Recensé : Timothy Snyder, Terres de sang, L’Europe entre Hitler et Staline, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Gallimard, 2012, 710 p., 32 €
Ce condensé critique s’inspire des articles parus dans deux revues ayant organisé un forum de discussion autour du livre,
Contemporary European History (mai 2012) et
Le Débat (novembre 2012). Un entretien avec Timothy Snyder est également disponible
ici
Il y a des livres qui changent notre regard sur une période historique : Terres de sang est de ceux-là. Quelque vingt années après la chute du mur de Berlin, l’ouvrage de Timothy Snyder contribue à transformer nos représentations du proche passé de l’Europe. Tout se passe comme s’il avait catalysé chez ses lecteurs un nouvel effondrement : non pas d’un mur physique, mais de « murs mentaux », du moins à y ouvrir d’importantes brèches. S’en souvient-on ? Après 1989, on a de moins en moins parlé de l’« Europe de l’Est » et de plus en plus de l’Europe centrale et orientale : oubliée l’ancienne partition Est-Ouest du vieux continent. La géographie a alors repris le dessus sur une désignation politique entre deux « blocs » idéologiques. Le travail de Snyder s’inscrit dans une telle mutation à travers la désignation même de son objet : dès l’introduction, il nous dit vouloir proposer une « géographie humaine des victimes » dans cet espace est-oriental où se sont imposées et entrechoquées l’Union Soviétique et l’Allemagne nazie. On le sait : la Pologne, l’Ukraine, la Biélorussie et les pays baltes ont été parmi les plus touchés par des meurtres de masse à répétition, perpétrés par ces deux systèmes totalitaires à l’encontre entre autres des supposés ennemis contre-révolutionnaires et des populations juives.
Pour décrire ces mises à mort en série – surtout par la faim et les tueries - Snyder se joue des frontières étatiques et nationales de manière à penser ces événements monstrueux dans un ensemble régional plus vaste. Il peut d’autant mieux se livrer à cet exercice qu’il n’a pas été engoncé dans les catégories idéologiques de la guerre froide, qui ont conduit à comparer nazisme et communisme. Son but est tout autre : montrer les interactions entre ces deux systèmes totalitaires dont les empires se sont chevauchés au sein des régions qu’il étudie. Ce faisant, il contribue à décloisonner les connaissances entre les Holocaust scholars et les Slavic scholars : il permet ainsi de relier les travaux sur la Shoah à ceux sur les crimes du communisme et les intègre dans un même récit historique et mémoriel. Si Snyder réussit cette performance intellectuelle et morale, c’est aussi parce qu’il possède une grande maitrise des langues est-européennes, pouvant puiser dans les travaux (non traduits en anglais) d’une nouvelle génération d’historiens de ces pays. Snyder est donc un passeur de connaissances, ou plutôt un « metteur en récit » exceptionnel de ces exécutions de masse : il en fait une synthèse narrative créative, d’où cette sensation de « neuf » que ressent son lecteur, y compris celui qui croyait déjà être au fait de ces tragédies.
Si les observateurs sont en général unanimes à saluer le tour de force de Snyder, ils ne manquent pas toutefois de lui adresser plusieurs critiques incisives. L’une des plus virulentes est venue de l’historien Omer Bartov qui au cours des années 2000, a initié un projet collectif Border lands, dont l’objet est proche de celui de Snyder. Les résultats de cette entreprise de plusieurs années viennent juste d’être publiés [1]. Dans sa recension de Snyder, Bartov soutient que si son travail constitue une « admirable synthèse », il n’apporte rien de neuf sur le fond : « [l]e livre ne fournit aucune preuve et n’apporte aucun argument neuf. Les faits et leur interprétation proviennent d’autorités établies » [2]. Mais alors comment comprendre le succès international de cet ouvrage qui, dès ses débuts a été mis en avant par la New York Review of Books ? Et comment expliquer que ce livre bien documenté, ait suscité nombre de commentaires de la part de journalistes et d’historiens ? Il y aurait lieu de faire une étude comparée des réceptions de Terres de sang, depuis sa parution, en premier lieu dans les pays dont il traite ; ce sur quoi nous l’avons invité à s’exprimer dans l’entretien qu’il nous a accordé et qui sera publié dès demain sur La Vie des Idées.
Une périodisation chronologique discutable
Le premier problème soulevé par les critiques de Snyder tient à sa construction chronologique des événements. Commencer, comme il le fait, son récit par la famine de 1932-1933, suscite des objections. Par exemple, Jörg Baberowski reproche à Snyder de ne pas avoir pris en compte à la fois les conséquences de la Première Guerre mondiale et de la guerre civile dans la toute jeune Union Soviétique :
« Car les terres de sang n’ont, bien entendu, pas toujours existé. Elles sont issues de la Première guerre mondiale et de la guerre civile russe, lorsqu’un territoire agricole fut transformé en un champ de bataille et que la lutte pour le pouvoir fut résolue par les armes. En d’autres termes, le décor était en place avant que les bolchéviques et les nazis ne s’en saisissent et ne le réduise en poussière » [3].
De même, Dan Diner regrette que Snyder n’ait pas intégré dans ses analyses l’héritage de l’hostilité polono-russe et la guerre entre la Pologne et l’Union Soviétique des années 1919-1920. Selon lui, Snyder aurait dû en faire état pour expliquer en partie les crimes soviétiques à Katyn tout comme la décision de Staline de ne pas intervenir en 1944 lors du soulèvement de Varsovie contre l’occupant allemand. Christian Ingrao exprime la même insatisfaction quant à la « borne chronologique de départ » ; Snyder aurait pu aborder son travail à partir de 1914, en intégrant les violences de la grande guerre :
« exactions cosaques en Prusse orientale, pogroms anti-allemands dans les grandes villes de l’Empire russe, déplacements massifs des Allemands de la Volga, immenses massacres que représentent les batailles de la guerre de mouvement, afflux massifs de réfugiés dans les villes (des centaines de milliers à Varsovie) nous paraissent faire partie du sujet. »
Et pourquoi, ajoute-t-il, ne pas aller encore plus loin en remontant à 1905, c’est-à-dire aux grandes jacqueries paysannes qui secouèrent la Russie et l’Ukraine ? On le voit, les critiques de Snyder n’insistent pas nécessairement sur les mêmes événements en amont. Mais ils convergent sur ce point : remonter dans la chronologie aurait permis de proposer une analyse plus complexe des faits relatés dans son ouvrage.
Une délimitation géographique arbitraire
L’approche géographique est donc au cœur de la démarche de Snyder. Preuve en est la trentaine de cartes qui illustrent son récit, indiquant entre autres les lieux de tueries. Mais plusieurs commentateurs ne manquent pas de souligner que la délimitation de ces « terres de sang » est arbitraire. Annette Wieviorka observe que
« Sans raison, Snyder n’englobe pas dans l’espace qu’il a choisi toute l’ancienne zone de résidence [des juifs], puisqu’il laisse de côté la Bucovine et sa capitale, Czernowitz, pourtant elles aussi “terres de sang”. Une partie de [celles-ci], mais pas toutes, subirent une double occupation, nazie et soviétique. [D’autres] subirent la famine organisée par le pouvoir soviétique, mais pas toutes. Ainsi, la partie sud de ces terres, celle qui se trouvait dans l’Empire austro-hongrois, a connu une histoire différente ».
Or, remarque-t-elle, Snyder n’en parle guère et n’explique pas les causes de telles différences. Il ne traite pas davantage d’autres régions qui auraient bien pu entrer dans son champ.
Car pourquoi exclure le Caucase dont une partie de la population a aussi subi la famine de 1932-33 ? Et encore la Serbie soumise à la férule nazie ? Et la Roumanie ? Pourquoi certains territoires de l’URSS se retrouvent-ils dans les bloodlands et pas d’autres ? On ne trouvera pas d’éléments d’explication. Peter Lagrou note à juste titre que : « Les « terres de sang » établissent un périmètre que l’on peut contester et auquel on peut opposer d’autres périmètres et d’autres interprétations ». Certains commentateurs se font bien plus sévères : ils considèrent que ce que Snyder nomme « terres de sang » n’a en réalité pas de sens dans la mesure où une telle désignation relève d’un jugement artificiel de l’auteur.
Une approche quantitative de la violence sujette à caution
De cette délimitation approximative des « terres de sang », il en découle nécessairement une discussion sur les chiffres de la violence. Snyder avance le nombre de 14 millions de personnes assassinées par les régimes nazi et soviétique. Mais Bartov ne manque pas de relever que ses modes de calcul sont discutables. En réalité, il en est souvent ainsi. Notre propre expérience au sein de l’Encyclopédie en ligne des violences de masse, l’atteste : il est rare que l’on puisse s’entendre sur un bilan fiable du nombre de victimes d’un massacre. On reste toujours dans des ordres de grandeur approximatifs ; et cette question du nombre est très souvent sujette à de vives polémiques mémorielles.
Par-delà ce problème des chiffres, il est adressé à Snyder un autre reproche : celui de s’en tenir à cette vision quantitative de la violence. Dariusz Stola note que :
« [s]a définition restrictive des politiques meurtrières suscite des doutes »,. « Son estimation de quatorze millions de morts ne prend en compte que les personnes tuées dans le cadre de politiques de meurtre de masse délibérées. En conséquence, il exclut, entre autres, tous ceux qui sont morts d’exactions, de maladies ou de malnutrition dans des camps de concentration ou au cours des déportations, voire en fuyant les armées (même quand celles-ci poussaient délibérément à la fuite). »
Ce qu’on peut appeler « violence de masse » dépasse ainsi les tueries de masse proprement dites. Thomas Khüne va dans le même sens reprochant en outre à Snyder de donner une interprétation trop réductrice des meurtres de masse quand il considère qu’ils relèvent uniquement de la volonté de Staline ou d’Hitler. Selon lui :
« La Théorie des Grands Hommes et l’approche statistique (et non analytique) des meurtres de masse, qui dominent le récit de Terres de sang, empêchent de comprendre comment ces traditions ont pu préparer ou bien être utilisées par la terreur stalinienne ou nazie » [4].
En fin de compte, les auteurs en viennent à questionner la pertinence de la grille d’analyse développée dans Terres de sang.
La faiblesse de l’analyse des interactions
A cet égard, parmi toutes ces recensions, celle de Marc Mazower est l’une des plus intéressantes. L’auteur de The Dark Continent [5] salue le fait que la Pologne soit au centre du travail de Snyder, en tant que « zone tampon » entre l’URSS et l’Allemagne Nazie. Il est vrai qu’Hannah Arendt n’a pas vu l’importance des interactions entre les deux régimes nazi et stalinien comme générateur de violences. Mais aujourd’hui, des historiens anglo-saxons, remarque-t-il, permettent de progresser dans cette direction. Mazower considère l’approche de Snyder novatrice :
« L’approche de Snyder est ainsi nouvelle et nécessaire ; elle s’inspire de l’intérêt récent suscité par la géopolitique dans ces deux domaines. Son intérêt pour le cas polonais en particulier lui permet de faire des observations pertinentes quant à la peur soviétique de l’encerclement ; il nous rappelle ainsi ces quelques domaines d’activité où l’Allemagne nazie et la Russie soviétique ont bel et bien interagi » [6].
Mais selon lui, cette approche des interactions ne va pas assez loin : « Toutefois, si le livre est remarquable par bien des aspects, l’exploration minutieuse des modes et des occasions d’interactions entre ces deux régimes n’en fait pas partie » [7]. Ainsi regrette-t-il l’absence d’une analyse en profondeur de la violence anti-juive dans l’est de la Pologne et les États baltes lors des premières semaines d’occupation allemande, en partie expliquée par le souvenir de l’occupation soviétique, une analyse faite par Jan Gross [8].
Cette carence des acteurs locaux est aussi déplorée par Dariusz Stola :
« Une autre exclusion contestable des Terres de sang, observe-t-il, est celle des tueries par des tierces parties, autrement dit par d’autres que l’Allemagne nazie et les Soviétiques. […] Snyder laisse de côté les tueries perpétrées par des acteurs étatiques, ou non, de la région – Baltes, Polonais, Ukrainiens ou autres. Une partie de ces tueries furent massives : ainsi de l’extermination de trois cent mille Juifs par les Roumains sur le territoire pris à l’URSS ou les quelque cent mille victimes des nationalistes ukrainiens dans l’action anti-polonaise de Volhynie et de Galicie. Les raisons de leur exclusion ne sont pas claires ».
De même, Jörg Baberowski en est convaincu : « Sans les excès de la dictature stalinienne, il n’est pas possible de comprendre la réponse des Nazis » [9]. Contrairement à Bartov, il estime que Snyder apporte du neuf, mais déplore le manque de cohérence de l’auteur et les très nombreuses questions laissées sans réponses. Selon lui, Snyder n’explique pas vraiment pourquoi les crimes des uns auraient aboutis à radicaliser et légitimer les crimes des autres, ni pourquoi ceux-ci se produisirent dans ces « terres de sang ».
On pourrait multiplier les critiques de ce genre. À notre avis, ce sont les plus embarrassantes pour Snyder. En effet, ce dernier défend son livre, y compris dans les conférences publiques, comme une contribution fondamentale à cette analyse des interactions entre les deux systèmes totalitaires. En particulier, il met en avant l’apport de son chapitre IV « L’Europe de Molotov et de Ribbentrop » ; mais la lecture de ce dernier laisse le lecteur sur sa faim quant à la pertinence de son écriture analytique sur ces interactions.
Une critique complémentaire provient surtout d’auteurs dont le travail est centré sur l’histoire et la mémoire de l’extermination des juifs occidentaux. Que Snyder déplace le centre de gravité de la Shoah vers l’Est, nul ne le conteste vraiment. Néanmoins des interrogations continuent à se poser. Ainsi Henry Rousso, tout en reconnaissant le « saut historiographique majeur » de Terres de sang, soulève cette question :
« Pourquoi Hitler, si tant est qu’il est le seul à entrer en ligne de compte, décide-t-il […] de tuer aussi les Juifs de France, de Belgique ou de Hollande – ces derniers ayant été exterminés dans des proportions équivalentes (75 %) à celles des territoires de l’Est ? […] Comment passe-t-on, fin 1941, d’une logique principalement territoriale – la conquête de l’espace vital – à une logique principalement raciale, laquelle ne concerne plus seulement l’espace oriental ? Et quelle a été l’influence indirecte de l’interaction germano-soviétique à ce moment-là sur le sort des Juifs occidentaux ? ».
Dans les nombreux débats et forums de discussion autour de son livre, Snyder n’a pas manqué de réagir à certaines de ces critiques, y compris dans l’entretien qu’il nous a accordé. Son nouveau projet est d’écrire une histoire générale de l’Holocauste à partir de son épicentre : les territoires de l’Europe orientale.