Recensé : Johanna Bockman, Markets in the Name of Socialism. The Left-Wing Origins of Neoliberalism, Stanford, Stanford University Press, 2011
L’économie néoclassique est-elle néolibérale ? À l’aide d’un lourd travail d’archives et d’entretiens en Hongrie, en ex-Yougoslavie, en Italie et aux Etats-Unis, ainsi que d’une lecture patiente et détaillée de nombreux ouvrages d’économie, Johanna Bockman, Associate Professor à la George Mason University en Virginie, apporte une contribution originale aux débats sur les usages politiques des savoirs économiques, et contribue ainsi à une Sociology of Economics qui s’est fortement développée dans les dix dernières années, profitant de l’espace ouvert par la marginalisation, au sein des programmes universitaires, de la traditionnelle « histoire de la pensée économique » [1]. L’auteur montre que l’association pensée néoclassique/pensée néolibérale relève d’un malentendu lié à une méconnaissance des débats au sein de la science économique et à une grille de lecture des controverses entre économistes qui positionne ces derniers le long d’un axe pro-État/pro-marché. La remise en cause des dichotomies classiques dans lesquelles la science économique est souvent enfermée (socialisme v/ capitalisme, planification v/ marché, keynésianisme v/ monétarisme, etc.) permet ainsi à Johanna Bockman de ressusciter une série de modèles économiques définissant et évaluant l’efficacité de régimes socialistes de marché, et de revisiter l’histoire des transitions néolibérales en Europe de l’Est, en insistant sur le rôle d’ « espaces liminaux » où circulent et s’actualisent des nouvelles formes de savoirs économiques.
Marché, État et institutions
Marché, capitalisme, économie standard : ces trois catégories ne sont ni identifiables ni synonymes, soutient Bockman. Au contraire : la théorie néoclassique a fourni un langage et une méthode permettant de penser et de modéliser à la fois l’économie de marché et l’économie planifiée, la propriété privée et la propriété publique ou collective, les systèmes capitalistes et les systèmes socialistes. L’intérêt des économistes néoclassiques pour les modèles d’économie planifiée s’origine, selon Bockman, dans les débats économiques des années 1890, certains économistes comme Vilfredo Pareto ou Enrico Barone montrant alors qu’en théorie un régime socialiste peut être tout aussi efficace qu’un régime capitaliste si les prix sont fixés par un système d’équations spécifique – dont la résolution est cependant quasi impossible. Fortement remise en cause par Ludwig von Mises au début des années 1920, cette position donnera lieu à une littérature abondante sur l’efficacité comparée des systèmes capitalistes et socialistes. Bockman note également que certains économistes néoclassiques utilisent des modèles d’État socialiste comme un outil méthodologique leur fournissant des résultats applicables à des économies de marché, alors même que la plupart d’entre eux conteste le socialisme comme doctrine politique.
La révolution bolchevique amène une nouvelle vague de réflexions sur la pluralité des formes de socialisme à partir des années 1920. Certains économistes socialistes autrichiens et allemands (notamment Eduard Heimann, Carl Landauer, Emil Lederer, Franz Oppenheimer) critiquent alors le modèle de planification soviétique et appellent à la mise en place d’un socialisme reposant sur l’autogestion des entreprises et leur mise en concurrence sur un marché libre. En 1936, Oskar Lange, économiste polonais, définit un modèle de « socialisme de marché » dans lequel un État planificateur et propriétaire des moyens de production fixe les prix en reprenant des mécanismes de marché, et montre que l’allocation des biens est alors plus efficace que dans une économie capitaliste – le modèle servira de support à de nombreuses discussions entre économistes dans l’après-guerre. L’expérimentation de formes de socialisme alternatives au modèle soviétique en Europe de l’Est après la mort de Staline réactive et renouvelle ces débats : Bockman s’attarde surtout sur l’autogestion yougoslave et sur le « socialisme du goulash » en Hongrie (plus particulièrement, sur le « Nouveau mécanisme économique » lancé en Hongrie en 1968, qui transforme le fonctionnement du plan et libéralise certains prix). Elle montre que ces expérimentations (pour inachevées et incomplètes qu’elles soient) reposent sur, et stimulent en retour, l’élaboration de modèles économiques théoriques : la firme illyrienne de Benjamin Ward, la modélisation par Jaroslav Vanek de l’économie yougoslave, l’exploration des mécanismes de marché et d’incitation (mechanism design) par les économistes hongrois dans les années 1950 et 1960.
Dès lors, avance Bockman, ce qui divise les économistes n’est pas tant un clivage entre interventionnisme et marché libre qu’un débat sur les arrangements institutionnels optimaux. Plus particulièrement, note-t-elle, les économistes s’intéressent au type d’institutions requises pour le fonctionnement optimal du marché, et se positionnent le long d’un axe institutions autoritaires et centralisées / institutions démocratiques. Au premier pôle, les défenseurs de la planification impérative, d’un État fort voire autoritaire, de firmes monopolistiques, du pouvoir des managers et des actionnaires ; au second pôle, les tenants de l’autogestion, des coopératives, de l’autonomie des entreprises face à l’État, les partisans des lois anti-trust, du pouvoir des stakeholders au sein des entreprises. Et si ces clivages institutionnels ont été oubliés, indique Bockman, c’est du fait du travail de production idéologique d’organisations conservatrices, qui se sont servies de l’axe marché/État pour rendre inclassables – et donc invisibles – des modèles alternatifs, notamment ceux du socialisme de marché. Si la déconstruction des catégories d’État et de marché et la mise en avant des institutions remportent l’adhésion, on peut cependant regretter que le nouveau mode de classement des théories économiques proposé par Bockman ne soit pas plus précis, et ne distingue pas les types d’institutions dont il est question (les formes des droits de propriété, le mode de gouvernance des firmes, les politiques de la concurrence etc.) et leurs articulations – les catégories d’ « institution autoritaire » et d’ « institution démocratique » seraient ainsi elles-mêmes à déconstruire et à éclater.
Espaces liminaux, circulations et appropriations des savoirs économiques
En faisant éclater l’amalgame entre économie néoclassique et capitalisme, Bockman entend également réévaluer la place du bloc de l’Est dans le développement de la pensée économique. Ni l’économie néoclassique, ni l’idéologie néolibérale, indique-t-elle, ne sont de purs produits d’exportation américaine : ils ont été élaborés au sein d’ « espaces liminaux » dont les économistes de l’Est faisaient largement partie, et auxquels ils ont participé munis d’armes théoriques propres. Au cours de plusieurs chapitres, elle décrit l’émergence de réseaux transnationaux au sein desquels circulent les savoirs économiques et leurs conditions de possibilités à partir du milieu des années 1950, sous les auspices de la mort de Staline et de la fin du maccarthysme. En 1958, l’accord Lacy-Zarubin autorise des échanges académiques réguliers entre l’Union soviétique et les États-Unis, et les fondations Ford et Rockefeller financent des programmes d’échange avec la Pologne et la Yougoslavie dès 1957 en privilégiant les demandes d’économistes. La proximité entre certains agendas soviétiques de recherche économique et ceux des chercheurs américains, sur la programmation linéaire, les techniques d’input-output et de planification, fait le succès de certaines conférences internationales (notamment celles de Wassily Leontief), et, malgré de nombreuses difficultés politiques et diplomatiques, rend possible certains dialogues soutenus (en particulier entre Tjalling Koopmans et Leonid Kantorovich, co-prix Nobel en 1975). À la suite de séjours au sein de prestigieuses universités américaines où ils ont pu côtoyer des spécialistes d’économie comparée et des penseurs du socialisme de marché, certains économistes yougoslaves travaillent à l’importation de l’économie néoclassique américaine dans leur pays d’origine : ils traduisent le manuel phare de Samuelson, écrivent leurs propres synthèses, introduisent la microéconomie au sein des facultés d’économie. En Hongrie, l’arrivée au pouvoir d’Imre Nagy en 1953 ouvre une période de professionnalisation de la discipline économique et de réorientation de la recherche vers les techniques mathématiques, créant les conditions d’une importation de l’économie néoclassique américaine. Bockman consacre un chapitre passionnant à l’analyse d’un des lieux de circulation des savoirs économiques, le CESES (Center for the Study of Economic and Social Problems) de Milan, actif de 1964 à 1988, fondé par un groupe d’intérêt patronal pour contrer le parti communiste italien, mais accueillant de fait des individus aux convictions politiques et aux parcours très différents – des anciens communistes, des socialistes hostiles à l’URSS, des libertariens, des anarchistes, des réfugiés d’Europe de l’Est, des chercheurs américains proches de la Nouvelle Droite – qui font de la structure un espace de discussion des expériences socialistes et de passage de la pensée socialiste de marché.
Des socialismes … au néolibéralisme ?
L’existence de ces réseaux transnationaux où circulent les savoirs microéconomiques et où s’élaborent des alternatives socialistes permet à Bockman de revenir sur la rapidité de la transition néolibérale dans les pays d’Europe de l’Est en 1989. Car, affirme-t-elle, des expériences de socialisme de marché au néolibéralisme, il n’y a qu’un pas aisément franchi par certains technocrates. « Le néolibéralisme a donc des origines socialistes » écrit-elle (p. 218) : l’affirmation n’est compréhensible que si l’on revient à la définition qu’elle adopte du néolibéralisme, qu’elle indique tirée des débats sur les transitions néolibérales en Europe de l’Est dans les années 1990 (p. 4), et qui comprend quatre éléments – des marchés concurrentiels, un État autoritaire garantissant le bon fonctionnement des marchés (smaller, authoritarian state), un modèle hiérarchique voire actionnarial de gouvernance des entreprises (hierarchical firms, management, and owners), une économie capitaliste. Dès lors, les socialistes de marché d’Europe de l’Est défenseurs d’institutions autoritaires de régulation (notamment les planificateurs) n’auraient eu que peu de mal à se convertir au néolibéralisme, car il leur « aurait suffi » de substituer un mode administratif de fixation des prix par des mécanismes de marché. Cette conversion serait d’autant plus facile que certains économistes ont pu voir dans le modèle néolibéral un moyen d’accéder à l’appareil d’État et d’y consolider leur pouvoir en guidant la transition.
Si Bockman met en avant les conditions intellectuelles de possibilité des transitions néolibérales en Europe de l’Est (les élites n’auraient eu qu’à « distordre » un modèle pré-existant), elle n’en interroge que peu les conditions sociales : quels sont les élites et les économistes qui s’emparent des idées néolibérales ? Comment comprendre la formation des alliances entre différents groupes sociaux dans l’accès au pouvoir ? Sur les configurations socio-politiques, les rapports de pouvoir et les positionnements relatifs des parties prenantes, le lecteur restera sur sa faim. Ceci ne doit cependant pas détourner d’un ouvrage qui, en plongeant brillamment le lecteur dans plus d’un siècle de débats économiques et en mettant au jour les mécanismes et les lieux de circulation et de réappropriation des savoirs, permet de penser autrement les savoirs économiques et constitue ainsi une contribution originale et foisonnante aux analyses de la diffusion du néolibéralisme.