Recherche

Recension Arts

Esthétique de l’empreinte

À propos de : Georges Didi-Huberman, La ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, Minuit


par Susana Gállego Cuesta , le 5 juin 2008


Télécharger l'article : PDF

Loin d’être un artefact préhistorique, une façon désuète et dépassée de produire des images, l’empreinte, en laquelle Georges Didi-Huberman voit autant un objet qu’un processus, est encore aujourd’hui au cœur d’une pratique artistique. En s’intéressant à sa valeur plastique autant qu’heuristique, il interroge l’histoire de l’art avec des outils renouvelés.

Recensé : La ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, Georges Didi-Huberman, Minuit, 2008, 379 p. 29, 50€.

En retraçant une histoire synoptique de l’empreinte, et en modifiant nos façons habituelles de regarder l’image dans sa singularité, La ressemblance par contact veut contester le modèle optique de l’imitation en promouvant celui, tactile et technique, du travail en acte. Georges Didi-Huberman entend modifier nos façons habituelles de comprendre chaque œuvre d’art dans son historicité. L’histoire de l’art est trop dépendante d’un modèle déductif qui suppose un mouvement de « progrès » du modernisme au postmodernisme, et qu’une « évolution » dans l’art est possible : elle tendrait vers une épuration des formes et des concepts jusqu’à aboutir à un art totalement dématérialisé, ne s’intéressant plus du tout à la forme et à ses contraintes. À ce modèle, il faut en substituer un autre, plus complexe, plus à même de rendre compte des suggestions du visuel, de la puissance évocatrice de l’art, qui tient compte des intrications de temporalités diverses, hétérogènes et conflictuelles, dont toute image est faite, et qui en font la richesse de lecture et de ressenti.

Anachronisme et archéologie des formes

Relevant le défi de parler de l’empreinte « en général » (alors qu’elle est toujours l’indice d’une relation particulière, d’un corps spécifique), Georges Didi-Huberman revendique, comme dans ses ouvrages précédents, l’anachronisme de racine warburgienne afin de repenser la « situation actuelle » – l’historien doit se faire anthropologue et complexifier ses propres modèles de l’évolution, de la transmission, il doit convoquer toute l’histoire et toutes les images, quelle que soit leur époque, passée ou présente, afin de comprendre l’événement que suppose toute rencontre avec une œuvre d’art. L’anachronisme, le rapport dialectique au temps dont la technique de l’empreinte est porteuse, doivent permettre de sortir la réflexion sur l’art contemporain de son impasse stérilisante, entre postmodernisme et antimodernisme. Revenir véritablement à Walter Benjamin, à sa façon de penser l’aura, doit permettre de dialectiser la critique d’art, d’en finir avec la déploration ou l’encensement de la « perte des vraies valeurs », et de reconsidérer, par exemple, le travail d’un Marcel Duchamp, si souvent réduit à quelques formules hâtives ou au pur « n’importe quoi » qu’il est censé avoir inauguré dans l’art.

Pour ce faire, Didi-Huberman recourt autant à l’anthropologie qu’à l’approche archéologique. Il cherche à faire surgir le regard non informé du préhistorien, afin de commencer à vraiment regarder ce qui travaille dans l’art : « Nous devrions accepter de nous placer devant une sculpture de Donatello, de Rodin ou de Marcel Duchamp, comme devant une empreinte de main préhistorique. Devant une telle empreinte, en effet, nous ne savons rien à l’avance, ou alors nous devons critiquer tout ce que nous savons déjà par un examen toujours plus approfondi du matériau lui-même. » (p. 20)

Le processus de l’empreinte, simple en apparence, est en fait porteur d’une pensée technique de la « procédure » et de l’ajustement, d’une temporalité particulière dans laquelle l’extrême présence et l’absence peuvent cohabiter. L’empreinte peut donc servir à comprendre une institution des images qui refuse toute téléologie (l’évolutionnisme et la quête des origines étant encore trop souvent les bases de la critique d’art) et qui ne prend plus l’image dans son sens trivial (imagerie, iconographie) : l’empreinte offre à la notion d’image en général un modèle constitutif, un paradigme, qui n’a pas encore été reconnu dans toute l’étendue de sa signification historique, philosophique et anthropologique.

Les Arts libéraux et leur « cuisine »

Cet outil a une prégnance historique exceptionnelle : depuis la préhistoire, en passant par Pline ou la Sainte Face, le processus d’empreinte est sollicité pour garder la mémoire du contact, de façon quasi magique. Généalogie, pouvoir et survivance se retrouvent dans une même technique qui permet de mettre à jour les refus et non-dits de la culture humaniste. L’avènement des arts libéraux, s’opposant désormais aux arts mécaniques, repose sur un détachement, sur une prise de distance par rapport à la matière – l’artiste n’est plus censé pratiquer la petite cuisine de l’empreinte : c’est ce qu’indique la revendication, maniaque chez Vasari, de la forme comprise comme idée. Or cette doctrine, qui informe toujours notre pensée de l’art de ses oppositions et de ses exclusions, ne rend pas compte de la pratique d’un Donatello, par exemple. La réflexion et l’enquête sur l’empreinte que mène Didi-Huberman se révèlent en ce point saisissantes de pertinence, permettant de voir la prise de forme, loin de la philosophie de l’imitation et du pur visuel. Donatello et son appétit formel, son attitude expérimentale et son usage heuristique de l’empreinte nous sont donnés à voir à l’œuvre.

Cette réévaluation du rôle de l’empreinte à la Renaissance permet d’éclaircir le rapport angoissé et fasciné qu’entretient le XIXe siècle avec cette technique. L’exemple de David d’Angers, sculpteur reconnu aujourd’hui oublié du grand public, montre le rapport obsessionnel qui s’ établit entre « grand art » et empreinte, entre pratique intellectuelle et basses œuvres d’atelier. Sa relation au moulage est représentative d’une attitude largement partagée par les artistes et les critiques, qui les fait se défier des praticiens, de ceux qui ont partie liée avec la matière et, par là, avec la décadence voire la pourriture. Cette opposition, qui prolonge l’effort théorique de la Renaissance pour éloigner la main de l’image, afin d’anoblir la tâche de l’artiste et l’élever au rang de travail purement intellectuel, devient quelques siècles plus tard un dogme qui recouvre toute une panoplie de défiances et non-dits. L’opposition théorique de la photographie et de l’empreinte, alors même que ces deux techniques sont apparentées par bien des endroits, le scandale du moulage chez Rodin (qui utilisait systématiquement le moulage et les procédés d’empreinte, produisant des formes toujours en processus, en élaboration active grâce à ce rapport direct à la matière – mais qui du coup dérogeait au sacro-saint principe de l’art comme cosa mentale…), sont autant de moments où la relation intime au multiple, au reproductible, soulèvent le problème de la vie, de la forme mortifiée et mortifère. La forme bricolée, la mise à jour du processus de création, sont vécus comme des obscénités. L’exemple de Rodin, grand mouleur et empreinteur, condensant et résolvant en sa pratique toutes les contradictions de son siècle, donne, selon Didi-Huberman, l’image dialectique d’une pensée de la sculpture où la forme, l’idée, ne craignent plus de s’abîmer en se livrant au « bas matérialisme » d’un procédé immémorial.

Ce procédé va être d’autant plus utilisé par la sculpture moderne qu’il est problématique : en posant son regard sur Feuille de vigne femelle de Marcel Duchamp, l’auteur démontre comment ce petit objet à l’apparence inoffensive, souvent oublié par la critique qui se polarise toujours autour des mêmes points, est en fait l’expression même d’une façon nouvelle de penser les images et de produire des œuvres d’art. Le don et la caresse, la précision et la pensée tactile approfondissent (enfin !) l’image du monstre Duchamp, l’insaisissable ironiste, qui s’enrichit par là d’une humanité nouvelle. Le concept (récurrent dans son travail) d’inframince s’éclaire, grâce à l’empreinte, au travail du contact et de l’écart minime, d’un jour nouveau. « […] Le problème de l’objet sériel n’est pas tant celui du même que celui de l’écart dans le même. […] Mais […] comment [Duchamp] nous fera-t-il concrètement accéder à cet écart, à cet intervalle, à cette « différence séparative inframince » ? Répondre à cette question reviendrait, je crois, à commencer de regarder une œuvre de Marcel Duchamp. » (p. 282) Didi-Huberman réussit pleinement à remotiver ce regard renouvelé qu’il appelle de ses vœux.

par Susana Gállego Cuesta, le 5 juin 2008

Pour citer cet article :

Susana Gállego Cuesta, « Esthétique de l’empreinte », La Vie des idées , 5 juin 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Esthetique-de-l-empreinte

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

À lire aussi


Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet