Recensé : Serge Audier, Néo-libéralisme(s) – une archéologie intellectuelle, Paris, Grasset, coll. « Mondes vécus », 2012, 628 p.
À lire et à nuancer absolument. Ainsi pourrait-on résumer le sentiment qu’inspire Néo-libéralisme(s) du philosophe Serge Audier. En dépit d’abondantes notes en bas de page qui tournent parfois au paratexte, cet ouvrage de plus de 600 pages se lit sans difficulté aucune, ce qui n’est pas le moindre des compliments que l’on peut lui adresser. Certes, on pourra regretter la prise en compte parfois lacunaire de la bibliographie, celle en allemand notamment. Il est également paradoxal qu’un auteur se réclamant de l’histoire des idées se contente souvent d’une restitution assez succincte de la doctrine néolibérale, consacre peu de temps à la situer dans la pensée économique, philosophique ou sociologique occidentale. Mais ayant fait l’effort d’investigations en archives, Serge Audier fait preuve d’un beau sens de la synthèse, d’une réelle capacité à brasser une foultitude de références et d’auteurs. Nombre d’entre eux sont d’ailleurs peu connus hors des milieux familiers du néolibéralisme. Néo-libéralisme(s) est donc à saluer comme l’une des rares réflexions globales sur une question complexe. Mais le lecteur est moins confronté à l’histoire linéaire d’un phénomène suivi de ses débuts à nos jours qu’à une tentative d’« archéologie intellectuelle ». Serge Audier entend là une réflexion sur les origines et la nature du néolibéralisme, privilégiant les années 1930-1960 au détriment des périodes plus récentes de l’histoire déjà longue du néolibéralisme qui, sans être négligées, sont moins évoquées pour elles-mêmes qu’elles ne servent l’analyse de ses moments fondateurs. On remonte donc aux sources, à la pensée des Rougier, Lippmann, Hayek, Röpke, Simons et autres Eucken. Tant mieux, le voyage est passionnant.
Pour une « vision résolument plurielle » du néolibéralisme
La lisibilité de Néo-libéralisme(s) est encore renforcée par la thèse forte que son auteur martèle à de nombreuses reprises. En résumé, le néolibéralisme n’est pas ce que l’on en dit habituellement dans les médias, mais également dans de nombreux ouvrages. Serge Audier dénonce en particulier ce qu’il présente comme une historiographie de gauche simpliste se réclamant des grilles de lecture marxiste, bourdieusienne ou foucaldienne. Mais il s’en prend également aux penseurs qui font de la contre-culture l’un des sources du néolibéralisme. Réitérées tout au long de l’ouvrage, ces critiques remplissent une importante fonction rhétorique, offrent un horizon de référence négatif en fonction duquel, par contraste, l’auteur peut développer à foison son propre argumentaire. Contrairement à ce que beaucoup affirment, le néolibéralisme ne serait pas un, mais multiple. De fait, Serge Audier a raison de rejeter les représentations trop présentistes du néolibéralisme, de l’ancrer dans son épaisseur historique, de récuser toute approche « essentialiste » postulant « une sorte de néolibéralisme éternel » (p. 55). L’historien se trouve confronté à une nébuleuse idéologique qui, loin de se résumer au libéralisme radical de Friedrich von Hayek, Milton Friedman et de leurs épigones, renvoie à des conceptions variées de l’économie et de la société. Serge Audier promeut une « vision résolument plurielle » du néolibéralisme afin de le « deshomogénéiser » (p. 585).
Le néolibéralisme a un moment fondateur, le colloque Walter Lippmann, qui s’est déroulé à Paris en août 1938. Là, quelques dizaines d’intellectuels, de hauts fonctionnaires et de patrons ont discuté la perspective de refondation du libéralisme tracée par le journaliste américain Walter Lippmann dans son livre The Good Society (La Cité libre) [1]. De cette réunion, Serge Audier rappelle toute la diversité. Les positions très libérales de Ludwig von Mises ou Friedrich von Hayek sont alors contrebalancées par des critiques bien plus sévères du libéralisme classique. Outre Walter Lippmann, l’auteur évoque également le philosophe Louis Rougier, l’organisateur de la manifestation. Les deux hommes plaident la refondation en profondeur d’un vieux libéralisme qu’ils rendent responsable de bien des maux et accusent de conduire à la catastrophe par son impuissance à se régénérer. La présence de patrons réformateurs tels qu’Auguste Detoeuf ou Louis Marlio dit la difficulté de réduire le colloque Walter Lippman à une simple préfiguration du libéralisme de facture anglo-saxonne qui triompha par la suite.
Cette impulsion originelle a eu une postérité complexe à décrypter, nous dit Serge Audier. Il faut en finir avec la vision présentant la société du Mont Pèlerin, qui naît en Suisse en avril 1947, comme le simple prolongement du colloque Walter Lippmann. Dans la nouvelle organisation, qui rassemble jusqu’à aujourd’hui la fine fleur de l’intelligentsia néolibérale, jouant le rôle de centre nerveux de toute une nébuleuse de think tanks qui n’a cessé de se développer depuis les années 1950, l’influence de Hayek, qui est à son origine, est d’emblée sensible, marquant une distance par rapport à ce néolibéralisme des origines dont le colloque Walter Lippmann a permis une première formalisation confuse mais tangible. Mais Serge Audier souligne aussi l’hétérogénéité de la Société du Mont Pèlerin. Il faut lui savoir gré d’évoquer l’important courant néolibéral européen continental, ses représentants allemands en particulier. Avec raison, une large place est faite aux économistes Walter Eucken, le chef de file de l’ordolibéralisme, et à Wilhelm Röpke, son collègue qui s’est installé à Genève en 1937. Là, au sortir de la guerre, il s’affirme aux côtés de Hayek comme le principal acteur de l’effort d’organisation qui débouche sur la réunion du Mont Pèlerin.
Or les néolibéraux allemands, ainsi que nombre de leurs camarades français ou italiens, ne se sentent pas complètement en phase avec Ludwig von Mises, Friedrich von Hayek, Fritz Machlup, Milton Friedman ou Bruno Leoni. Röpke notamment est présenté comme le défenseur d’une conception plus interventionniste du néolibéralisme. En faisant de la lutte contre les monopoles leur priorité, les ordolibéraux allemands seraient aux antipodes du néolibéralisme pur et dur de facture anglo-saxonne. Au sein de la nébuleuse néolibérale, il y a donc des tensions, qui débouchent sur un véritable conflit au sommet de la Société du Mont Pèlerin à la fin des années 1950. C’est ce que l’on a appelé l’affaire Hunold. Président depuis la fondation, Hayek est confronté à la contestation d’Albert Hunold, secrétaire de l’organisation lui aussi depuis la fondation, mais partisan de la variante européenne et « modérée » du néolibéralisme, soutenu dans sa fronde par plusieurs poids lourds, Röpke en tête. La crise se termine par une défaite en rase campagne pour Hunold, Röpke et leurs soutiens, qui démissionnent tous de la Société au début de 1962. La voie est désormais libre pour un néolibéralisme pur et dur moins interventionniste, moins soucieux de la question sociale. Certes, des clivages subsistent, dont Serge Audier rend compte, imputables à des différences idéologiques et épistémologiques entre représentants du néolibéralisme plus ou moins libertariens, tenants d’une approche miséenne et hayékienne et adeptes d’une lecture plus friedmanienne de l’économie. Mais ils n’ont pas la même importance que les précédents qui ont conduit à la marginalisation de la variante européenne du néolibéralisme, qui serait de nos jours occultée au profit d’une relecture appauvrissante d’une idéologie réduite à sa variante la plus radicale. Ainsi va l’ouvrage de Serge Audier, soucieux de restituer cette diversité progressivement perdue de vue du néolibéralisme des origines. Les visions de Walter Lippmann, Louis Rougier, Maurice Allais ou Wilhelm Röpke n’auraient rien à voir avec ce que l’on présente aujourd’hui comme le néolibéralisme et avec la réalité du capitalisme contemporain. Wilhelm Röpke n’aurait en « rien dessiné par avance notre monde », il ferait même partie des « vaincus de l’histoire » (p. 597).
Lecture philosophique vs lecture sociologique ?
Une lecture stimulante donc. Mais la thèse maîtresse de l’ouvrage, à savoir l’existence de contradictions majeures au sein d’un néolibéralisme dont on aurait exagéré la cohérence et l’ultralibéralisme, est-elle pour autant recevable ? En partie seulement. Notons déjà que Néolibéralisme(s) fait parfois preuve d’une virulence qui laisse perplexe. Non pas qu’il faille s’en tenir à un filet d’eau tiède par peur de déplaire ou au nom d’un improbable consensus. La critique de Michel Foucault par Serge Audier est ainsi un correctif bienvenu au concert de louanges qui entoure habituellement les considérations sur le néolibéralisme à vrai dire peu abouties et peu documentées que le célèbre philosophe a faites en 1979, dans le cadre de son cours au collège de France [2]. Plus globalement, sur un sujet aussi sensible, il faut situer idéologiquement les argumentaires en présence avant d’en tester la pertinence. Sans nul doute, on peut s’interroger sur l’usage extensif souvent fait à gauche de l’étiquette néolibérale pour y ranger intellectuels, mouvements et politiques qui n’en font pas nécessairement partie. Mais le lecteur peut être choqué par le traitement que Serge Audier réserve à certains auteurs.
François Denord est ainsi éreinté dans de nombreuses notes qui, sans discuter réellement ses travaux, en suggèrent une vision très négative. Le sociologue français est pourtant un spécialiste du néolibéralisme français dont il a restitué la complexité, soulignant la variété des positions défendues lors du colloque Walter Lippmann, évoquant longuement Louis Rougier, concluant que « certains des conflits qui émaillent par la suite l’histoire du néolibéralisme se dessinent d’ores et déjà » [3]. Il a également analysé la crise au sommet de la société du Mont Pèlerin [4]. Bref, on retrouve chez Serge Audier bien des éléments déjà mis en avant par François Denord et l’on comprend mal, dès lors, le traitement infligé à ce dernier. Le politologue allemand Ralf Ptak voit également ses thèses sur l’ambivalence des penseurs ordolibéraux sous le nazisme caricaturées en un portrait sans nuance d’économistes nazifiés [5]. Ce qui irrite d’autant plus que Serge Audier, de son côté, néglige la dimension antiparlementaire voire antidémocratique des textes fondateurs de l’ordolibéralisme allemand rédigés dans le courant des années 1930 par Alexander Rüstow, Walter Eucken ou Franz Böhm.
De manière plus générale, la posture globale de dénonciation de toute une historiographie accusée de sombrer dans une « sociologie complotiste » (p. 42) et dans un « sociologisme étroit » (p. 222) semble excessive car caricaturale, quand elle n’est pas incohérente. Le politologue et journaliste suisse Yves Steiner se voit ainsi reprocher à la page 337 de faire un portrait très schématique d’Albert Hunold avant d’être distingué à la page 586 comme l’un des rares chercheurs de la jeune génération à échapper à la médiocrité supposée de la recherche récente sur le néolibéralisme. Enfin, s’il est prompt à pourfendre l’historiographie critique ou considérée comme telle, Serge Audier se montre en revanche moins disert sur l’abondante historiographie de sensibilité libérale ou conservatrice. Cette dernière n’est pas nécessairement à rejeter, mais nécessite au moins autant de précautions que l’historiographie plus à gauche [6]. Le grand récit du valeureux combat mené par les défenseurs de la « liberté » contre l’hydre du « collectivisme » aurait mérité une évaluation critique.
Mais l’essentiel n’est pas là. C’est la démarche même de Serge Audier qui n’emporte pas totalement l’adhésion. Elle consiste à revenir sur une longue série d’intellectuels et de pensées afin de déterminer leur degré de parenté avec les idées de facture hayékienne ou friedmanienne. Si le souci de casser les représentations simplificatrices du néolibéralisme est justifié, Néolibéralisme(s) nous semble à l’inverse pêcher par un excès de déconstructivisme. In fine, on peut légitiment se demander si le néolibéralisme existe et quels sont ses contours. D’autant plus que Serge Audier observe qu’il a signifié bien des réalités aux yeux de bien des observateurs, certains voyant même Keynes comme l’un de ses représentants ! Pour le lecteur, l’effet de brouillage est total. Serge Audier distingue néanmoins, non sans raison, entre un premier et un second néolibéralisme. Mais la présentation qu’il fait de l’un et de l’autre dénie en dernière analyse toute pertinence à cette dénomination. Le premier néolibéralisme est une nébuleuse disparate rassemblant tant bien que mal des intellectuels qui divergent plus qu’ils ne convergent. Après l’affaire Hunold, la crise qui secoue la société du Mont Pèlerin comme conséquence de cette hétérogénéité, le néolibéralisme acquiert il est vrai plus d’unité. Mais, interroge Serge Audier, s’agit-il encore du néolibéralisme tel que l’entendaient Lippmann, Rougier ou Röpke ? Sa réponse est négative. Au final, la notion de néolibéralisme renvoie à tant de conceptions différentes que l’auteur n’en présente pas véritablement de définition, ce qui revient à lui refuser toute pertinence pour caractériser un positionnement idéologique et militant qui constitue pourtant une réalité tout à fait tangible des années 1930 aux années 2000.
Ce minimalisme analytique renvoie à la conception de l’histoire qui le sous-tend. Serge Audier se revendique en effet de l’ « histoire intellectuelle », qui relève à ses yeux d’une perspective plus « philosophique que sociologique ». Il en résulte une compréhension du néolibéralisme qui est d’abord celle de ses textes. Ces derniers renvoyant à des contenus programmatiques jugés très différents, Serge Audier en conclut à son hétérogénéité fondamentale. Si l’on peut souscrire à son constat que l’histoire du néolibéralisme ne peut se réduire à sa sociologie, elle ne peut pour autant se limiter à sa pensée. L’histoire des intellectuels n’est pas l’histoire des idées. Analyser le néolibéralisme implique de mobiliser l’histoire sociale et culturelle des sciences et des intellectuels, d’étudier ses grandes figures à l’aune de la problématique de l’engagement, de s’interroger sur les réseaux et les relais qu’elles mobilisent, de mesurer sa capacité à influencer décideurs et politiques, de raisonner en terme d’histoire transnationale pour évaluer des phénomènes comme l’exil, la circulation des savoirs, la montée en puissance de l’expertise, le rôle croissant des économistes, etc.
Ces dimensions ne sont il est vrai pas toutes absentes de Néo-libéralisme(s). Serge Audier évoque, on l’a vu, la Société du Mont Pèlerin, apporte des éclairages bienvenus encore que succincts sur l’Institute of Economic Affairs britannique et d’autres think tanks aux États-Unis. Mais ces développements n’ont pas de réelle portée explicative. L’important reste l’étude des idées et leur confrontation les unes par rapport aux autres. Or une mouvance intellectuelle et idéologique ne se réduit pas aux textes de ses théoriciens. On peut d’ailleurs s’interroger sur la signification à accorder aux divergences entre tel ou tel auteur. Il n’existe guère de mouvements pouvant se réclamer d’une réelle homogénéité doctrinale. Ce qui fait la réalité du néolibéralisme au-delà de ses divergences et de ses évolutions, c’est son existence en tant que rassemblement d’intellectuels, de lobbyistes, de journalistes qui s’incarne dans de multiples organisations et de nombreuses initiatives visant à exercer une influence. Mais Serge Audier fait largement abstraction du néolibéralisme réellement existant comme phénomène culturel, militant et in fine politique. Du coup, focalisé sur des divergences théoriques dont il tend par ailleurs à exagérer la portée comme la signification, il minimise à l’excès, du moins est-ce notre sentiment, ce qui fait l’unité du néolibéralisme au-delà de sa diversité. Sa perception d’un certain nombre d’intellectuels, notamment Wilhelm Röpke, illustre les limites de sa démarche.
Röpke contre Hayek ?
Reconnaissons malgré tout à Serge Audier le mérite de braquer les projecteurs sur cet intellectuel encore relativement peu connu, alors qu’il a joué un rôle central dans l’histoire du néolibéralisme. Mais le portrait qu’il en brosse apparaît caricatural. Il est délicat d’affirmer que le « profil idéologico-économique et politique de Röpke restait très profondément différent de celui de Hayek » (p. 225). Loin de différer l’un de l’autre, le projet porté par Röpke au sortir de la guerre d’une grande revue internationale, Occident, qui avortera, et celui de Hayek d’une société, qui aboutira à la fondation du Mont Pèlerin, se recoupent largement. Loin de reprocher à Hayek d’amalgamer social-démocratie et nazisme, Röpke l’approuve pleinement et défend le même point de vue [7]. Considérer Röpke comme « un ardent défenseur d’une réduction des inégalités entre les plus riches et les plus pauvres » (p. 597) déforme considérablement le projet de société d’un intellectuel antiprogressiste au contraire soucieux de préserver la position des élites en défendant le droit à l’héritage et en dénonçant la démocratisation de l’éducation accusée d’accentuer la fluidité sociale. Röpke est beaucoup moins modéré et beaucoup plus radical que ne le suggère Serge Audier. Au-delà des deux leaders du premier néolibéralisme, il ne faut pas non plus exagérer les différences qui existent au lendemain immédiat de 1945 entre d’un côté l’école de Chicago et de l’autre les représentants du néolibéralisme européen, notamment les ordolibéraux. Même Friedrich von Hayek, dans sa célèbre Route de la servitude de 1944, plaide pour un nouveau libéralisme distinct du laissez-faire traditionnel et jugé impensable sans un « cadre juridique intelligemment conçu » [8]. Le néolibéralisme d’alors est globalement moins libéral et plus « interventionniste » qu’il ne le sera par la suite. Il faut en effet le contextualiser dans le cadre plus général d’une crise profonde du libéralisme qui rend délicate sa réhabilitation pure et simple.
Certes, il y a des écarts au sein de la nébuleuse néolibérale. Serge Audier pointe avec raison les extrêmes que représentent l’ultralibéral autrichien Ludwig von Mises et le sociologue allemand Alexander Rüstow. Néolibéraux de facture anglo-saxonne et de sensibilité plus européenne divergent dans les années 1950 sur la question des monopoles, notamment lors de l’adoption, en Allemagne de l’Ouest, d’une législation visant à les contrôler. Mais avec le temps qui passe, c’est le néolibéralisme dans son ensemble qui devient plus antiétatiste. Dès le début des années 1950, Wilhelm Röpke doute de la nécessité d’étatiser certaines entreprises assurant des missions de services collectifs, qu’il affirmait pourtant quelques années auparavant. À la fin de la décennie, le seul monopole qui le préoccupe encore est celui que les syndicats sont accusés d’exercer. Délaissant les milieux idéologiques, les organisations militantes et les réseaux politico-médiatiques qui permettent l’affirmation du néolibéralisme, Serge Audier n’évoque pas les nombreux contacts de Wilhelm Röpke avec les cercles les plus antiétatistes, en Suisse, en Allemagne, en France, mais également aux États-Unis, où organisations et patrons farouchement partisans de la libre entreprise sollicitent ses conseils. Il faut également relativiser les tensions au sein de la Société du Mont Pèlerin. La crise qui la secoue renvoie moins à des divergences, réelles mais à nuancer, qu’à des querelles de personnes. Bien des néolibéraux allemands, Franz Böhm, également Erich Welter, l’influent directeur de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, et, last but not least Ludwig Erhard, ne quittent d’ailleurs pas la société. Parmi ceux qui ont démissionné, certains la réintègrent rapidement, à l’instar de Karl Brandt. Wilhelm Röpke aurait sans doute fait de même s’il n’était pas mort prématurément en 1966.
L’affaire Hunold est-elle malgré tout le révélateur d’un clivage entre un néolibéralisme radical de facture anglo-saxonne et un néolibéralisme européen plus « modéré » ? L’usage des guillemets s’impose : Wilhelm Röpke, Karl Brandt, Helmut Schoeck et quelques autres incarnent à bien des égards une variante non pas plus modérée mais plus virulente du néolibéralisme, professant un anticommunisme pur et dur, une vision ultraconservatrice du monde social et une conception très propagandiste du néolibéralisme. Quoi qu’il en soit, l’élection de Hayek en 1962 à l’université de Fribourg, lieu emblématique de l’ordolibéralisme, là où a enseigné Walter Eucken, illustre la réalité du néolibéralisme comme mouvance au-delà de tous les clivages. Hayek est également membre du comité de rédaction d’ORDO, la revue des ordolibéraux, depuis sa fondation.
Le néolibéralisme au singulier existe bel et bien
Ce qui unit les néolibéraux est donc plus important que ce qui les divise. Il faut prendre la mesure de l’ensemble des thématiques brassées par le néolibéralisme au-delà de la seule économie. La dénonciation du « collectivisme » sous toutes ses formes rassemble dans une même dynamique des intellectuels, des journalistes, des lobbyistes soucieux de parer la « menace communiste », de pourfendre l’État-providence, de dénoncer l’aide au développement, de contester l’intelligentsia « progressiste », etc. C’est dans ses combats que la nébuleuse néolibérale puise sa cohésion au-delà de divergences théoriques dont elle s’accommode. Si Serge Audier a raison d’évoquer la dimension conservatrice de la pensée de Wilhelm Röpke ainsi que ses liens avec le conservatisme américain, il subordonne ce constat à sa problématique déconstructiviste qui minimise à l’excès la cohérence du néolibéralisme. Dans sa perspective, libéralisme et conservatisme forment aux États-Unis deux univers qu’opposent des différents idéologiques difficilement surmontables. Proche de Russell Kirk, l’une des têtes de file du nouveau conservatisme américain des années 1950, Röpke serait ainsi à des années-lumière de Hayek, en viendrait même, de concert avec son camarade conservateur, à réhabiliter Keynes, ce qui n’est absolument pas le cas. Si des divergences existent indubitablement aux États-Unis entre libéralisme (au sens européen du terme) et conservatisme, l’analyse des réseaux et des médias montre les liens entre ces deux univers. La National Review et Modern Age, les deux revues du renouveau conservateur américain, ouvrent ainsi largement leurs pages aux auteurs et aux idées libérales.
Conservateurs et libéraux se retrouvent également dans les mêmes organisations. La Philadelphia Society fondée en 1964, que Serge Audier qualifie d’« ultralibérale » (p. 391), présente un profil libéral-conservateur. Parmi ses membres, les libéraux Friedrich von Hayek, Henry Hazlitt et Ronald A. Coase côtoient les conservateurs Russell Kirk, Erik von Kuehnelt-Leddihn, Eric Voegelin et Henry Regnery. Son programme, qui veut « approfondir les fondations intellectuelles d’une société libre et ordonnée et mieux connaître les principes de base et ses traditions », dit le syncrétisme entre valeurs conservatrices et libérales auquel aspirent bien des représentants de la nébuleuse libérale-conservatrice en ébullition à partir des années 1950. Ainsi s’explique le succès de Wilhelm Röpke outre-Atlantique. L’économiste et sociologue allemand incarne la double dimension du néolibéralisme, à la fois antiétatiste et conservateur. Sur un plan plus strictement doctrinal, il convient également de ne pas sous-estimer les convergences entre les différentes composantes du néolibéralisme. Serge Audier souligne avec justesse que Frédéric Bastiat est incontournable pour les néolibéraux les plus radicaux et les plus antiétatistes. En 1950, la Foundation for Economic Education, un think tank américain d’orientation clairement (néo)libérale, fait paraître une version anglaise de La loi. Mais Wilhelm Röpke se réfère lui aussi très positivement à l’économiste français, citant sa fameuse formule suivant laquelle l’« État, c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde ». Il est d’ailleurs en relation suivie avec la Foundation for Economic Education, qui le sollicite pour intervenir à un séminaire près de New York en 1955, aux côtés notamment de Ludwig von Mises. Quant à la traduction anglaise de La loi, elle a bénéficié des conseils de Bertrand de Jouvenel.
On le voit, l’étude croisée des idéologies, des réseaux et des mobilisations permet de conclure que s’il est légitime de parler des néolibéralismes au pluriel, le néolibéralisme au singulier existe bel et bien. Dès la sortie de la guerre, il présente une homogénéité dans la radicalité qui le distingue de nombre de partis libéraux, accusés de faire preuve de mansuétude face au communisme, ou d’organisations comme l’Internationale libérale, jugée trop molle. Ce néolibéralisme incarnant une ligne intransigeante se réclame jusqu’à aujourd’hui de ses pères fondateurs. Contrairement à ce que suggère Serge Audier, Röpke et d’autres ne sont pas occultés de la mémoire néolibérale, même s’ils sont moins visibles que Hayek ou Friedman. On assiste même à un revival Röpke. En 2007, un Wilhelm-Röpke-Institut a vu le jour à Erfurt. Encore un think tank néolibéral de plus. Parmi ses membres figure Hans-Jörg Hennecke, un politologue allemand biographe de Röpke qui est également membre de la Friedrich-von-Hayek-Gesellschaft et auteur d’une biographie de Hayek [9]. Pour cet intellectuel néolibéral, il n’y a pas contradiction entre ces deux figures fondatrices du néolibéralisme, même s’il reconnaît les nuances qui les distinguent. Plus généralement, l’historiographie et la militance néolibérales mobilisent Röpke comme Hayek pour dénoncer aujourd’hui comme hier les travers supposés du Welfare State et de l’étatisme. Dans un article d’août 2005 publié dans Die Welt, le quotidien libéral-conservateur allemand, Hans-Jörg Hennecke se fait militant, tonne contre l’ « interventionnisme de l’État-providence », l’« égalitarisme omniprésent » et le « rationalisme ennemi de la tradition » en des termes proches de ceux utilisés un demi-siècle plus tôt par Wilhelm Röpke [10].
Là encore, on est très loin d’un néolibéralisme « modéré » qui serait à opposer à un néolibéralisme pur et dur de tradition anglo-saxonne. Ce néolibéralisme plus « progressiste » dont Serge Audier cherche tout au long de son ouvrage à restituer la teneur apparaît comme une réalité assez improbable. Il se limite au mieux à quelques figures et ne coïncide pas, en tout cas, avec le néolibéralisme réellement existant comme mouvement structuré à une échelle internationale et dont les prémisses ont pris la forme d’une mobilisation qui remonte au sortir de la Seconde Guerre mondiale voire à la fin des années 1930. Reste que Néo-libéralisme(s) constitue une réflexion stimulante, une saine mise en garde contre les relectures trop linéaires et homogénéisantes du phénomène néolibéral et, il faut le redire, une réelle réussite sur le plan de la synthèse, genre difficile s’il en est. Après celui de Christian Laval et Pierre Dardot publié en 2009, il traduit un certain engouement des éditeurs pour une histoire intellectuelle du néolibéralisme qui est indispensable à la compréhension de ce phénomène complexe [11]. Espérons qu’il sera durable.
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