses difficultés.
La seconde partie expose de manière précise la comptabilité des échanges de Myriam et Florian sous la forme de tableaux et de schémas. Elle fait l’inventaire de tous les animaux, de tous les objets, outils, des temps de travail. Les tableaux servent à comptabiliser l’ensemble des dépenses et à les comparer à des prix que l’on retrouve dans le système de production-consommation « conventionnel » afin de montrer, très concrètement, la viabilité d’un mode de vie alternatif. Celui-ci demande en effet moins d’apports financiers que l’achat d’une maison en dur et d’une installation plus classique en milieu rural, car il se fonde aussi sur de la récupération, des dons, du troc… Cette comptabilité aboutit à un schéma général de l’ensemble des échanges de la maisonnée (p. 342-343).
La troisième partie propose une analyse sociologique en sept chapitres. Quelques résultats nous semblent particulièrement intéressants. Tout d’abord, l’ouvrage nuance les a priori sur les origines sociales des alternatifs. Le groupe de Valondes (une cinquantaine de personnes) offre une hétérogénéité sociale relativement importante et la plupart de ses membres sont issus de milieux ruraux et souvent de la région, n’ayant donc pas un rapport « hors-sol » au territoire, comme le laisse communément penser le stéréotype des « néo-ruraux » écologistes. L’autrice conteste l’idée que l’engagement de ces alternatifs viendrait d’un déclassement, soulignant que cet engagement n’est pas provoqué par une impossibilité d’ascension sociale, mais plutôt par un refus de celle-ci et par une « commune adhésion au monde des alternatives » (p. 360). Leur parcours résidentiel et leurs origines géographiques sont déterminants pour comprendre leur engagement : ce sont soit des « enfants du pays », soit des enfants « de bricolos ruraux », ou encore des « touches à tout » (p. 361).
Leurs engagements sont aussi influencés par 1) une socialisation familiale à travers une éducation religieuse et/ou une pratique associative ; 2) l’expérience d’un voyage formateur hors de l’Europe.
Le mode de vie alternatif ne signifie pas l’isolement par rapport au reste du territoire. De fait, les actions quotidiennes de la maisonnée de Myriam et Florian se structurent à trois échelles distinctes. La maisonnée concentre au quotidien « la mise en jeu des principes de justice et d’égalité » pour ses membres humains et non-humains (p. 355). Aux échelles régionale et intercommunale, Myriam et Florian participent à un « maillage [de] dynamiques locales (p. 356) et construisent un réseau d’interdépendances avec d’autres alternatifs de la région, avec les agriculteurs bio voisins et en participant à des groupes professionnels locaux. À une échelle plus vaste, ils participent à des mouvements sociaux ayant une résonnance nationale, par exemple à la défense de la ZAD de Notre Dame des Landes.
L’intégration dans ces réseaux multiscalaires permet au groupe d’alternatifs de Valondes d’adopter des stratégies foncières spécifiques. Ceux qui ont l’occasion et les moyens d’acheter une parcelle ont une « tactique d’installation rapide », pour ensuite mettre ces espaces à disposition du reste de la communauté, dans une logique de redistribution informelle qui permet de « dissocier le statut foncier des usages des terrains » (p. 373). Les mises à disposition des terrains et les différents usages au sein du groupe se fondent sur la confiance, des accords informels et des complémentarités entre personnes nomades (aux installations temporaires) et personnes installées sur le long terme.
Geneviève Pruvost montre encore que « la sobriété volontaire n’implique pas le dépouillement, mais bien au contraire une profusion d’objets » (p. 400). Myriam et Florian entretiennent ainsi un mode de vie qui défend la multiplication d’objets et de relations au vivant, contredisant le cliché selon lequel un mode de vie écologique induirait nécessairement la privation. Ce mode de vie et de travail favorise aussi une meilleure répartition genrée des tâches et des temps de travail (par exemple concernant l’éducation des enfants à laquelle le temps dédié est mieux réparti au sein du couple), et une organisation plus fluide des activités. La recherche d’autonomie, contrairement à ce que l’on peut penser, n’est pas une recherche de pérennité, mais l’acceptation du provisoire. Elle requiert ainsi de l’anticipation et de l’organisation ainsi que le sens de la proportionnalité, tout en offrant « un changement de régime sensoriel et de perception du monde » (p. 399) pour « révéler une modernité choisie » (p. 406).
Enfin, Geneviève Pruvost démontre que l’écologie n’est pas divisée entre une écologie domestique dépolitisée et une écologie politisée (c’est-à-dire connectée aux mouvements sociaux), mais qu’au contraire les luttes feutrées possèdent plusieurs « zones de contact » avec les luttes frontales.
Puisque l’objectif de l’ouvrage est de rendre justice au moindre geste, ce compte-rendu ne saurait qu’effleurer la richesse et la finesse de son propos et nous recommandons à ceux intéressés par le sujet de lire le texte dans son ensemble. Il s’agit d’un travail important tant pour comprendre de manière nuancée le mode de vie des alternatifs que pour réfléchir aux méthodes qualitatives en sciences sociales. Les enquêtes qui fondent ce livre ayant été menées en 2013 et 2014 dans un territoire relativement peu caractérisé (du fait de l’anonymisation), on aimerait avoir plus de détails sur le contexte socio-spatial de Valondes et sur les évolutions récentes du milieu agricole et rural local. En effet, l’agriculture biologique, qui participe au réseau d’interdépendance de ces alternatifs, s’est beaucoup développée au cours des années 2010 et de manière contrastée suivant les régions. Cette agriculture a ensuite été fragilisée après la pandémie de covid-19 avec l’inflation et l’augmentation des prix des denrées alimentaires.
Par ailleurs, des structures d’aide à l’installation, comme Terre de Liens, et des mouvements sociaux, comme les Soulèvements de la terre, ont émergé. Il serait intéressant de voir comment ce nouveau contexte national, couplé aux évolutions locales, a pu avoir des effets (positifs ou négatifs) sur le mode de vie et la maisonnée de Myriam et Florian. L’autrice souligne d’ailleurs elle-même dans le texte plusieurs difficultés émergentes au moment de son enquête : accès au foncier limité, précarité de certaines installations, épuisement de Myriam et Florian, temps non extensible qui empêche le développement du modèle agricole de polyculture-élevage…
par , le 29 novembre
Camille Robert-Boeuf, « Vivre sobrement », La Vie des idées , 29 novembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Vivre-sobrement
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[1] Tous les prénoms ont été anonymisés par Geneviève Pruvost.
[2] Commune fictive anonymisée pour protéger les enquêtés et localisée dans une « campagne [française] dynamisée par une activité estivale de tourisme vert » (p. 369)
[3] Technique d’enquête qui consiste à compter minutieusement tous les échanges (liste des objets, matériaux, des achats, ventes, récupérations, dons…) qui sont réalisés au sein d’un lieu ou au sein d’une maisonnée.