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Un ethnologue au village des artistes

À propos de : M. Abélès, Pékin 798, Stock, 2011


par Sophie Leclercq , le 17 mai 2012


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Pékin 798 nous immerge dans l’univers d’un centre d’art contemporain de la banlieue nord-est de Pékin réputé dans le monde entier. Art contemporain et marché global, avant-garde et subversion politique, création et quartiers d’artistes, ambivalences de la politique culturelle chinoise sont autant de thèmes que soulève cette ethnographie du lieu multiforme qu’est le Dashanzi art district ou 798.

Recensé : Marc Abélès, Pékin 798, Stock, coll. « Un ordre d’idées », 2011, 238 p., cahier iconographique 8 p.

Avec cette étude, Marc Abélès, rompu à l’anthropologie du contemporain, aborde un terrain marqué par sa « contemporanéité », un terrain en devenir. Ce champ semble a priori nouveau pour ce spécialiste du politique, notamment des lieux dans lesquels la politique se joue et s’incarne, que ce soit dans les sociétés non occidentales ou dans les nôtres, à l’Assemblée nationale par exemple [1]. Mais il s’agit beaucoup de cela dans Pékin 798, ainsi que de la globalisation, objet de son précédent ouvrage [2]. En faisant l’ethnographie de ce microcosme en plein cœur de la capitale chinoise, Marc Abélès pose de multiples questions sur l’exercice de l’art dans la Chine contemporaine et plus largement sur les ambiguïtés de ce pays placé au centre de la mondialisation. Original quant à son objet d’étude [3], il réinvestit également un thème à la fois classique et toujours important de l’histoire de l’art : celui des relations entre avant-garde et engagement politique. Or, le cas de la Chine actuelle, à la fois autocratique et ouverte à la globalisation, permet de poser à nouveau la question de ces relations dans un contexte politique singulier.

Du Dashanzi Art District

Qu’est-ce que le 798 ? Que cachent ces trois chiffres qui font étrangement écho au 104 parisien ? À l’évidence, le 798 est un lieu plus complexe que le centre d’exposition et de résidence d’artistes qu’administre la capitale parisienne. Comme l’explique le premier chapitre de l’ouvrage, ces trois chiffres désignent à l’origine l’une des usines d’un complexe industriel de plus de 500 000 m2 édifié dans les années 1950, aux premiers temps du régime communiste. Construite avec l’aide des « pays frères » par des architectes est-allemands dans le style Bauhaus, la section 798 est vouée à la production de composants électroniques. Usine modèle, elle est le fleuron de l’industrie chinoise et fait la fierté nationale ; aussi représente-elle une vitrine pour les autorités. Dans les années 1980, son activité devient moribonde et l’évolution d’une partie des locaux se pose. Au début de la décennie suivante, par bribes, des espaces sont loués par des artistes pour servir d’atelier et très vite de lieu d’exposition, sous le regard suspicieux des autorités et des promoteurs. Artistes en marge croisent quotidiennement des ouvriers médusés par les artefacts et les performances ; ces deux mondes se côtoient sans se rencontrer guère.

798, l’usine - E. Frenkiel

Les premiers artistes, en recherche d’une sorte de nouvelle bohème dans un cadre industriel-Bauhaus, voient rapidement l’avantage qu’ils peuvent tirer de ces grands espaces vides largement éclairés, et dont les slogans de la révolution culturelle couvrent les murs. Ce qu’ils viennent chercher au 798 est un environnement qui n’est pas neutre. Peu à peu, ces artistes de moins en moins marginaux sont rejoints par des libraires spécialisés, des galeristes, des critiques d’art qui s’y établissent, mais aussi des restaurants, des cafés et boutiques en tout genre. Aujourd’hui, les ateliers d’artistes sont plus rares. Le 798, ou « Dashanzi Art District » du nom du quartier, est avant tout un lieu où l’artiste expose son travail et vient à la rencontre d’un microcosme et du public, plus qu’un lieu où il crée. Le 798 est devenu un complexe à la fois commercial, mondain, touristique et muséal. Pourtant, comme l’explique l’artiste Huang Rui, l’un des pionniers, le lieu n’a pas totalement perdu de vue sa vocation initiale : militer pour une expression artistique nouvelle et libre, fut-elle en pleine connexion avec le marché. D’abord tolérés avec suspicion par les autorités, les individus qui l’animent véhiculent une image moderne de la Chine. Ainsi sont-ils acceptés par le régime : 798 est en effet un élément de sa stratégie d’affichage en matière culturelle. La « deuxième vie du 798 » devient alors une vitrine politique pour le régime, qui a considérablement évolué depuis la période maoïste.

Slogans de la Révolution Culturelle dans les salles d’exposition - E. Frenkiel

Anthropologie d’un lieu

Marc Abélès décrypte comment ce lieu est à la fois la condition de possibilité et l’incarnation d’un phénomène qui est celui d’un art contemporain chinois devenu à la mode. Les témoignages des hommes du 798 donnent une profondeur à l’histoire et à l’ethnographie du site. On remarque avec l’auteur que les premiers de ces hommes, même lorsqu’ils sont Chinois, viennent de l’étranger : de Huang Rui, qui amène avec lui un galeriste japonais disposé à exporter à Pékin son savoir-faire, à l’Américain Robert Bernell, l’expert-libraire, l’initiative du 798 émane en grande partie de l’étranger.

D’abord vitrine du communisme, le 798, sans perdre tout à fait les signes de cette première vie, est devenu un haut lieu de la Chine globalisée, connectée au marché et affichant l’ouverture. Ainsi, l’évolution du 798 est à l’image de la ville tout entière. À Pékin, les traditionnels hutongs – quartiers de petites maisons traditionnelles à cours carrées et aux ruelles entremêlées – ont été massivement détruits au profit d’édifices massifs censés refléter le développement et l’ouverture du pays au capitalisme. Le mouvement s’est affermi avec la préparation des Jeux Olympiques de 2008. À cette occasion, les autorités n’ont pas manqué d’utiliser le 798 pour afficher leur tolérance des avant-gardes et pour présenter Pékin comme une place à la mode. Ainsi, faire l’anthropologie du 798 est un moyen de décrypter les mutations profondes de Pékin qui sont elles-mêmes filles des transformations parfois sauvages de la société chinoise. D’ailleurs, certains artistes traitent de ces évolutions sociales qui transparaissent dans les bouleversements de l’architecture pékinoise et dans la transfiguration du 798. Les métamorphoses de la ville et du 798 sont précisément le thème d’une exposition marquante organisée en 2003 par les artistes Rong-Rong et Inri et intitulée « Tui-Transfiguration » (p. 106-108). Ainsi, pour ces artistes très représentatifs du lieu, le 798 et d’autres quartiers d’artistes sont aussi une incarnation des bouleversements urbains qui traduisent les mutations sociales [4].

Au-delà du 798, l’étude pose également de manière assez fine une autre question d’ordre sociologique : qu’est-ce qu’un village d’artistes ? Pourquoi les artistes éprouvent-ils le besoin de se rassembler ? S’agit-il d’un lieu de création, de vie, d’exposition ? Vers quelles évolutions la postérité des artistes qui l’occupent engage-t-elle le lieu lui-même ? Du squat de locaux désaffectés où s’exprime un éphémère underground, au trendy centre culturel et commercial où vivent encore luxueusement quelques rares artistes, peut-on parler de « village d’artistes » ? Or cette question, présente avant même les bateaux-lavoirs montmartrois et les « villages » new-yorkais, permet de réfléchir le rapport de l’artiste à son propre milieu, à l’espace urbain qui l’entoure, et à son positionnement d’avant-garde. Pour y répondre, Marc Abélès ne s’est pas contenté de porter son regard sur le 798. De Caochangdi au Beijing East Village en passant par Songzhuang, il a poussé ses pérégrinations vers d’autres quartiers d’artistes, qui semblent nombreux et en constant renouvellement à Pékin. Ainsi a-t-il pu aller à la rencontre d’artistes qui ont quitté le 798, ceux qui y exposent mais n’y vivent plus, et d’autres qui ne l’ont jamais apprécié. Opérations immobilières ou expulsions par les autorités rendent parfois ces occupations bien éphémères et les « villages d’artistes » se déplacent au gré des bouleversements urbains de la ville. Ainsi, l’ouvrage rend compte de la façon dont le lieu, tantôt chargé d’histoire, tantôt dans un délabrement extrême à la limite de la décharge, constitue une expérience sensible pour l’artiste qui l’utilise dans son travail. En retour, le village n’est plus la simple somme des expressions artistiques qu’il héberge ; il devient un artefact en soi : une histoire se constitue au fil des artistes renommés qui l’occupent, des œuvres qui s’entremêlent souvent à l’architecture, des expositions marquantes qui y sont organisées et des performances qui s’y déroulent. D’où la surveillance étroite par les autorités chinoises de ce qui se joue de subversion dans ces villages et leur volonté de les neutraliser. Car en effet, au pays où toute initiative culturelle et artistique ne peut émaner que de l’institution d’État, ces collectifs, d’initiative individuelle et non concertée, émergent non sans difficultés et sont soumis à la suspicion voire la répression.

Ainsi, le 798, comme d’autres lieux, est devenu une œuvre en soi avant de devenir un lieu culturel et commercial. Par cette mise en perspective avec d’autres quartiers d’art contemporain – qui ont souvent succédé au 798 –, l’auteur révèle aussi les singularités de ce dernier. Pour beaucoup d’artistes, le 798 n’est plus un lieu de résidence ni de création. Mais il reste « au cœur de la machine » (p. 224) : il est pour eux un centre pour leur activité, une espèce de poumon de l’art contemporain et un lieu où ils peuvent présenter leur œuvre au monde.

Suivant les descriptions de l’auteur, le passé est omniprésent dans l’architecture du lieu. Hier usine modèle du communisme, aujourd’hui centre culturel de la Chine globalisée ; la tentation est grande de considérer le 798 dans un simple rapport binaire entre un passé maoïste révolu et un présent tourné vers la modernité et le capitalisme mondial. Pourtant, l’auteur nous met en garde contre cette vision trop simpliste. D’abord parce que les ouvriers sont toujours présents au 798 – toute activité industrielle n’ayant pas déserté le complexe – même s’ils paraissent très en retrait de l’affichage de l’art. Ainsi, le 798 ne se résume pas à une simple friche industrielle réinvestie par des artistes mais est un lieu plus diffus, plus fragmenté. Ensuite parce que ce passé, précisément, n’est pas passé, ni dans le rapport du 798 aux autorités, ni dans les œuvres qui y sont exposées…

Un ouvrier observe un oeuvre - E. Frenkiel

Avant-garde et art engagé

L’ouvrage fait aussi du 798 le prétexte à entrer dans le monde de l’art contemporain chinois. L’auteur part à la rencontre de nombreux artistes ou marchands [5]. Leur biographie et la manière dont elle épouse l’histoire politique chinoise est toujours mise en perspective avec leur production artistique. Or, depuis les années 1990, l’art contemporain chinois fait l’objet d’un engouement fulgurant sur le marché mondial.

Ce qui frappe dans la production artistique contemporaine est le poids écrasant de la dimension politique et du passé maoïste. Comme l’est l’usine, chargée sur ses murs des slogans de la révolution culturelle, la plupart des artistes sont hantés par les « spectres de Mao » (2e partie). Récupérée, détournée, mais aussi banalisée dans l’œuvre d’art, la figure de Mao, et avec elle l’époque de la Révolution culturelle, reste une source d’angoisse et un moteur de la création. Ainsi dans les années 1990, fleurissent une myriade de Maos, des provocantes Miss Mao des frères Gao au Mao couché de Sui Jianguo [6]. Parfois, la seule représentation du veston immortalisé par le leader historique suffit, comme c’est le cas dans la célèbre pièce Legacy Mantle du même artiste (voir ce lien). Beaucoup de ces artistes ont vu leur famille décimée par la Révolution culturelle et tentent de neutraliser celui qu’il reste interdit de tenir pour le principal responsable. Ainsi, l’« image du grand homme » [7] est devenue un élément du décor kitsch pour faire oublier ce qui reste le grand malaise : la responsabilité de Mao dans les massacres, mais aussi la responsabilité collective. Comme l’explique en effet Sui Jianguo, représenter Mao couché est aussi une manière de faire de lui un homme normal et de poser la question de la responsabilité collective vis-à-vis des exactions (p. 87). Pour beaucoup de ces artistes, la Chine est en perpétuel mouvement mais ne pose pas la question du passé ; ainsi reste-t-elle sous l’empire de ce passé sur lequel il est délicat de revenir, compte tenu du régime. Le portrait de Mao est alors utilisé comme exutoire. D’autres artistes ne travaillent pas sur l’effigie de Mao mais traitent directement de ce rapport au communisme non plus « comme fin de l’histoire », mais comme une « histoire congelée » (p. 77). C’est le cas de Zhang Xiaogang qui s’est fait connaître par son travail à partir de portraits familiaux datant de la Révolution culturelle [8]. Comme l’explique l’auteur, « Zhang Xiaogang ne s’est jamais présenté comme un artiste critique, mais ses portraits sont traversés par la question du biopolitique, du modelage des corps par le pouvoir » (p. 79). Beaucoup d’initiatives collectives, comme l’historique exposition des Étoiles de 1979, se font en référence à la personnalité de Mao : ce dernier représentant le soleil, il avait laissé le champ libre aux étoiles en disparaissant (p. 167).

Mao au 798 - E. Frenkiel

Des artistes contestent cette esthétisation des images maoïstes considérée comme une production d’icônes « political pop  » aujourd’hui vidée de sa subversion et avant tout au goût de la clientèle occidentale. C’est le cas de Joey Chang, installé au 798, ou encore d’Ai Weiwei qui, dès le début des années 1980, condamne le régime dans et en dehors de sa production. Pape de l’art contemporain, il s’exile aux États-Unis dans les années 1990 et acquiert une renommée internationale. Il tient cette production « pop politique  » pour dérisoire sans pour autant abandonner la contestation sous des formes qu’il juge plus efficaces. Plusieurs fois emprisonné, ce blogueur subversif a été encore dernièrement condamné par les autorités [9]. Dans une autre veine, d’autres artistes, notamment de générations plus récentes, rejettent la contestation politique et l’ouverture à l’extérieur et se tournent davantage vers la Nature, l’écologie, mais aussi la tradition chinoise ancestrale comme le taoïsme (p. 121). Zhang Huan ou Cang Xin ont par exemple cherché à dépasser l’art « pop politique » et le marché international qui a fait leur notoriété pour prendre un « tournant ‘écolo-spiritualiste’ » [10]]. On peut se demander dans quelle mesure il ne s’agit pas de contourner d’une autre façon les spectres de la Révolution culturelle, non plus par une ouverture politique vers l’extérieur, mais vers le passé : non plus dans l’espace, mais dans le temps. Toute une période politique qui a façonné la Chine serait alors occultée par un retour à un passé plus lointain, actualisé d’une dimension écologique contemporaine en rupture avec l’idéologie de ces années.

Ainsi, des lendemains de la Révolution culturelle à la période actuelle, l’ambition centrale est souvent de lier l’innovation esthétique et l’intervention politique dissidente. Des « peintres étoiles » au tout début des années 1980 à l’activisme numérique d’Ai Weiwei en passant par la nouvelle vague de 1985 et le coup d’arrêt de Tian’anmen, l’ouvrage retrace la constitution d’un art contemporain composé d’expressions individuelles multiples, parfois contradictoires, mais presque à chaque fois travaillées par le rapport au pouvoir. Or, dans un pays-continent façonné depuis des décennies par l’art officiel et de propagande, le travail de ces artistes permet de reconsidérer la place des avant-gardes dans la question sociale et politique. La multiplicité de ses expressions, d’un art « pop politique » aujourd’hui neutralisé jusqu’aux performances presque insoutenables, a pu s’exprimer au 798 et dans le monde artistique qui gravite autour de lui : plus qu’une simple vitrine, il en est aussi un catalyseur.

Des ambivalences de l’artiste, des ambiguïtés de la Chine

Ce qui ressort enfin de cette étude est la constante oscillation entre passé et présent, entre régime autoritaire fermé et ouverture au monde extérieur, entre étatisme autoritaire et adoption effrénée du capitalisme. L’« ambivalence de l’artiste » (3e partie) est aussi celle du 798, tout autant que celle du régime. Intimement liées à la question de la dissidence politique de l’avant-garde, celles de la surveillance de cette avant-garde par un régime autoritaire et de sa neutralisation par le marché sont posées dans l’ouvrage et revisitées dans le cas singulier de la Chine.

En exposant les évolutions du 798, l’auteur s’attache aux trajectoires de multiples artistes, de la marginalité à la postérité. Par exemple, celle de Zhang Huan : dans les années 1990, à Beijing East Village où les taudis voisinent avec les « décharges et les chiens errants », il réalise des performances « de l’extrême » particulièrement éprouvantes comme 12m2 ou 65 kg (p. 101-103). Quelques années plus tard, il s’exile aux États-Unis et devient une icône de la scène internationale. « De retour en Chine en 2005, il est aujourd’hui à la tête d’une véritable entreprise », employant 200 personnes dans la banlieue de Shanghai. Critiqué par ses pairs dans son pays, l’artiste de la marge est aujourd’hui mondialement renommé – notamment pour ses déambulations new-yorkaises le corps recouvert de viande – et est devenu « patron et homme d’affaires » (p. 110-111). Son parcours est celui de nombreux autres artistes présentés dans le livre, reconnus par une scène globale de l’art qui a débusqué dans les productions contemporaines chinoises un « marché aux virtualités immenses » (p. 192). Aujourd’hui, l’art contemporain chinois est largement consacré. Dans la dernière partie de l’ouvrage, l’auteur fournit de nombreux chiffres qui donnent le vertige. Par exemple, en 2007, un portrait de Zhang Xiaogang a été vendu à 4,4 millions de dollars pour un produit des ventes atteignant 57 millions de dollars. « Il entrait ainsi dans le club très fermé des Jeff Koons, Takashi Murakami et autres Jean-Michel Basquiat »(p. 191). Ainsi, pour l’auteur, « Zhang Xiaogang et ses collègues s’inscrivent désormais pleinement dans un devenir global de la marchandise dont ils scandent à leur manière les avatars contemporains. Aussi distancié, ironique, voire subversif, que puisse être le regard qu’ils portent sur la société du capital, ils en ont définitivement intégré la logique »(p. 210). 

Dès lors, le 798 a joué un rôle fondamental dans la notoriété de ces artistes sur le marché mondial qui s’est largement déplacé vers l’Asie dans les décennies 1990 et surtout 2000. Aujourd’hui, les plus grandes entreprises curatoriales ont une galerie au 798 et les stars du monde entier se retrouvent au vernissage d’expositions autour de grandes marques de luxe comme celles du groupe LVMH (p. 209). Au 798, l’art est intégré au « consumérisme ambiant » (p. 210), à la fois dilution dans le luxe et sûr moyen de ne pas « rester dans sa tour d’ivoire ». Le Dashanzi Art District est devenu une « industrie culturelle » et le foyer d’une « nouvelle utopie, celle du regarder/consommer » (p. 225). Il a suivi la même trajectoire que ces artistes, de la marge à la renommée.

La galerie « 798 Space » - E. Frenkiel

Et l’État chinois dans tout ça ? Là encore, la description d’une constante ambivalence des autorités traverse l’ensemble du livre ; ambivalence vis-à-vis des artistes et de la globalisation de leur art, dont l’attitude envers le 798 est le reflet. À l’ouverture au marché mondial, correspond en art l’acceptation par les autorités du fait que l’art officiel ne peut plus être l’unique source de création. Au départ suspectés voire poursuivis par le régime, les artistes ont été peu a peu tolérés puis accueillis comme des composantes du soft power chinois sur la scène mondiale. Cela n’a pas empêché une constante surveillance et des replis, qui se traduisent par des fermetures d’expositions, des arrestations, etc. Comme les artistes, le 798 est devenu un maillon essentiel de la politique de rayonnement culturel, tout autant surveillé que promu comme symbole d’ouverture. Dès lors, le 798 est paradigmatique de la somme de ces ambivalences. L’auteur se garde bien de juger le devenir consumériste du lieu : « On aurait tort de s’offusquer de cette situation, comme le font les puristes. L’existence même d’un aussi vaste rassemblement dans un pays où le moindre attroupement est sujet d’inquiétude pour les autorités, est en soi assez réjouissante (p. 225). » Et l’auteur de conclure à propos du 798 : « Tout cela contribue à la fabrication d’une utopie qui articule l’horizon du global et les pesanteurs du local, les désirs de consommation et l’innovation culturelle, la société du spectacle et le réalisme politique. Là se trouve la magie propre au 798, ce mélange instable d’ici et d’ailleurs, et les virtualités multiformes qu’il ouvre à l’imaginaire collectif. Temple de l’ordre marchand et de ses fétiches, il porte en lui comme son envers les tensions et les contradictions d’une société en pleine effervescence (p. 226). » Finalement, le 798 est à l’image des multiples facettes et du devenir de la Chine, donnant toute sa profondeur à cet ouvrage très riche qui, à partir d’une simple usine réhabilitée en centre d’art, propose une réflexion sur de nombreuses questions essentielles tant pour la sociologie et l’histoire de l’art que pour l’analyse politique de la globalisation.

par Sophie Leclercq, le 17 mai 2012

Pour citer cet article :

Sophie Leclercq, « Un ethnologue au village des artistes », La Vie des idées , 17 mai 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Un-ethnologue-au-village-des

Nota bene :

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Notes

[1Voir notamment Un ethnologue à l’Assemblée, Odile Jacob, 2000.

[2Anthropologie de la globalisation, Payot, 2008.

[3Les études sur le 798 ne sont pas nombreuses. L’auteur se fonde, surtout dans la première partie, largement historique, sur l’ouvrage collectif Beijing 798 Now. Changing Art, Architecture and Society in China, Cheng Lei, Zhu Qi (eds.), Timezone 8, 2008, et sur celui de Huang Rui (ed.), Beijing 798. Reflections on «  Factory  » of Art, Sichuan Fine Arts Publishing House, 2008. Une courte bibliographie en fin d’ouvrage fournit les références essentielles tant sur les évolutions de la Chine que sur le marché de l’art contemporain.

[4Voir quelques photographies sur ce site

[5Face à la richesse des témoignages recueillis par l’auteur et des biographies utilisées dans l’ouvrage, on regrette l’absence d’un index des noms.

[6Ces œuvres sont reproduites dans le trop succinct cahier iconographique  ; voir par exemple ce lien

[7Voir le n°11 (2010) de la revue Gradhiva qui porte sur les usages populaires (et non pas les représentations artistiques) de l’iconographie officielle des grands hommes. Néanmoins le caractère générique de ces représentations de Mao, qui incarne la marque de la contemporanéité artistique chinoise, induit par l’expression d’art chinois «  political pop   », rejoint un usage populaire du portrait de Mao, comme l’est le recyclage vintage de l’iconographie maoïste.

[8Reproduction dans le cahier iconographique, voir ce lien ou ce lien

[9Le travail photographique et vidéo d’Ai Weiwei fait aujourd’hui l’objet d’une exposition au Jeu de Paume à Paris, «  Entrelacs  », du 21 février au 29 avril 2012.

[10Communication series 4 de Cang Xin est reproduite en cahier iconographique  ; voir ce lien

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