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Le musée invisible

À propos : Vincent Antonin Lépinay, Art of Memories. Curating at the Hermitage, New York, Columbia University Press, 2019.


par Yaël Kreplak , le 3 février 2020


Dispositif de visibilité, le musée repose pourtant sur un ensemble de tâches invisibles. L’ouvrage de V.A. Lépinay prend le musée de l’Ermitage comme terrain d’enquête et donne à voir le travail scientifique effectué sur les collections, de leur constitution à leur présentation au public.

En 2002, dans L’Arche russe, Alexandre Sokourov faisait entrer les spectateurs de son film dans le Palais de l’Ermitage, à travers un long plan séquence suivant, de couloirs en salles de réception, toute une galerie de personnages de l’histoire de la Russie. Près de vingt ans plus tard, le livre de Vincent Antonin Lépinay offre une nouvelle plongée dans l’ancien Palais d’hiver impérial, vu d’une tout autre perspective : celle de la conservation de ses trésors par ses « gardiens », dans un palais devenu un des plus célèbres musées du monde.

Art of Memories. Curating at the Hermitage s’apparente ainsi davantage aux documentaires qui, à l’instar de National Gallery de Frederick Wiseman (2014) par exemple, nous ont ouvert le quotidien des institutions muséales : accrochage de tableaux, balayage des salles d’exposition, surveillance des visiteurs, réunions d’équipe… En suivant, au fil des chapitres, conservateurs, restaurateurs et guides du musée, l’ouvrage de V. A. Lépinay resserre la focale sur le travail scientifique effectué sur les collections : comment elles sont constituées, étudiées et présentées au public.

V. A. Lépinay le formule dès l’ouverture du livre : c’est à la faveur d’une rencontre avec son directeur que le musée s’est offert à lui comme un terrain d’enquête. Un Français en Russie, spécialiste des systèmes financiers, venu travailler au Centre d’études des sciences et techniques nouvellement créé à l’Université européenne de Saint-Pétersbourg : le récit que fait V. A. Lépinay des circonstances de son enquête contribue à la longue histoire des échanges intellectuels franco-russes et à la compréhension du contexte post-soviétique – à travers, notamment, la mention du rôle du prikaz (p. 241), cet ordre de mission officiel, qui lui ouvre, littéralement, mais pas toujours sans difficulté, les portes du musée.

Ces circonstances n’ont rien d’anodin. Fidèle aux principes des études de sciences et techniques, V. A. Lépinay met au cœur de son analyse le rôle des documents, la problématique de l’accès, la présentation de soi, le contexte de production du savoir dans la façon dont le musée de l’Ermitage définit et accomplit ses missions. C’est là l’ambition, revendiquée, de l’ouvrage : « experimenting with the Hermitage » (p. ix), autrement dit, faire du musée le terrain d’une expérience de recherche qui consiste à mettre à profit les apports croisés des études de médias, des études des organisations et des études de sciences et techniques, pour élaborer une conception du musée comme « technologie de visibilité » (p. 238), polarisée entre exposition de ses collections et préservation des secrets de leur conservation.

L’œil de l’Ermitage, histoire d’une exception

Palais impérial devenu musée national en 1917, enclave culturelle sous le régime communiste, musée aux 2000 employés et 2,5 millions d’objets, mêlant trésors de l’Empire russe et chefs d’œuvre de l’art occidental, fréquenté par une masse de touristes du monde entier : par son histoire, l’Ermitage se présente comme une « exception » (p. 1). En envisageant le musée comme une « boîte » (image chère à la sociologie des sciences), qui s’est fermée puis ouverte au gré des événements politiques, V. A. Lépinay interroge les rapports aux objets des collections qui se sont ainsi élaborés : entre protection et exposition, entre préservation et circulation.

Comment s’est formé, dans ce contexte, « l’œil » des professionnels du musée ? Comme l’explique V. A. Lépinay, la période soviétique a favorisé le développement de ce qu’il qualifie de culture « non professionnelle » (« unprofessionalism », p. 143) de la conservation : du fait d’un accès restreint aux normes et standards de la profession, comme ceux développés par le Conseil international des musées (ICOM) créé en 1946, c’est au contact quotidien des œuvres et en référence à des sources internes que les employés de l’Ermitage ont développé leurs connaissances et structuré leurs pratiques. Apparaissent ainsi, dans les fragments d’entretien, de grandes figures du musée : restaurateurs légendaires pour leur virtuosité technique ou conservateurs célèbres pour leur érudition. La terminologie employée restitue la façon dont les professionnels envisagent la singularité de leur position : hormis la catégorie générale de « Hermitager  », qui englobe tous les employés, il faut mentionner les « keepers », soit les gardiens des collections, dont les missions s’apparentent à celles des conservateurs (acquérir, étudier et exposer), ou encore les « methodologists », anciens « keepers » en charge de la formation intensive des guides du musée (qui fait l’objet de belles pages au chapitre 5).

Un fait rend bien compte des enjeux liés à la valorisation de cette culture interne au musée et à sa transmission : la décision prise par le directeur, au début des années 1990, d’autoriser les membres du personnel à ne jamais partir à la retraite (p. 2-3). Dans les termes de V. A. Lépinay, il apparaît alors que le musée collectionne et conserve tout autant des objets que les personnes qui conservent ces objets. Or, le développement des collections, le renouvellement du personnel et sa professionnalisation, l’ouverture du musée à l’international, transforment cette configuration : d’un fonctionnement artisanal à une organisation scientifique, tendant à la normalisation et la standardisation.

Un laboratoire des transformations de l’histoire de l’art

Une autre particularité de l’Ermitage, soulignée à plusieurs reprises, est son statut revendiqué de centre de recherche, dont les 200 keepers sont les spécialistes de l’histoire de leurs collections. Comment se pratique la recherche au sein de l’Ermitage ? Art of Memories touche là un sujet d’actualité dans le monde des musées : celui de la valorisation de la part de recherche du travail patrimonial et des relations entre université et musée [1]. Sans négliger l’importance des politiques institutionnelles, l’intérêt de V. A. Lépinay se porte sur les modalités concrètes de production d’un savoir scientifique. Le musée est pour lui un terrain privilégié pour restituer la chaîne de production de l’histoire de l’art, telle qu’elle s’élabore et se diffuse dans les différents aspects du travail sur les collections : de la rédaction de notices pour des catalogues à la prise de parole dans des visites guidées, en passant par l’examen matériel des œuvres pour en réévaluer l’attribution à l’aide de nouvelles technologies d’analyse.

Le chapitre 2 mobilise à profit le champ des media studies [2] pour explorer les relations entre techniques de documentation et écriture scientifique, et réfléchir au statut de l’histoire de l’art, comme pratique des professionnels du musée et discipline académique. L’argument de l’ouvrage consiste à décrire le travail des professionnels comme une forme de proto-histoire de l’art, ou d’histoire de l’art « ascendante » (« from the collections up  », d’après le titre du chapitre 3), dont il s’agit de retracer les formes et les évolutions.

En envisageant la mise en place, au début des années 1970, de la base de données de gestion des collections comme un pivot, V. A. Lépinay examine surtout les mutations de deux opérations intellectuelles majeures du travail de la conservation : la classification et la description. Ainsi qu’il l’explique, auparavant, le travail de la conservation reposait principalement sur les savoirs détenus par les personnes en charge des différents secteurs de la collection, communiqués de façon sélective et, pour l’essentiel, par voie orale. Avec la base de données, ces savoirs individuels deviennent autant d’informations partagées ; la culture orale se voit supplantée par l’importance de l’inscription des informations dans la base ; et enfin, à l’art de la description des œuvres se substitue le travail de renseignement de mots-clés… En outre, du fait du volume croissant des collections (avec les nouvelles acquisitions chaque année), la base de données s’impose comme un outil incontournable pour gérer à distance les collections, dont l’essentiel se trouve stocké en réserve.

V. A. Lépinay traite ici d’une problématique classique des études de sciences et techniques : celle des effets de la standardisation impliquée par l’informatisation sur l’organisation des savoirs [3]. Toutefois, la spécificité des collections d’art – des objets le plus souvent uniques, dont la valeur, historique, esthétique et économique, tient à cette unicité – l’incite à problématiser plus avant les effets de ce découplage du savoir sur les collections de l’observation des collections, à travers une réflexion sur la notion d’attachement.

L’attachement aux collections

Qui est le plus proche des œuvres des collections ? Le keeper, qui fait le choix de leur acquisition et de leur exposition ? Le restaurateur, qui peut les toucher et les examiner à loisir lorsqu’il intervient dessus ? Ou encore le guide, qui chaque jour, s’arrête devant elles pour les présenter au public ? La question des mérites comparés, sous cet angle, des différentes professions du musée traverse l’ensemble du livre, qui examine les formes de proximité (voire d’intimité) aux œuvres et les modalités de leur appropriation. Ce faisant, il ne s’agit pas seulement de documenter la concurrence entre professions patrimoniales – comme le fait la sociologie des professions [4] –, mais aussi de proposer un autre cadre d’analyse, sensible à la dimension affective et morale des rapports aux objets patrimoniaux.

Qu’est-ce qui lie le personnel du musée à ses objets ? Comment ces liens se manifestent-ils et de quelle nature sont-ils ? Le chapitre 4, consacré aux restaurateurs, explore cette question, à travers une réflexion sur ce que V. A. Lépinay définit comme différentes formes de « modestie ». Le travail de la restauration implique en effet de prendre soin des objets de façon discrète, puisqu’une bonne restauration doit pouvoir être appréciée sans se rendre visible – sinon aux yeux de pairs, qui peuvent d’ailleurs être amenés à « dé-restaurer ». Ce travail implique aussi de choisir, parfois, de ne pas intervenir, quand l’état des savoirs et des techniques ne le permet pas encore, et de laisser à d’autres la responsabilité du traitement, le moment venu.

À travers cette caractérisation de l’ethos professionnel des restaurateurs, V. A. Lépinay ouvre à une réflexion renouvelée sur « l’amour de l’art » : celui des professionnels en charge de sa préservation et de sa transmission, présentés comme un public privilégié des œuvres – y compris de celles qui ne sont pas exposées et auquel il est parfois le seul à avoir accès. Le chapitre 6, le plus théorique, problématise ainsi les relations parfois troubles qui s’élaborent entre la part visible et la part invisible des collections, et clôt l’ouvrage par une réflexion sur « la relation complexe que les musées entretiennent entre secret et visibilité » (p. 238).

De l’histoire de la constitution des collections à la gestion des flux de touristes par les guides, en passant par l’organisation de la base de données : Art of Memories embrasse largement les multiples aspects de la vie de l’Ermitage. On peut regretter que, ce faisant, l’ouvrage aille parfois trop vite, en sacrifiant notamment la description des œuvres qui occupent les personnels, la présentation détaillée de leurs activités ou encore des espaces du musée, qui ne sont qu’esquissés. Les exemples précis sont rares et l’ouvrage ne comporte presque aucune image : quelques graphiques (support des analyses quantitatives sur la circulation des œuvres et des personnes), mais seulement deux reproductions d’œuvres (en noir et blanc).

On peut regretter, aussi, que l’auteur ne discute pas, ou très peu, la littérature existante sur le travail de la conservation : les travaux des museum studies (rapidement évoqués p. 18), certaines études en anthropologie du patrimoine, ou les travaux, pourtant proches des problématiques de l’ouvrage, qui, au sein des études de sciences et techniques, analysent également les conditions de mise en visibilité des objets et les infrastructures de leur conservation [5]. La mise en perspective des observations aurait sans doute permis d’atténuer les effets d’une tension entre, d’un côté, la valorisation de la singularité du cas de l’Ermitage (son caractère « extraordinaire »), et de l’autre, une tendance à la montée en généralité sur le fonctionnement des musées, qui semble parfois un peu rapide.

Mais ces défauts sont le revers des qualités principales de l’ouvrage : la grande fraîcheur du regard porté sur le monde muséal et l’inventivité conceptuelle mise en œuvre pour en rendre compte. Voir le musée comme un laboratoire, comme une boîte, comme une infrastructure : Art of Memories ouvre des pistes, dont il sera intéressant de voir comment elles seront saisies par les spécialistes et les professionnels du patrimoine. Nul doute, en attendant, que l’enthousiasme sensible de l’auteur pour son objet saura gagner les lecteurs de ce récit vivant de la fabrique des collections muséales.

Vincent Antonin Lépinay, Art of Memories. Curating at the Hermitage, New York, Columbia University Press, 2019.

par Yaël Kreplak, le 3 février 2020

Pour citer cet article :

Yaël Kreplak, « Le musée invisible », La Vie des idées , 3 février 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Vincent-Antonin-Lepinay-Art-Memories-Curating-Hermitage

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Notes

[1En témoigne, en France par exemple, la multiplication dans les années 2010 des laboratoires d’excellence (Labex) associant laboratoires de recherche et musées pour développer le champ des études sur le patrimoine, largement soutenu par le Ministère de la Culture et de plus en plus médiatisé.

[2Voir en particulier, dans ce champ, les travaux de Lisa Gitelman, dont l’ouvrage Paper Knowledge : Toward a History of Media Documents (Durham, Duke University Press, 2014), examine les enjeux liés aux formats et modalités de circulation de différents types de technologies documentaires (documents pdf, imprimés administratifs…).

[3Voir notamment les travaux pionniers de Geoffrey Bowker et Susan Leigh Star : Sorting Things Out. Classification and its Consequences, Cambridge, MIT Press, 1999.

[4Voir par exemple Léonie Hénaut, «  Capacités d’observation et dynamiques des groupes professionnels. La conservation des œuvres de musées  », Revue française de sociologie, vol. 52, 2011, p. 71-101.

[5Je pense en particulier aux travaux de Tiziana Beltrame sur la gestion des bases de données d’œuvres au musée du quai Branly et à ceux de Fernando Domínguez Rubio sur la maintenance des œuvres, avec l’exemple de la Joconde. Tiziana Beltrame, «  Un travail de Pénélope au musée : décomposer et recomposer une base de données  », Revue d’anthropologie des connaissances, vol 6, n° 1, 2012, p. 217-237  ; Fernando Domínguez Rubio, «  On the discrepancy of objects and things : an ecological approach  », Journal of Material Culture, vol. 21, n° 1, 2015, p. 59-86.

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