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Recension Philosophie

Pragmatistes et pragmatiques


par Stéphane Madelrieux , le 17 avril 2009


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La revue Tracés consacre son dernier numéro aux pragmatismes, au pluriel. De nombreux courants pragmatiques inspirent aujourd’hui les sciences humaines : pourquoi cet engouement ? Y a-t-il une unité entre ces différents usages du pragmatisme ? Et quel rapport entre le pragmatisme et la pragmatique ?

Recensé : Tracés – Revue de sciences humaines. « Pragmatismes », n° 15, 2008/2 (276 pages)

Un tournant « pragmatiste » ou « pragmatique » semble se dessiner en France depuis une vingtaine d’années. En philosophie, des traductions et des commentaires des principaux penseurs américains de ce courant se sont multipliés pour faire connaître tant le pragmatisme classique des Peirce, James, Dewey et Mead que le pragmatisme moderne de Rorty ou de Putnam. En sciences humaines et sociales, la montée en force des thématiques de l’action et de l’acteur, ainsi que la redécouverte de la tradition sociologique de Chicago, sont autant de signes de ce même mouvement. La revue Tracés a cherché à interroger la réalité et la portée de ce tournant : n’est-ce qu’un effet de mode ou bien a-t-on affaire à un nouveau paradigme en voie de constitution ? N’est-ce qu’une étiquette passe-partout qui cache mal des projets très différents ou bien peut-on relever une unité entre ces tendances qui se disent pragmatiques ? Plus encore, il s’agit pour cette revue de prendre part à ce tournant, d’en étendre le mouvement, d’en dérouler des conséquences inédites en le portant notamment dans des champs disciplinaires qui n’ont pas encore été touchés par la vague. Car cette revue semestrielle, fondée et animée par des étudiants des Écoles Normales Supérieures de Lyon-LSH et de Cachan, développe depuis son lancement en 2002 une ligne pragmatique, que son projet éditorial résume en enjoignant d’étudier tout objet en « contexte » ou d’après ses « usages » (Tracés, hiver 2006, n° 10, p. 3). On peut ainsi relever au hasard des numéros précédents des textes déjà liés au pragmatisme, comme la traduction de « La réalité comme expérience » de John Dewey (n° 9, septembre 2005), un entretien avec Bruno Latour où celui-ci s’affirme jamesien et deweyen (n° 10, hiver 2006), une note de lecture sur la sociologie de Laurent Thévenot (n° 11, octobre 2006) ou encore une conférence de Luc Boltanski (hors-série 2008), sans parler du numéro 12 (« Faut-il avoir peur du relativisme ? »), qui situe le débat par rapport aux thèses de Richard Rorty (Les textes les plus anciens sont consultables en ligne sur le site de la revue). La deuxième particularité de cette revue, liée sans aucun doute à la formation de ses animateurs, est sa pluridisciplinarité revendiquée (où la sociologie, l’histoire, la philosophie et la théorie littéraire semblent dominer). On comprend dès lors que le pragmatisme devait lui fournir un objet privilégié, puisqu’il lui permet de faire retour sur les concepts fondateurs de son projet, en en testant la pertinence par leur mise en œuvre dans un vaste éventail de disciplines.

Un tournant pragmatique ?

Quitte à démembrer l’architecture du numéro (éditorial/articles/traductions/entretiens) et à mettre un peu d’ordre dans un ensemble relativement disparate (caractère d’ailleurs revendiqué par les éditorialistes), on peut ainsi distinguer un premier groupe de textes qui introduisent au courant philosophique du pragmatisme dans sa variété. Un article de Joëlle Zask [1] sur la notion de public chez Dewey met en perspective l’idée contemporaine de démocratie participative. Une traduction inédite d’un texte du même Dewey sur la « théorie de la valuation » présente sa conception empiriste et naturaliste de la genèse des valeurs. Une autre traduction inédite de Morton White, philosophe américain et collègue de Quine qui a cherché une certaine conciliation entre pragmatique et philosophie analytique, reprend l’ensemble du projet épistémologique des pragmatistes pour proposer de soumettre les énoncés éthiques eux-mêmes à l’examen expérimental. Enfin un entretien avec Richard Shusterman, auteur de L’Art à l’état vif (1992) et de Conscience du corps. Pour une soma esthétique (2007) montre l’importance qu’ont eue Rorty et Dewey dans son projet de proposer une esthétique et une éthique centrées sur les expériences corporelles, en rupture avec sa formation de philosophe analytique. Même si Dewey est la référence pragmatiste la plus largement mobilisée dans ce numéro, au détriment peut-être de Peirce, James ou Mead, ce premier ensemble de textes nous laisse déjà voir que la pensée pragmatiste, loin de se réduire à une théorie controversée de la vérité, s’est déployée et se déploie toujours dans tous les champs traditionnels de la philosophie pour les renouveler : épistémologie, politique, morale et esthétique sont ici représentées.

Un second groupe de textes nous présente des études sur des individus ou des courants qui ont réussi à imposer fermement une approche pragmatique dans certaines sciences humaines. Un article sur la linguistique retrouve dans la pragmatique le refus du formalisme et le souci de contextualisation qui étaient déjà au cœur de la philosophie pragmatiste. Un exemple d’analyse contextuelle d’une intervention publique nous est d’ailleurs proposé dans un article d’ « ethnopragmatique » portant sur une expérience de démocratie participative à Bruxelles. Si la sociologie pragmatique de Boltanski et Thévenot, déjà présentée dans les numéros antérieurs, ne fait pas l’objet d’un nouvel examen, on voit dans l’article de Roman Pudal que la référence de Bruno Latour comme des animateurs de la revue Raisons pratiques (Louis Quéré, Albert Ogien, etc.) au pragmatisme apparaît finalement tardivement dans leur trajectoire, signe qu’il fallait toute une série de relais (comme l’ethnométhodologie de Garfinkel ou la théorie de l’agir communicationnel de Habermas) pour parvenir à redécouvrir des penseurs qui étaient devenus illisibles. L’article bien mené de Rémi Clot-Goudard et Marion Tillous nous retrace dans le même sens le parcours d’ensemble d’Isaac Joseph, depuis ses lectures des sociologues de Chicago (notamment Goffman) jusqu’à ses études empiriques sur les espaces publics urbains.

Enfin, un troisième ensemble de textes porte sur d’autres sciences humaines où le tournant pragmatique est à peine esquissé, ou de façon beaucoup plus récente. En histoire, deux articles nous invitent à repenser les pratiques en prenant en considération le point de vue des acteurs, dont on souligne les compétences et les capacités créatrices, même si la micro-histoire a pu fonctionner, dans certaines limites, comme un terreau propice à ce tournant pragmatique. Un entretien avec Gérard Noiriel explicite son usage délibérément « sauvage » de la philosophie de Rorty dans ses travaux empiriques ou dans ses réflexions sur la question de la communauté des historiens. Alors que la psychologie faisait partie des disciplines inspiratrices des pragmatistes classiques (qu’on songe à William James !), il était étonnant de constater que les sciences cognitives semblaient rester à l’écart de ce mouvement. L’article stimulant de Pierre Steiner cherche à montrer que, si ce tournant vient d’être amorcé grâce à la réinscription de la cognition dans l’activité d’un organisme vivant en prise avec un environnement complexe et imprévisible, il reste encore à la situer dans les interactions sociales des individus, où se révèle la dimension normative de l’agir, ainsi qu’à la distribuer sur l’ensemble des outils y compris physiques qui servent à l’action, et pas seulement à la localiser dans le cerveau. Enfin, un dernier texte de théorie littéraire, largement programmatique, cherche à penser la littérature selon ses modes d’action spécifique, comme la création de mondes permettant d’enrichir les relations à notre environnement.

Un refus du déterminisme ?

Face à une telle diversité, il serait vain de vouloir résumer l’apport de ce numéro. Mais l’éditorial de Cécile Lavergne et Thomas Mondémé nous aide à dégager de grandes problématiques permettant d’interroger le sens et la valeur de ce tournant actuel. Deux questions se posent notamment, qui sont deux manières de s’interroger sur l’unité, problématique, de ce mouvement et qu’une simple célébration du pluralisme ne suffit pas à satisfaire. La première question est de savoir en quoi il y a véritablement « tournant » – autrement dit, de quoi se détourne-t-on, quelle direction abandonne-t-on ? L’unité des différents projets des sciences humaines dites pragmatiques semble en effet à première vue purement négative : chacun dans leurs domaines, les chercheurs repoussent d’anciens modèles explicatifs dominants qui, au mieux, présentent entre eux quelques analogies. Ici, c’est le structuralisme (y compris dans ses versions bourdieusiennes ou foucaldiennes) dont il s’agit de se déprendre, dans sa position de principe que l’agent doit nécessairement méconnaître les motifs de son action ou les fonctions qu’elle remplit, puisqu’elle n’a de sens et de valeur qu’au niveau du système total ou du dispositif d’ensemble où elle prend place. Là, c’est le marxisme, qui réfère les situations à un ordre nécessaire et explique les conduites par les rôles qu’assument inévitablement les acteurs compte tenu de leur appartenance sociale. Ailleurs, c’est le « cognitivisme » qui assimile le fonctionnement de l’esprit à celui d’un ordinateur, la cognition, en droit indépendante de la perception et de l’action, pouvant s’étudier indépendamment du substrat matériel où elle est implantée, tel le programme d’une machine. C’est encore la « sémantique formelle » qui ne se préoccupe que de l’adéquation du langage à la réalité indépendamment des pratiques réelles des locuteurs ou bien la linguistique saussurienne qui rend secondaire l’étude de la parole effective au profit de l’analyse du système statique de la langue considéré comme un tout déjà organisé qui précède le locuteur. Contre ces modèles globalement déterministes, l’approche pragmatique permettrait de mettre au jour les compétences voire la créativité des agents, mais aussi la vulnérabilité de leur engagement dans des situations changeantes. Contre la coupure entre l’acteur, nécessairement dans l’illusion, et le chercheur, qui ne trouve la vérité qu’à surplomber la situation, la reconnaissance de telles compétences rétablit une continuité entre les points de vue du sens commun et de la science. La prise en considération d’une telle continuité permet en outre de lutter contre le formalisme ou le rationalisme des modèles abstraits, au profit de méthodes plus empiristes d’observation en situation afin de saisir les actions en train de se faire, dans ce qu’elles ont de concret et de singulier. Cette remise en contexte des pratiques aboutit à son tour à un point de vue naturaliste, qui saisit l’émergence du sens et de la valeur des actions dans les ajustements qu’elles permettent à l’environnement, qu’il soit naturel ou culturel. Néanmoins, même formulée ainsi, l’unité reste lâche et l’inspiration d’ensemble se conquiert parfois en simplifiant les modèles explicatifs qu’on entend dépasser. Qu’on songe à Pierre Bourdieu, qui critiquait pourtant, au nom d’une attention au sens pratique, le projet mécaniste de la « physique sociale » dans des termes proches de ceux qu’on lui reproche parfois aujourd’hui.

Un retour au pragmatisme ?

Peut-être faut-il alors chercher cette unité, plus positivement, du côté d’une commune inspiration philosophique, puisqu’après tout, l’indéterminisme, le continuisme, l’empirisme et le naturalisme sont des catégories centrales de la philosophie pragmatiste. Ces sciences ou ces courants peuvent-ils donc se dire à bon droit « pragmatiques » en référence à la philosophie pragmatiste, dont ils feraient fonctionner les concepts au sein de leurs terrains et travaux empiriques spécifiques ? La question se complique aussitôt qu’on s’avise que la philosophie pragmatiste n’est pas elle-même unifiée, qu’il pourrait même y avoir, selon la formule d’un de ses fondateurs, autant de pragmatismes qu’il y a de pragmatistes – sans compter les néo-pragmatistes d’aujourd’hui ! – si bien que la question initiale de l’unité des sciences pragmatiques serait subordonnée à la question préalable, tout aussi périlleuse, de l’unité des philosophies pragmatistes. Il y aurait pourtant un moyen plus direct d’apporter une réponse ou un début de réponse. Car la linguistique joue le rôle de modèle historique dans ce passage de la philosophie pragmatiste à la science, puisque c’est là, pour la première fois, qu’une science ou qu’un de ses domaines est qualifié de « pragmatique ». Sa place dans l’ensemble de la « galaxie pragmatique » semble d’autant plus importante que d’autres sciences, telle la sociologie de Boltanski, se disent « pragmatiques » non pas en référence au pragmatisme américain (méconnu), mais bien à la linguistique pragmatique du fait de l’accent qu’elle met sur « les usages que les agents font des ressources grammaticales à l’épreuve de situations concrètes dans lesquelles ils se trouvent plongés » (cité p. 127). On regrettera à cet égard que l’article sur la linguistique pragmatique, bien que notant fort justement, à l’encontre de la vulgate, la continuité entre pragmatisme et pragmatique, écarte rapidement le rôle fondateur de l’Américain Charles Morris pour ne retenir que la lignée de la philosophie du langage ordinaire (Austin, Searle, Grice) dans la genèse de la pragmatique. Car Charles Morris (1901-1979), éditeur de Mead [2], continuateur de la sémiotique de Peirce et auteur d’une introduction de référence au mouvement pragmatiste [3], avait explicitement forgé le terme de pragmatique en référence au pragmatisme, qui se présentait d’abord, rappelons-le, comme une méthode de clarification de la signification des concepts par les effets pratiques qu’ils produisent dans l’expérience : « on peut penser, écrivait-il, que la valeur durable du pragmatisme réside dans le fait qu’il a dirigé l’attention sur la relation des signes à leurs usagers plus précisément que cela n’avait été fait auparavant, et qu’il a déterminé de manière plus profonde qu’avant l’importance de cette relation pour la compréhension des activités intellectuelles. Le terme de “pragmatique” (pragmatics) permet de signaler la valeur de ce qu’ont accompli Peirce, James, Dewey et Mead dans le champ de la sémiotique. En même temps, la “pragmatique”, en tant qu’elle relève spécifiquement de la sémiotique, doit recevoir une désignation qui lui est propre. Par “pragmatique”, je désigne la science de la relation des signes à leurs interprètes. La “pragmatique” doit donc être distinguée du “pragmatisme”, et “pragmatique” (pragmatical) doit l’être de “pragmatiste” (pragmatic) » [4]. Les pragmaticiens étant naturellement sensibles aux vertus du baptême, on espère que le rappel de celui-ci les convaincra de la nécessité de redécouvrir les parrains qui se sont penchés sur leur berceau.

Sur toutes ces questions, ce numéro de Tracés offre un premier balisage du terrain à travers la grande diversité de ses contributions, et il ouvre des pistes de réflexion pour la philosophie et les sciences humaines en train de se faire, signe de la bonne vitalité de cette jeune revue.

par Stéphane Madelrieux, le 17 avril 2009

Aller plus loin

 le site du GEPPA, Groupe d’Etudes sur le Pragmatisme et la Philosophie Américaine.

 le site du GSPR, Groupe de Sociologie Pragmatique et Réflexive.

 le site du GSPM, Groupe de Sociologie Politique et Morale.

Pour citer cet article :

Stéphane Madelrieux, « Pragmatistes et pragmatiques », La Vie des idées , 17 avril 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Pragmatistes-et-pragmatiques,700

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Joëlle Zask est l’une des principales introductrices de la pensée politique de Dewey en France, cf. J. Zask, L’opinion publique et son double, t. II «  John Dewey, philosophe public  », Paris, L’Harmattan, 2000, ainsi que sa traduction de J. Dewey, Le public et ses problèmes, Pau, Publications de l’Université de Pau/Farrago/Editions Léo Sheer, 2003.

[2Cf. G. H. Mead, Mind, Self, and Society, Chicago, University of Chicago, 1934. Sur le travail de réécriture des notes de cours auquel s’est livré Morris pour éditer ce texte, cf. la note éditoriale et l’introduction à la traduction française par D. Cefaï et L. Quéré : G. H. Mead, L’esprit, le soi et la société, Paris, PUF, 2006.

[3C. Morris, The Pragmatic Movement in American Philosophy, New York, George Braziller, 1970.

[4C. Morris, «  Fondations of the Theory of Signs  » (1937), in Rudolf Carnap, Otto Neurath, Charles Morris (Ed.), International Encyclopedia of Unified Science, vol. I, n° 1-10, Chicago Illinois, The University of Chicago Press, 1955, pp. 108-109. Morris ne subordonnait nullement cette dimension pragmatique du signe à ses dimensions sémantiques et syntaxiques (il est l’auteur de cette tripartition)  ; au contraire, dans Signs, Language and Behavior (1946), il généralise la dimension pragmatique à la totalité de l’étude du langage, thèse découlant de sa position naturaliste de départ, héritée de Mead, qui définit le langage comme un comportement  ; cf. F. Latraverse, La pragmatique. Histoire et critique, Bruxelles, Pierre Mardaga éditeur, p. 74 et sq. Pour une première indication sur la continuité chez lui du pragmatisme à la pragmatique, cf. Cl. Normand et M. F. Trollez, «  Du pragmatisme à la pragmatique : Charles Morris  », in Langages, mars 1985, n° 77, p. 75-84.

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