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Recension Philosophie

Un monde de perspectives

À propos de : Camille Chamois & Didier Debaise, dir., Perspectivismes métaphysiques, Vrin


par Paul Walter , le 23 décembre


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L’intérêt croissant pour les concepts de perspective et de perspectivisme, tant en philosophie que dans les sciences sociales, est l’occasion d’en examiner et en préciser le sens ainsi que la portée.

Point de vue ou perspective ? Les enjeux du perspectivisme

Ces dernières années, les notions de perspective et de perspectivisme ont suscité un vif intérêt, aussi bien en philosophie que dans les sciences humaines et sociales. Ce phénomène a donné naissance à une pluralité d’usages et d’interprétations, rendant aujourd’hui nécessaire une clarification conceptuelle approfondie. Le volume dirigé par Camille Chamois et Didier Debaise répond à cette nécessité en offrant une exploration minutieuse de ces notions tout en mettant en évidence les réceptions variées et les débats philosophiques auxquels elles donnent lieu.

Dans l’introduction, Camille Chamois distingue deux versants du perspectivisme : l’un épistémologique, l’autre métaphysique. Sur le plan épistémologique, la perspective remet en cause l’idée d’un accès inconditionné et direct à la réalité, qui serait garanti par une connaissance prétendument objective. Au lieu de cela, chaque jugement devient l’expression d’un point de vue particulier et subjectif. Cependant, cette approche ne doit pas être confondue avec le scepticisme ou le relativisme. Si le perspectivisme admet la pluralité des points de vue, il ne signifie pas pour autant que la connaissance du monde devient impossible ou que tous les points de vue se valent de manière indistincte. Le défi central consiste à concilier cette diversité des perspectives avec l’idée d’un monde commun. Doit-on penser qu’il existe autant de mondes qu’il y a de sujets interprétants, ou bien faut-il envisager que chaque point de vue reflète une dimension différente du même monde ?

Sur le plan métaphysique, le perspectivisme va encore plus loin en soulevant la possibilité d’une extension de la notion de point de vue à d’autres entités que les êtres humains, suggérant que les perspectives ne sont pas le privilège des seuls humains, mais qu’elles pourraient être attribuées à tous les êtres, vivants ou non. Cette proposition introduit une véritable rupture avec la manière traditionnelle de concevoir le point de vue : au lieu de le considérer comme une simple propriété subjective humaine, il deviendrait une caractéristique fondamentale de l’existence elle-même. Mais cela pose une difficulté majeure : comment attribuer une subjectivité, une intentionnalité ou un point de vue à des entités non humaines sans tomber dans l’anthropomorphisme ? Pour résoudre cette question, il faudrait revisiter profondément la notion même de point de vue, et dépasser la métaphore visuelle qui la sous-tend historiquement. La perspective pourrait alors être envisagée comme un mode d’être au monde, intrinsèque à chaque entité. Bien que spéculative, cette hypothèse ouvre la voie à de nouvelles formes de pensée concernant notre relation avec le vivant et les entités non humaines. Que signifie, dès lors, attribuer une subjectivité à tous les êtres de l’univers ? Comment cela affecte-t-il notre compréhension des relations à l’œuvre dans la nature ? Ces questions, bien qu’éminemment spéculatives, possèdent une portée pragmatique qui touche directement à notre rapport au monde.

Immanence et multiplicité : la constitution du perspectivisme

Le volume poursuit son exploration à travers une série de contributions qui retracent la généalogie complexe du perspectivisme en essayant de tracer et de conceptualiser une continuité sans doute encore sous-estimée au sein de l’histoire de la philosophie occidentale à travers des penseurs aussi divers que Nicolas de Cues, Leibniz, Nietzsche ou Deleuze. À travers leurs travaux se développerait progressivement une réflexion sur la perspective qui dépasse ses références anthropocentriques, ouvrant la voie à une pensée de l’immanence et de la multiplicité. Le perspectivisme inaugurerait une autre manière de concevoir l’articulation entre le tout et les parties qui s’adosse sur une transformation des rapports entre fini et infini, et où chacune des parties, aussi infime soit-elle, résonne avec toutes les autres et exprime à son échelle une dimension de l’univers. Cette transformation tant conceptuelle qu’historique suppose comme le suggère Mathias Gibert dans sa contribution de distinguer entre un sens faible du perspectivisme qui assimile la perspective au point de vue, relatif à la subjectivité humaine et à la métaphore visuelle, et un sens fort centré sur la présence de l’infini dans le fini. Dans ce sens fort, la perspective n’est plus seulement une façon pour les sujets humains d’appréhender le monde, mais devient une modalité de l’être en général. Et cette distinction est essentielle selon Mathias Gibert pour comprendre la profondeur et l’importance de la notion de perspective telle qu’elle se développe dans la philosophie moderne à partir du modèle pictural.

Pierre Montebello, dans son analyse de l’émergence du perspectivisme dans la philosophie médiévale, approfondit cette idée en soulignant que la perspective, loin de se limiter à une relation entre le sujet et le monde extérieur, représente au contraire la « présence du tout dans chaque point d’être » (p. 45) Il s’agit d’une rupture majeure dans l’histoire de la philosophie, car elle renverse non seulement les rapports entre unité et multiplicité, entre transcendance et immanence, mais place la multiplicité au cœur de la compréhension du réel. L’unité ne se réfère plus à une structure transcendante mais est comprise comme une émanation de la diversité elle-même. En effet, la multiplicité finit par englober ou contracter l’unité du monde dans la diversité des choses et de leurs expressions. Chaque partie du monde, aussi minuscule soit-elle, contient en elle-même un reflet du tout, résonnant avec toutes les autres parties de l’univers. Cette conception, qui trouverait sa source dans la pensée de Duns Scot, s’enracine dans la remise en question médiévale de la notion d’infini chez Aristote, et trouve un développement approfondi chez Nicolas de Cues. Leibniz reprend et prolonge ces idées lorsqu’il considère dans sa métaphysique que chaque substance, ou monade, est une expression singulière du monde, reflétant l’univers dans sa totalité tout en conservant son individualité propre.

Bien que la référence à la perspective demeure marginale chez Leibniz, elle peut offrir l’occasion de repenser les notions de monade et de subjectivité et, par extension, l’ensemble de son ontologie. Cependant, comme le montre Arnaud Pelletier, il est crucial à cet effet de distinguer entre deux interprétations possibles de l’harmonie préétablie et des monades chez Leibniz. Dans une conception dite « ouverte », les monades sont associées à un corps avec lequel elles interagissent, alors que dans une conception « fermée », elles sont soumises à l’exercice d’une harmonie préétablie sans interaction directe. Cette distinction permet de nuancer l’idée encore très présente selon laquelle les monades seraient complètement repliées sur elles-mêmes et n’auraient pas d’influence réciproque. À cet égard, interpréter les monades sous l’angle de la perspective permet de les « ouvrir » et de tordre le cou à l’idée encore largement répandue que les monades sont isolées et repliées sur elles-mêmes tout en étant entièrement soumises à un ordre préétabli. Or, le monde qu’elles contribuent à constituer ne découle pas de leur simple juxtaposition mais bien de leur « entr’expression » réciproque.

Martine de Gaudemar développe l’idée d’un « universalisme pluriel » chez Leibniz qui, tout en soulignant la diversité des points de vue, propose une ontologie pluraliste débouchant sur une vision cosmopolitique. Cette proposition met l’accent sur l’interconnexion de tous les êtres et sur la communauté de nature qui unit l’ensemble de l’univers. Ce modèle, conçu à partir de la métaphore musicale de la chorale où chaque être participe au tout sans perdre son individualité, résonne avec les préoccupations contemporaines autour des questions écologiques et des relations entre l’homme et le vivant, en appelant à une réévaluation des distinctions classiques entre humain et non-humain, vivant et non-vivant.

Antoine Daratos interprète la place de la notion de perspective dans la philosophie de Nietzsche. Même si ce dernier n’a jamais explicitement thématisé cette notion, elle ne doit pas être comprise comme un simple cadre théorique, mais comme une démarche pragmatique de transformation de soi. Adopter de nouvelles perspectives devient un moyen de redéfinir son existence, de réinterpréter le monde et de transformer son rapport à la réalité. Cette vision dynamique du perspectivisme renforce l’idée que le changement de perspective peut être une démarche existentielle permettant de se libérer des contraintes imposées par des points de vue figés et dogmatiques qui diminuent notre puissance vitale. Enfin, s’inspirant de l’intuition de Deleuze sur l’existence d’une continuité, présente mais discrète (« une école un peu secrète » écrit-il), entre Leibniz, Nietzsche et Whitehead autour de la notion de perspective, Dorian Astor retrace et analyse les conditions de cette continuité, tant sur le plan historique que conceptuel, alors que cette notion n’est que très rarement thématisée en tant que telle par ces philosophes, et dégage ensuite les fondements d’une écologie et d’une éthique des relations, qu’il nomme, à l’instar d’auteurs comme Latour, Descola et Viveiros de Castro, une « chaosmopolitique ».

Ces idées se trouvent actualisées et prolongées par Arnauld Rochereau à la lumière des acquis de la biologie et de l’évolutionnisme d’une part, et des philosophies de Simondon et de Deleuze d’autre part. Il examine la manière dont les êtres vivants, à travers leurs interactions, participent activement à la création et à la transformation du monde qui les entoure. Cette vision cosmopolite et écologique du perspectivisme offre de nouvelles voies pour repenser notre place au sein de l’univers, en interconnexion avec tous les êtres qui le peuplent.

Par-delà relativisme et scepticisme

Sur le plan épistémologique, on pourrait croire que le perspectivisme n’est qu’une version raffinée du relativisme ou du scepticisme, dans la mesure où il remet en question la possibilité d’un accès universel à la vérité. Si chaque individu a une perspective propre sur le monde, comment pouvons-nous en effet espérer parvenir à une connaissance objective et partagée ? Cette difficulté a pu être perçue comme une impasse intellectuelle conduisant à une dissolution de la vérité dans une pluralité incommensurable de points de vue. Face à ce problème, le dernier ensemble des contributions cherche à montrer que le perspectivisme échappe à cette critique en proposant des solutions innovantes et nuancées.

À travers son analyse de la figure de l’Autre chez Deleuze, Camille Chamois montre que le perspectivisme peut être compris comme une réélaboration non-représentationnelle et non-subjective de la notion traditionnelle de point de vue qui ne la soumet plus nécessairement aux conditions subjectives de l’observateur, mais devient un mode de structuration des relations intersubjectives et de notre rapport au monde. Dans une veine similaire, Thibault de Meyer développe à partir d’une comparaison entre le « réalisme perspectiviste » de Richard Giere et la théorie des « savoirs situés » défendue par Donna Haraway l’idée de la connaissance comme processus interactif en insistant notamment sur l’importance des pratiques et des contextes spécifiques par lesquels elle se constitue. Gabriel Catren présente le perspectivisme comme une option permettant de soustraire l’analyse de l’idée de vérité au modèle « invariantiste » qui conçoit la vérité comme ce qui se soustrait à la variation des points de vue. Le postulat d’un « espace transcendantal » topologique permet à cet égard de réévaluer et de réarticuler à la fois les prétentions objectivistes des énoncés scientifiques avec la dimension incarnée et relative de l’expérience humaine.

Cette problématique se trouve prolongée par les analyses de Alexandre Billon sur le « conflit des perspectives ». L’auteur propose à cet effet de considérer le relativisme non plus comme une impasse théorique et épistémique mais comme une manière de reconnaître aux différentes perspectives une place réelle, à condition de s’appuyer sur une épistémologie subjectiviste capable d’en limiter les potentielles dérives. Dans cette optique, le perspectivisme devient une condition nécessaire de l’objectivité qui n’oppose plus la connaissance à la multiplicité des points de vue.

Il ressort des dernières contributions que le perspectivisme se révèle être sur le plan épistémique une théorie pluraliste (multiplicité irréductible des points de vue et des versions du monde), anti-fondationnaliste (il n’existe pas de cadres transcendants métaphysiques qui justifieraient et garantiraient ultimement la vérité) et anti-sceptique (les jugements sont capables de vérité et d’exactitude et reposent sur des processus de vérification immanents). Contrairement au relativisme, qui conduit à un éclatement des vérités, le perspectivisme cherche à dépasser cette opposition en montrant que la pluralité des points de vue n’exclut pas la possibilité d’une connaissance partagée.

Conclusion

Si l’ensemble des contributions donne une excellente mise au point sur l’actualité du perspectivisme, on constatera en revanche que tous les enjeux énoncés dans l’introduction ne reçoivent pas un traitement homogène à travers les différentes contributions. Par exemple, les rapports entre métaphysique et épistémologie auraient mérité d’être plus systématiquement explorés et articulés. En effet, la question de leur implication mutuelle demeure en suspens, sans qu’il soit vraiment précisé dans quelle mesure une épistémologie dite perspectiviste nécessiterait ou impliquerait une métaphysique correspondante. Cette tension est notamment accentuée par le fait que pour les métaphysiques perspectivistes, le concept de perspective se constitue en rupture avec la notion de point en vue et de ses repères anthropologiques, alors que les épistémologies perspectivistes chercheraient plutôt à réhabiliter cette dernière en la dégageant de ses éventuelles difficultés.
Si, en définitive, le perspectivisme semble réfractaire à toute définition générale, c’est qu’il exprime sans doute moins une thèse définie qu’une manière d’interroger, voire d’expérimenter, et de reconstruire à nouveaux frais tout un ensemble de problèmes et concepts philosophiques. Sa véritable force est tout aussi bien pragmatique que spéculative : il faudrait concevoir le perspectivisme davantage comme un véritable laboratoire conceptuel qui permettrait d’expérimenter et de faire vivre d’autres rapports au monde, d’autres sensibilités, qui échappent aux distinctions et aux oppositions habituelles. En ce sens, le perspectivisme propose un programme de recherche fécond et stimulant qui ouvre des perspectives riches et stimulantes.

Camille Chamois & Didier Debaise, dir., Perspectivismes métaphysiques, Paris, Vrin, 2023, 192 p., 18 €.

par Paul Walter, le 23 décembre

Pour citer cet article :

Paul Walter, « Un monde de perspectives », La Vie des idées , 23 décembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Un-monde-de-perspectives

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