Une nouvelle archéologie est née. Ses apports sur les violences de masse au XXe siècle oscillent entre histoire et mémoire. Un spécialiste de ces terrains dresse un impressionnant bilan aux allures de plaidoyer.
Une nouvelle archéologie est née. Ses apports sur les violences de masse au XXe siècle oscillent entre histoire et mémoire. Un spécialiste de ces terrains dresse un impressionnant bilan aux allures de plaidoyer.
« Le temps, sans doute, était venu de le faire », dit l’ouvrage au moment où il se termine sur l’exploration des fondations des chambres à gaz de Sobibór, un des camps d’extermination de Pologne orientale. Wojciech Mazurek, un archéologue polonais, lutte désormais contre un « assassinat de la mémoire », pour emprunter les mots de Pierre Vidal-Naquet, celui que les Nazis ont tenté là-bas en nivelant le camp après la révolte des déportés en 1943 [1].
On ne peut pas cacher grand-chose aux archéologues, et c’est la raison pour laquelle ils sont aujourd’hui invités à enquêter sur d’autres crimes de masse que la Shoah, depuis l’Argentine jusqu’au Rwanda – et bientôt sans doute en Ukraine.
Dès 1945, quelques fouilles improvisées eurent lieu pour recueillir des preuves, en vue des premiers procès de criminels contre l’humanité : ainsi débuta très tôt une archéologie spontanée de la Seconde Guerre mondiale.
La façon dont Oradour-sur-Glane a été patrimonialisé relève également, à sa façon, d’une démarche archéologique, de même que l’inventaire de graffitis de résistants par l’écrivain Henri Calet [2] ou, plus tard, les observations de l’architecte Paul Virilio sur le mur de l’Atlantique [3]. Au Royaume-Uni, une approche méthodique et professionnelle démarre ensuite, durant les années 1980, avec un programme recensant les 20 000 sites conçus pour défendre l’île en cas d’invasion allemande.
En France, c’est seulement l’archéologie de la Première Guerre mondiale qui commence tout juste et timidement, au début des années 1990, au moment où naît aussi une archéologie préventive préalable aux grands travaux d’aménagement du territoire. L’exploration de grandes surfaces dans les zones de conflit révèle des vestiges considérés d’abord comme des pollutions défigurant des sites plus anciens, du reste parfois dangereuses vu les nombreuses munitions encore menaçantes. Mais très rapidement, quelques archéologues développent à propos des restes de 1914-1918 des recherches originales, en particulier sur les gestes funéraires improvisés sous le feu [4].
C’est dans ce sillage que s’inscrit l’archéologie française de la Seconde Guerre mondiale, et il faut attendre 2013 pour que son intérêt soit reconnu par le ministère de la Culture dans sa programmation scientifique. Vincent Carpentier, chercheur à l’Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP), milite pour cette reconnaissance et par l’exemple [5]. On lui doit en particulier l’étude de la carrière de Fleury-sur-Orne, dans la banlieue de Caen, où un millier de personnes trouvèrent refuge au début de l’été 1944 pendant les bombardements de la zone. De nombreux témoignages d’une vie très précaire y ont été recueillis, et ils ont été commentés par une ancienne réfugiée, alors âgée de 11 ans.
D’autres fouilles – comme à Westerbork, le camp de transit des Juifs hollandais vers l’extermination – ont ce rôle particulier de réactivation de la mémoire de quelques survivants au moment où leur génération disparaît. Plus largement, toute l’archéologie du conflit contribue, auprès des générations suivantes, à fabriquer une nouvelle mémoire bientôt sans témoins.
D’ores et déjà, des pans oubliés ressurgissent occasionnellement. C’est le cas à propos des camps des îles anglo-normandes où les Allemands regroupèrent, dans des conditions d’extrême dureté, des déportés de vingt-sept nationalités, parfois juifs, utilisés comme esclaves pour la construction du mur de l’Atlantique. À propos de celui-ci, qui fait l’objet d’une cartographie systématique depuis 2015, il est clair que l’archéologie sert, en plus du souvenir, à réunir des connaissances inédites. La chronologie des constructions se précise, et l’on perçoit à quel point celles de 1944, s’écartant des standards, traduisent précipitation et pénurie en matériaux.
En fin de compte, c’est à propos du « système D », autrement dit de tout ce qui a laissé peu de traces dans les autres archives, que l’apport scientifique des archéologues se mesure le mieux. Cela est particulièrement sensible avec l’improvisation inévitable sur les théâtres d’opération, Vincent Carpentier nous conduisant sur les mieux prospectés : le débarquement de 1944 et la bataille de Normandie, ainsi que l’atoll de Peleliu où Américains et Japonais se livrèrent des combats acharnés jusque dans les grottes. Dans ces contextes, c’est une « micro-histoire » des combats que l’archéologue saisit.
Or ces lieux de bataille continuent, ainsi que bien d’autres, à livrer des restes humains : leur donner une sépulture et, si possible, une identité est l’une des missions que l’archéologie se donne partout. Et quand les restes ne consistent qu’en monceaux carbonisés, comme à Sobibór, il existe quantité d’effets personnels dont les propriétaires peuvent occasionnellement être identifiés. Sur ce même camp, les archéologues ont situé les chambres à gaz et l’endroit où les arrivants, avant d’y parvenir, étaient dépouillés de leurs cheveux. Ils ont aussi retracé le chemin ceinturé de barbelés qui y conduisait depuis le train, lequel était surnommé la « voie vers le ciel » par les SS.
On palpe là-bas l’extrême cynisme des architectes de la mise à mort, lesquels avaient fait paver les premières chambres à gaz de Treblinka de briques ornant traditionnellement les bains rituels juifs de la région. L’avenir dira si de tels « effets de réel » facilitent la transmission des connaissances, ce que l’on peut aussi espérer du lien qui s’instaure avec les disparus sortis de l’anonymat. On pense aux inscriptions gravées dans le camp d’internement de Drancy ou sur des arbres en Pologne, seuls témoignages de la présence là-bas de prisonniers de guerre utilisés par l’organisation Todt à construire des défenses.
Pareils vestiges sont évidemment très fragiles, et l’archéologie trouve sans doute une de ses justifications premières dans la sauvegarde d’un patrimoine très menacé. Il le fut d’abord en raison des urgences de l’immédiat après-guerre. Il y eut à la fois du recyclage – par exemple d’avions dont les épaves constituent du coup les seuls exemplaires étudiables – et aussi une volonté d’oubli ou de sanctuarisation.
À Caen ou à Varsovie, on ausculte quelques ruines profondes, tandis qu’à Hiroshima, l’archéologie n’a livré pour l’instant que des microparticules vitrifiées. C’est tout ce qui reste aussi à Omaha Beach, où les autres vestiges ont été méthodiquement razziés par les prospecteurs de militaria. Le pillage concerne également les épaves de navire, lesquelles, soit dit en passant, sont une gigantesque source potentielle de pollution aux hydrocarbures.
Les enjeux écologiques se mêlent ici à la conservation du patrimoine, parfois menacé par la montée du niveau des mers. L’urgence aujourd’hui, c’est donc de préserver ce qui peut l’être, et le livre évoque les questions que cela soulève. Peut-on continuer à reconvertir des sites, comme la base de sous-marins allemands de Bordeaux, utilisée en espace culturel ? Comment l’archéologie de l’extermination peut-elle se faire, sans profaner les immenses charniers qui en résultent ? Faut-il tout fouiller, y compris le bunker d’Hitler à Berlin, au risque de créer un lieu de pèlerinage ?
La lecture de Vincent Carpentier suscite bien d’autres interrogations, parfois implicites. Dans cette phase toute nouvelle d’accumulation des données, on aurait apprécié que l’auteur explique très concrètement comment sont gérées les masses de vestiges résultant de ces investigations. Mais on comprend qu’il faille attendre plus de recul épistémologique. Du reste, comme le rappellent d’autres spécialistes de l’archéologie du très récent :
La pratique, dans notre discipline, a souvent précédé la réflexion théorique et, de ce point de vue, l’archéologie [du contemporain] ne fait pas exception : elle reste opportuniste, faisant feu de tout bois. [6]
Or cette nouvelle frontière de la discipline questionne la définition même de l’archéologie et de son champ de compétence. Concerne-t-il seulement ce qui est physiquement enfoui ou caché ? Ou bien aussi ce qui a été refoulé, les vestiges de Rivesaltes étant spécialement métaphoriques de ces strates de l’oubli puisque, dans ce camp, furent successivement parqués républicains espagnols, Juifs et harkis ?
Ou bien l’archéologie s’intéresse-t-elle plus largement à tous les rebuts matériels dont se préoccupent moins les historiens, qui se consacrent aux autres sources ? Quel est l’avis de ces derniers ? Leur façon d’aborder leurs propres documents a-t-elle changé depuis que les sources archéologiques servent à l’écriture d’un passé si proche ? Questions encore ouvertes, tout comme ces chantiers archéologiques aussi passionnants que nécessaires.
par , le 17 mars 2023
Boris Valentin, « Fouiller les cataclysmes », La Vie des idées , 17 mars 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Vincent-Carpentier-archeologie-Seconde-Guerre-mondiale
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[1] Voir aussi Shéol, le magnifique film d’Arnaud Sauli.
[2] Henri Calet, Les murs de Fresnes, Héros-Limite, 2021 (1945).
[3] Paul Virilio, Bunker archéologie, Galilée, 2008 (1975).
[4] Voir le projet https://www.700000.fr/
[5] Vincent Carpentier, Cyril Marcigny, Archéologie du débarquement et de la bataille de Normandie, Ouest-France, 2014.