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Recension Société

Pour une solidarité critique


par Philippe Chanial & Sylvain Dzimira , le 3 avril 2008


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A partir d’une lecture de l’ouvrage de Marie-Claude Blais, Philippe Chanial et Sylvain Dzimira mettent en lumière une filiation alternative, d’inspiration socialiste, de l’idée de solidarité. Ils tirent les conséquences de l’importance de l’idée de don dans la solidarité pour l’actualisation contemporaine de ce principe républicain.

Recensé : La solidarité. Histoire d’une idée. Marie-Claude Blais. NRF Gallimard, Bibliothèque des Idées, 2007, 347 p., 22, 50 euros.

On devait déjà à Marie-Claude Blais une contribution majeure à l’histoire de la pensée républicaine, Au principe de la République. Le cas Renouvier (Gallimard, 2000). Et tout récemment une réédition du maître ouvrage du théoricien et praticien du solidarisme, Léon Bourgeois, Solidarité (Bord de l’eau éd., 2008). C’est entre ces deux livres que se glisse ce travail de synthèse, cette histoire dont le héros serait une idée, l’idée de solidarité.

La solidarité, « idée-force » ou « mot écran » ?

Le solidarisme, affirmait le sociologue C. Bouglé, fut pour la IIIe République une sorte de philosophie officielle. Même s’il parait bien téméraire d’attribuer à une philosophie, de plus confuse, le privilège d’avoir rédigé, de sa seule main, quelques unes des pages les plus précieuses de notre histoire sociale et politique moderne, le mot d’ordre de la solidarité, slogan incontournable des fins de banquet radicaux, symbolise et résume le sens de cette « synthèse républicaine », dans sa quête d’une alternative tant à l’individualisme libéral qu’au collectivisme socialiste, frayant la voie d’une « démocratie non moins sociale que libérale ». L’ouvrage de Marie-Claude Blais, en éclairant ce moment clé de l’histoire de la République, présente néanmoins une ambition plus large : retracer la genèse de cette idée de solidarité, héritage de deux siècles de réflexion sur les rapports entre l’individuel et le social. « La solidarité attend d’être rigoureusement conçue et définie. C’est la tâche à laquelle cette enquête historique se propose d’apporter sa contribution ».

La richesse de l’ouvrage consiste avant tout à reconstituer l’ensemble des problématiques et des problématisations qui ont présidé à son élaboration. Ce qui frappe d’emblée, c’est l’hétérogénéité de ces sources originelles dont le solidarisme républicain s’est nourri. Il y eut en effet autant une « solidarité interventionniste » qu’une « solidarité ultra-libérale », autant une « solidarité républicaine » et laïque, qu’une « solidarité contre révolutionnaire » et religieuse. On loue la solidarité tant à gauche qu’à droite, voire à l’extrême droite. Cette large ouverture et cet étrange consensus pourraient légitimement conduire à réduire cette idée fourre-tout à une sorte de pavillon de complaisance ouvert à tous vents, un « slogan creux », signifiant vide sans grand intérêt ni socio-historique, ni philosophique. Voire un « mot écran ».

L’auteure fait un tout autre pari. C’est cette hétérogénéité même que l’ouvrage fait travailler, pour justement en affronter toutes les ambiguïtés. Car la solidarité, c’est plus que la solidarité. Elle est à la fois un symptôme et un analyseur du « grand désarroi de ce monde post-révolutionnaire quant à ce qui peut fonder son être-ensemble ». Qu’est-ce qui fait tenir les hommes ensemble ? Quelle peut bien être la nature du lien qui unit des individus « désormais émancipés sans retour » ? Tel est bien le type de questions auquel cette notion tente d’apporter des réponses. A ce titre, toute l’histoire du concept moderne de « société » s’y trouve impliquée, et avec elle, le projet même d’une « science sociale ». Plus précisément, et telle est la thèse posée dés l’introduction par Marie-Claude Blais, l’idée de solidarité « résume en les articulant les conditions d’existence d’une société d’individus, une société qui reste une société, toute constituée de libres individus qu’elle est, une société où la liberté de ses membres suppose en fait le resserrement des liens qui les unissent ».

Voilà donc une idée bigrement ambitieuse. Mais a-t-elle été à la hauteur d’une telle ambition ? Peut-on encore, avec Alfred Fouillée, autre grande figure essentielle du solidarisme républicain, en faire l’« idée-force » de ce « régime de l’avenir (...) où les individus seront plus libres et la collectivité plus unie » ? Pour l’auteur, la résurgence contemporaine de cette idée depuis les années 1980, après une longue période d’éclipse, est à interroger en ce sens. Elle invite à rechercher dans son histoire même tant les raisons de cette faveur consensuelle dont elle fait l’objet aujourd’hui, que « les problèmes cachés » dans les solutions qu’elle a fait et fait encore miroiter. Double justification donc de cette histoire de la solidarité : si la République y a trouvé, un temps, son mot magique, son étendard, ce retour vers les origines de l’idée n’a d’autre but pour l’auteur que d’éclairer les impensés de son regain actuel. Voire, « si les questions qu’elle soulève aujourd’hui étaient lucidement affrontées, la solidarité devrait connaître un meilleur destin que cette banalisation consensuelle en forme de poudre de perlimpinpin où elle risque fort de sombrer une deuxième fois ».

Genèse plurielle ou histoires parallèles ?

Cet ouvrage ne saurait donc être lu comme une histoire générale de la solidarité, dont le moment solidariste-républicain ne constituerait qu’un épisode, certes important, et la période contemporaine un aboutissement, tout problématique qu’il soit. La structure même du livre l’illustre. Une structure en flash-back. La première partie est en effet toute entière consacrée au moment 1896. Avec la publication, à la fin de cette année, de la bible du solidarisme républicain, La solidarité, par celui qui vient, après un long et fulgurant parcours politique, de démissionner de la présidence du conseil, Léon Bourgeois, ce moment marque pour l’auteure la consécration politique de cette idée. C’est donc bien de la solidarité des solidaristes qu’il s’agit de faire la genèse. Tel est l’objet des deux parties suivantes, pour ensuite, dans la dernière, faire retour, instruit de ce passé, sur le sens et la portée de cette solidarité solidariste au moment de son âge d’or (1896-1914), et conclure sur l’actualité de ses apories depuis son récent come-back. Bref l’auteur nous invite à chausser deux fois les lunettes du solidarisme de Bourgeois, tant pour lire le passé que sonder le présent, voir l’avenir.

Cette invitation n’est en rien illégitime. Le moment 1900 constitue à l’évidence un moment charnière et cette quête d’une articulation entre indépendance individuelle et cohésion collective, cette troisième voie entre libéralisme et socialisme s’est de fait peu ou prou matérialisée au sein des Etats-Providence modernes. Néanmoins, en privilégiant ce moment et en valorisant la synthèse solidariste de Bourgeois, ce sont d’autres histoires de l’idée de solidarité qui se voient délaissées ou laissées sans suite et par là minorées. Paradoxalement, l’ouvrage livre une partie de sa richesse lorsque, au-delà d’une simple généalogie du solidarisme, il s’attache à la reconstitution de la « genèse plurielle » de l’idée de solidarité.

La solidarité socialiste ou l’auto-gouvernement des citoyens associés

Comme Marie-Claude Blais le rappelle, il est significatif que ce soit Pierre Leroux, un socialiste – voire l’inventeur auto-proclamé du terme même de socialisme – qui, dés les années 1840, met au jour la notion de solidarité. Et c’est également un autre socialiste, Constantin Pecqueur qui, rompant avec la sensibilité métaphysique (mais non religieuse) de Leroux, en fera, dans une perspective résolument communiste, la matrice de l’Association universelle, rêvée depuis ses maîtres Saint-Simon et Fourier. M.-C. Blais souligne à juste titre combien ces auteurs cherchent à travers cette notion à donner une formulation laïque aux principes évangéliques. Néanmoins, tout se passe comme si cette solidarité propre aux premiers socialistes n’avait eu aucune postérité véritable, tant elle serait vouée à cette « recherche de l’unité perdue » face à ce que Leroux nommait la « désassociation libérale ». Or ces deux grandes figures vont marquer profondément toute une constellation du socialisme français à la fin du siècle. Je pense ici notamment à Benoît Malon – qui n’appréciait guère le mysticisme du premier mais considérait le second comme le pionnier du collectivisme français, entretint avec lui une longue correspondance et le publia, alors qu’il était totalement oublié, dans sa Revue socialiste – et Eugène Fournière, qui joua un rôle essentiel dans la réhabilitation du premier et dans l’exposé de leurs doctrines respectives, notamment dans ses Théories socialistes au XIXe siècle, publié en 1904. Ces deux socialistes indépendants ont été marqués par l’œuvre de Fouillée (et de son fils adoptif, J.-M. Guyau) qu’ils ont lue et discutée. Fournière, comme la plupart des socialistes favorables au rapprochement avec les radicaux, et parmi eux bien sûr Jaurès, défendit à plusieurs reprises l’homme politique Bourgeois, notamment au moment de son accession à la Présidence du Conseil.

Néanmoins, si le thème de la solidarité nourrit leur socialisme, s’il s’agit bien pour eux de « donner une forme solidariste aux groupements humains » (Malon, Socialisme intégral, 1890), c’est dans une perspective distincte de celle de Bourgeois. A l’instar de Pecqueur, la solidarité est pour eux d’abord un fait, tel qu’il résulte du processus de division du travail et du développement des forces productives. Mais conjointement, ce fait pointe vers un idéal, l’idéal même du collectivisme. Or celui-ci n’est pas compris comme une étatisation des forces économiques mais comme la réalisation des « lois de l’universel échange » (Fournière), la généralisation de la coopération volontaire entre des individus émancipés politiquement, socialement et économiquement. La solidarité bien comprise, déployée, par la lutte, jusqu’à ses dernières conséquences, doit ainsi conduire à la dilution progressive tant de l’Etat que du marché dans l’Association. A ce titre, comme Marcel Gauchet le suggère, cette solidarité socialiste manifeste l’idéal – profondément libertaire, voire libéral - d’un monde sans maître où « la pure socialité, le libre lien consenti entre les individus ont vocation à abolir l’autorité et à réaliser la justice » (Gauchet, La crise du libéralisme, Gallimard, 2007, p.62). Et tel sera bien le point de fuite du socialisme de Fournière, identifiant, dans son dernier grand texte, La sociocratie (1910), la République sociale à l’auto-gouvernement des citoyens associés. Cette solidarité des socialistes fin de siècle mériterait, elle aussi, une histoire. Elle est, dans cet ouvrage, presque absente. Elle mériterait également une interrogation sur ses formes contemporaines d’actualisation. Espérances et illusions – autogestionnaires et altermondialistes – comprises.

La solidarité libérale ou l’harmonie naturelle des intérêts

Mais la solidarité a encore pour l’auteur une autre source. Elle puise dans l’œuvre de ceux qui considèrent qu’il faut « laisser faire les harmonies naturelles ». Ici se côtoient assez étrangement Charles Fourier (traduit par Hippolyte Renaud, il prend étrangement des allures bien libérales), découvreur de la loi de « l’attraction universelle », le libéral Frédéric Bastiat et le catholique théologien espagnol Donoso Cortes. Chez les deux premiers la solidarité résiderait dans les intérêts qui relient harmonieusement les hommes entre eux. Rapprochement surprenant. L’harmonie providentielle de Fourier ne résulte-t-elle pas avant tout d’une théorie des passions qui repose sur une critique féroce de cette « anarchie industrielle » dont Bastiat fut l’idéologue, et à laquelle Fourier voulait notamment mettre fin au sein de ses associations agricoles et industrielles ? Dans cette perspective, Fourier influencera d’abord les socialistes, principalement les associationnistes, ou les coopérativistes, comme ce solidariste hétérodoxe que fut Gide, qui ne cessa de reconnaître sa dette au phalanstérien. Or, pour ceux-ci, comme pour les pionniers du socialisme français, il était indispensable que la collectivité s’organise en tant que telle afin d’inscrire dans la réalité cette idée de solidarité.

Tel n’est pas le cas de Bastiat. L’un des premiers libéraux à polémiquer ouvertement avec les socialistes, notamment Fourier et Leroux, il partageait avec ses adversaires l’idéal d’une communauté solidaire. Néanmoins, il leur opposait que seule la libéralisation intégrale des échanges économiques (voire la suppression quasi-totale de l’impôt) était propre à réaliser cet idéal commun. Et justement, comme il aimait à le rappeler, parce que « la dissidence profonde entre les socialistes et les économistes consiste en ceci : les socialistes croient à l’antagonisme essentiel des intérêts ; les économistes croient à l’harmonie naturelle, ou plutôt à l’harmonisation nécessaire et progressive des intérêts. Tout est là ». Cette solidarité libérale aura elle aussi une tout autre histoire et tout autre postérité. A tel point que Bastiat est, aujourd’hui, devenu un auteur de référence des néo-libéraux contemporains et une icône du MEDEF.

Mystique ou politique ?

La partie suivante, au titre en forme de clin d’œil à Péguy « De la mystique à la politique », est consacrée à la période 1850-1896. La notion vient progressivement s’inscrire dans l’immanence, non seulement dans la science mais dans le droit. Le chrétien Charles Secrétan en Suisse illustre encore la vision mystique (et panthéiste) de la solidarité. Le passage à une vision politique s’opère avec Charles Renouvier, qui fut proche, dans les années 1840, des milieux saint-simoniens et en particulier de Pierre Leroux, puis l’inspirateur de la génération 1900. Pour l’auteur, Renouvier annonce déjà Bourgeois, tant il vise à dépasser la grammaire de la charité pour retraduire la solidarité dans le langage du droit et du contrat, i.e. de la réciprocité et la dette. Les années 1870 font place au « paradigme scientifique » : c’est le temps des sociologues, patentés ou apparentés, Alfred Espinas, Alfred Fouillée, Henri Marion et Jean-Marie Guyau (qui fut par ailleurs, un grand théoricien de la solidarité associative, notamment dans son Irréligion de l’avenir, que l’auteur néglige au profit de ses textes consacrés à l’esthétique).

Le chapitre suivant met en scène la querelle de « la solidarité économique ». D’un côté le (très) libéral Gustave de Molinari considère qu’il n’y a pas meilleure solidarité que celle du marché et des intérêts qui s’y déploient, considérant que « le seul devoir de l’Etat, c’est de maintenir le milieu libre » [p. 188] : de l’autre, Charles Gide, protestant, libéral converti au coopérativisme voit dans l’entraide, la coopération et l’association la conjonction de la science et du message des Evangiles. Avant d’aboutir au solidarisme, Marie-Claude Blais finit par opposer Emile Durkheim et Jean Izoulet. Pour le premier, la solidarité, si elle est d’abord affaire de morale, se manifeste dans le droit et se perfectionne par lui ; pour le second, l’un des principaux inspirateurs de Léon Bourgeois, elle suppose dans une « religion de la Cité », « une religion sociale immanente, avec une divinité cosmique enracinée dans la nature » [p. 227].

Pour autant, l’enjeu des théorisations de cette période est-il avant tout réductible à cette polarité de la mystique et du politique ou de la métaphysique et du droit ? Le passage consacré en amont à Donoso Cortès semble y inviter. Son « analyse des impasses dans lesquelles se sont fourvoyées les adeptes laïques ou mystiques de la solidarité » serait « d’une acuité remarquable ». Ou plus loin, « ce théologien a le mérite de la cohérence : s’il y a un ordre derrière le désordre apparent, ce ne peut-être qu’un ordre divin ». Donner ainsi crédit à Cortés, n’est-ce pas déjà suggérer que seul un fondement religieux permettrait à la solidarité d’échapper au sophisme naturaliste, l’idéal étant déjà dans le fait, par la volonté même de Dieu ? D’où, rétrospectivement, les apories inéluctables des « paradigmes scientifiques », voire leur inévitable fuite en avant positiviste. D’où les limites comparables d’une solidarité identifiée au droit et attachée à la cause individualiste.

Néanmoins, l’une des trames de l’histoire déployée par l’auteur consiste à considérer que cette « tentation de faire sortir le droit du fait », de partir du constat que la solidarité constitue une dimension fondamentale de l’être-en-société pour ériger ce fait en valeur morale, voire en obligation juridique, n’est pas, par principe infondée ou fallacieuse. Et tel est bien le défi qu’aurait relevé Bourgeois. Selon lui, « la solidarité comporte deux faces, une face naturelle spontanée, fatale pour les uns, bénéfiques pour les autres, et une face consciente, voulue, organisée et destinée à rectifier les effets injustes de la solidarité naturelle ». Et c’est justement cette double signification du mot – la solidarité comme fait et la solidarité comme idéal – qui constitue « l’élément majeur du succès de cette notion capable de concilier l’exigence d’objectivité et l’idéal de justice ».

La synthèse de Bourgeois

En effet, si l’idée-force de solidarité engendra de multiples réformes de la protection sociale, c’est avant tout parce que, contre l’anthropologie libérale, son atomisme, elle sut imposer une figuration neuve du collectif, de l’être-ensemble des hommes, conçu comme une « association solidaire ». Comme le rappelle l’auteur, cet espace d’échange réciproque où chacun reçoit des autres (et leur donne en retour) n’est plus pour Bourgeois régi par la dette de tous envers Dieu, mais par la dette de tous envers la société. Cette dette, qu’il faut acquitter pour être libre, exige des individus d’obéir aux vœux de la solidarité, de se considérer sub specie societatis, c’est à dire conformément à leur nature sociale, afin qu’ils se sentent, en tant qu’associés solidaires, partie d’un tout dont le bien est leur bien. Si partout d’homme à homme, il y a une dette, il faut, comme toutes les dettes, qu’elle soit payée. Par qui ? Par tous ceux qui ont tiré bénéfices de la solidarité naturelle, des efforts présents et passés de milliers de coopérateurs anonymes. La société n’attend pas d’eux un geste de libéralité. Il doivent acquitter cette dette sociale, et l’acquittant, ils en seront libérés, libres de jouir de leur propriété et de leurs richesses. A qui payer ? Aux créanciers, à tous ceux qui n’ont pas reçu leur quote-part des richesses engendrées par la coopération sociale. Enfin combien payer ? La réponse des solidaristes à cette question difficile se déduit de la subtile théorie du « quasi-contrat ». Si l’Etat, par la loi, peut légitimement instituer une règle de répartition des charges et des avantages sociaux, cette loi ne devra être « qu’une interprétation et une représentation de l’accord qui eût dû s’établir préalablement entre eux s’ils avaient pu être également et librement consultés ».

Or, d’après ce critère et selon cette modalité d’institution de la justice au cœur de la solidarité des hommes, « quelle assemblée d’hommes raisonnables, s’interroge Bouglé, voudrait avouer un ordre social qui pendant que le luxe se raffine n’est capable d’assurer ni aux vieillards de quoi ne pas mourir de faim (...) ni même aux hommes de quoi gagner leur vie par un travail continu ? » (Le solidarisme, 1907). Il importe donc que la collectivité organise un système de mutualisation des avantages et des risques, système sans lequel ces hommes raisonnables refuseraient légitimement d’entrer en société. Ce contrat social, ce contrat d’association, Bourgeois le pense sous la forme d’un gigantesque contrat d’assurance. Le dispositif assuranciel ne constitue pas une simple technique de gestion des risques. Il est avant tout moral. Articulant l’inconditionnalité de la solidarité et la conditionnalité d’une association profitable à tous, il soude une « société de semblables » où tous les associés se trouvent dans une « perpétuelle situation de réciprocité », une communauté de vie où les hommes sont solidaires face à un destin qu’ils ignorent. Par l’assurance, l’association de fait devient association de droit et, au « fait social de l’iniquité », oppose le « fait social de la justice ».

Marie-Claude Blais reconstitue ainsi parfaitement toute la force de la synthèse de Bourgeois et montre bien en quoi elle peut échapper au sophisme naturaliste. Plus encore démontre-t-elle avec conviction en quoi la solidarité, ainsi théorisée et déployée dans toutes ses implications politiques et juridiques, « pourrait bien être le nom que prend l’obligation sociale à l’heure du droit des individus ».

C’est ici que prend tout son sens ce « moment crucial » que fut l’épreuve de l’Affaire Dreyfus et à laquelle l’auteur consacre un chapitre important. Car l’année 1896, c’est à la fois l’année de parution de la Solidarité de Bourgeois, comme celui de la naissance du radicalisme moderne, mais aussi celle du déclenchement de l’Affaire. Le dilemme qui traversait l’idée même de solidarité éclate alors au grand jour : « de l’individu ou du collectif, lequel doit être subordonné à l’autre ? » Ce dilemme est alors conçu comme un drame : « entre le droit d’un individu et l’unité de la nation, entre le parti de la justice et la religion de la patrie, il faut trancher ». Il devient alors clair que l’idée de solidarité est susceptible d’ouvrir aussi bien à la réaction théocratique qu’au collectivisme autoritaire. S’opposent aussi au moins deux conceptions de la solidarité. Aux antidreyfusards, défendant envers et contre tout la Patrie, une conception de la solidarité où le tout l’emporte sur les parties. Aux dreyfusards, défendant les droits de l’individu, une conception de la solidarité où la partie prime le tout. Dans et par l’Affaire, la solidarité des radicaux sera résolument individualiste. Car, comme le suggère Durkheim, la foi nouvelle, propre à la République, cette « foi sociale d’aujourd’hui, la seule foi qui puisse désormais réunir la communauté des esprits est précisément la foi dans l’individu »

Solidarisme, individualisme et utilitarisme : la part du don

Néanmoins, si l’idée de solidarité, ainsi affinée par Bourgeois, peut effectivement échapper au sophisme naturaliste et à l’antinomie ruineuse de l’individualisme et du socialisme absolus – pour rependre la formule de Leroux –, échappe-t-elle pour autant à une autre aporie que l’auteur semble négliger, celle de l’utilitarisme ? Comme le reconnaissait Gide lui-même, il y a « beaucoup d’utilitarisme dans cette leçon de morale » des solidaristes. N’est-ce pas avant tout en raison d’une « peur égoïste » que le cœur de chacun bat pour autrui ? Mais peut-être qu’inciter de cette façon l’égoïste à « sortir de soi » et à s’inquiéter des autres constitue la seule application réaliste de la règle d’or, tant il serait trop exigeant de « vouloir un égoïsme qui ne pense point à soi » (Histoire des doctrines économiques, 1914). Ou, pour l’exprimer autrement, n’est-ce pas parce que les individus profitent du jeu des solidarités qu’ils ont intérêt à leur maintien ? N’est-ce pas par simple calcul égoïste que nous jouons ce jeu des solidarités ? De ce point de vue, il n’est pas sûr que Léon Bourgeois soit parvenu à s’émanciper de cet utilitarisme et que le langage de la dette sous laquelle il place les relations entre les hommes échappe à l’économicisme dont la notion visait à se déprendre. Les relations sociales ne restent-elles pas appréhendées sous les lunettes d’une solidarité étroitement comptable, instrument et critère d’un « redressement de compte » permanent ? Il y a donc bien là une ambiguïté fondamentale dans le dispositif solidariste qui, au même titre ou même davantage que les autres ambiguïtés pointées par l’auteur, pourrait contribuer à expliquer sa fragilité.

Pourtant, Marie-Claude Blais avait bien identifié la question qui lui aurait permis de faire parler autrement entre eux et peut-être plus clairement tous ceux qu’elle appelle à la table de la solidarité, une question qui, manifestement, les taraudent : est-ce l’intérêt qui constitue l’unique ou le principal ressort des rapports sociaux durables entre les hommes ? « Comme dans la période précédente [1830-1850], écrit Marie-Claude Blais, la cible de tous ces travaux [ceux de la période 1850-1896], de manière plus ou moins masquée, est l’idéologie du laisser-faire. Les hommes s’associent par intérêt. Leur solidarité peut-elle être abandonnée à la spontanéité de ces intérêts, ou doit-elle être orientée, voire contrainte ? » [p. 157]. Que ne s’est-elle saisie de cette question pour y relier tous les autres débats ?

Une fois cette question placée au cœur de la notion de solidarité, c’est l’ensemble de l’ouvrage qui peut être interrogé à nouveau frais. Si la solidarité se cherche dans un au-delà ou un en deçà de l’intérêt, Molinari ou Bastiat ont-ils bien leur place dans la famille bigarrée des solidaristes, par exemple ? L’auteur aurait pu se demander si les auteurs convoqués sont bien parvenus à sortir du paradigme utilitariste – puisque c’est peut-être avant tout de cela dont il s’agit. Elle aurait pu pointer les difficultés qu’ils ont rencontrées, leurs échecs, leurs impasses mais aussi les voies prometteuses qu’ils ont défrichées etc. Les débats auraient sans doute gagné en clarté. Et les ambiguïtés du solidarisme pointées autrement.

Si une telle lecture du solidarisme et de sa genèse avait été celle de Marie-Claude Blais, sans doute aurait-elle été plus sensible à la question du don. « Tout ce que l’on est et tout ce que l’on possède est un don et doit être donné de nouveau », écrivait Bourgeois. Qu’est-ce donc que le don sinon un « quasi-contrat », une convention de réciprocité (attendue mais incertaine) dont les termes n’ont pas été contractualisés. D’ailleurs la notion de don est bien abordée par l’auteur qui se propose même de traduire – assez rapidement et allusivement – la dette trop économique de Bourgeois dans un langage du don à tonalité fortement maussienne. « La dette, écrit-elle, (…) s’appuie sur un énigmatique sentiment […] qui associe à la reconnaissance éprouvée pour l’auteur d’un bienfait la propension à lui rendre quelque chose en retour, à tout le moins un remerciement ». « Le don appelle le don » poursuite-elle un peu plus loin […]. Il semble bien que l’une des premières obligations inscrites au fond de la conscience humaine est l’obligation d’avoir à rendre ce que l’on a reçu ». Le don – la triple obligation de donner, recevoir et rendre – revient encore dans sa présentation des thèses de Renouvier, d’Henri Marion.

Solidarité, individualisme et collectivisme

Enfin, cette lecture en clef de don aurait permis une autre analyse de cette tension constitutive de la notion de solidarité entre les registres individuel et collectif, une interprétation plus ouverte de cette quête d’une troisième voie. Une interprétation qui aurait permis d’accorder toute sa place au grand absent de l’ouvrage, à la solidarité défendue par les socialistes que nous évoqués. Lorsque ceux-ci défendait la propriété sociale ou collective, tant au regard de la collectivisation des moyens de production, du développement des services publics ou de la protection sociale – sous la forme privilégiée de l’assurance obligatoire –, il s’agissait avant tout de donner au travailleur la possibilité de nouer des formes de coopérations que justement la propriété capitaliste et le salariat interdisent. Pour Fournière, la liberté de l’ouvrier dans son travail consiste avant tout dans le pouvoir réel, effectif de coopérer volontairement – et non plus sous la contrainte que suppose le salariat – c’est à dire de fonder sa coopération sur des rapports d’égalité, de mutualité et de réciprocité. Jaurès d’ailleurs ne disait pas autre chose lorsqu’il rappelait qu’Aristote avait déjà souligné que le plus grand bienfait de la propriété, c’est qu’elle permet de donner. Et lorsque tous seront propriétaires, tous pourront donner et nouer entre eux des relations de réciprocités, de solidarité, de dons mutuels. En ce sens, la propriété sociale a pour ces auteurs une dimension éminemment morale, elle est tout autant garante de la propriété de soi, de l’autonomie individuelle, par les droits et garanties qu’elle assure, qu’une école appliquée de la citoyenneté, par le droit de participation à sa gestion qu’elle ouvre (propriété civique) mais un espace de solidarité, de dons mutuels (propriété solidaire).

Cette synthèse, propre au « solidarisme » socialiste, aurait mérité une plus grande attention, tant elle offrait alors une alternative au solidarisme de Bourgeois. Comme Fournière l’écrit dans son Essai sur l’individualisme, l’individu le plus libre, ce n’est pas seulement l’individu isolé, protégé d’autrui et de la société par le cordon sanitaire de ses droits personnels – au sens de l’autonomie privée. Ou même celui qui aurait acquitté sa « dette sociale ». L’individu le plus libre, c’est aussi et surtout celui qui participe le plus, celui qui coopère le plus, celui qui donne le plus. La solidarité ne renvoie plus alors au bilan comptable du « qui possède quoi ? », « qui a droit à quoi ? », « qui mérite quoi ? », au nom d’une juste règle de répartition. Elle définit une société bonne – et pas seulement juste au sens restreint dominant –, une société qui rend possible une certaine qualité de la vie personnelle, une certaine qualité des liens sociaux, à la fois d’un point de vue politique et moral. Elle engage une certaine conception de l’homme, de l’individualité, de l’être-soi, et en même temps de l’être-ensemble, du sens du vivre-ensemble. Et c’est justement parce qu’une société solidaire encourage le développement de certaines potentialités humaines – ces vertus d’autonomie personnelle, ce refus de toute forme de domination et d’assujettissement en même temps que cette capacité morale à se lier avec autrui sous des rapports de réciprocité – qu’elle est désirable et peut constituer un idéal de société. Elle définit ainsi une conception bien plus exigeante de la justice, dont Jaurès avait donné la formule la plus pénétrante : la justice, affirmait-t-il en s’appuyant sur Proudhon, c’est « l’universelle fierté humaine dans l’universelle solidarité humaine » [1]. Fierté de l’indépendance individuelle et de l’autonomie politique – donnant à tous, par « l’éducation universelle, le suffrage universel et la propriété universelle » (Jaurès) la possibilité de gouverner individuellement et collectivement sa propre vie, sans que jamais « l’homme ne soit l’ombre d’aucun autre homme » – dans une société tissée de liens de solidarité. En ce sens, la solidarité conçue ne relève pas moins d’un calcul que d’un pari. Un pari du don. En donnant à chacun les moyens de s’éduquer, de se gouverner, de travailler, la société fait le pari que ces dons reçus pourront être retournés par leurs bénéficiaires. Elle rend ainsi possible et appelle, en retour, une contribution personnelle de chacun à tous qui vienne enrichir la vie collective du groupe. Il y a donc bien une logique de droits et de devoirs, mais les devoirs ne sont en aucun cas la contrepartie des droits acquis. C’est donc bien un modèle alternatif au donnant/donnant libéral qui est ici suggéré, mais aussi à la stricte compatibilité solidariste.

Pour conclure

Or, c’est bien cette dimension de pari qui aujourd’hui se défait, cet épuisement de l’esprit du don qui a tant nourri la solidarité républicaine. En ce sens, il n’apparaît guère convaincant et pertinent, comme le suggère l’auteur à la suite de Gauchet, de dénoncer l’inflation de la demande de droit que susciterait désormais l’idée de solidarité pour, à juste titre, s’inquiéter des formes actuelles de délitescence de toute forme d’appartenance collective. Lorsque notamment, on envisage de réformer la protection sociale en se demandant à qui elle profite et en stigmatisant ceux qui recevraient sans donner ou si peu, c’est cette « juste association » (Léon Bourgeois) que devait constituer la République qui apparaît comme une association de malfaiteurs – ou de parasites. Lorsque l’idéologie du mérite vient balayer l’idée de solidarité, resurgit alors cette question que l’idéal républicain avait réussi, un temps, à contenir : la question des contreparties. Désormais on a rien sans rien, donnant/donnant, et la question cruciale devient celle de savoir ce qu’il faudrait imposer en échange du bénéfice de la solidarité collective. Tel est le signe de cette difficulté, qui paraît être la nôtre aujourd’hui, à mettre en œuvre les moyens d’obliger chacun envers tous – au lieu de « blâmer les victimes ». Bref de faire société, donc de faire République.

par Philippe Chanial & Sylvain Dzimira, le 3 avril 2008

Pour citer cet article :

Philippe Chanial & Sylvain Dzimira, « Pour une solidarité critique », La Vie des idées , 3 avril 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Pour-une-solidarite-critique

Nota bene :

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Notes

[1Voir sa conférence « La justice dans l’Humanité », ed. de la librairie d’action d’art de la ghilde « Les forgerons », 1919.

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