En juillet 1861, William Howard Russell, l’un des premiers correspondants de guerre, couvre la Guerre de Sécession (1861-1865) pour le Times de Londres. Témoin du premier grand affrontement, la chaotique bataille de Bull Run, ce journaliste dublinois utilise pour la première fois le terme d’exceptionnalisme américain pour exposer le manque de discipline et de préparation militaire des troupes unionistes et confédérées. Dans sa première apparition écrite, le terme, inventé donc par un Européen, revêt une connotation péjorative et se rapporte aux aspects matériels d’un conflit majeur de l’histoire des États-Unis.
Dans American Exceptionalism, l’historien australien Ian Tyrrell, revisite l’histoire des États-Unis de leur fondation à aujourd’hui en s’interrogeant sur les usages de ce terme. Cette relecture du passé implique une définition très fine des contours de l’exceptionnalisme. Tyrrell examine alors les différents sens qu’a revêtus le mot « exceptionnel » au cours du temps : exemplaire, unique, incomparable, incorruptible, hors du temps, indispensable. Aussi prend-il soin de distinguer minutieusement l’exceptionnalisme américain d’autres idées proches parfois considérées à tort comme équivalentes comme l’American Idea (idée américaine), l’American Creed (crédo américain), l’Americanism (américanisme), la City upon a Hill (cité sur la colline) ou la Manifest Destiny (destinée manifeste) (p. 10). Il précise aussi que l’exceptionnalisme incorpore au cours du temps d’autres « mythes subsidiaires » comme l’American Dream (rêve américain qui remonte au New Deal) ou l’American Century (siècle américain) qui date des années 1940. Dans certains chapitres, Tyrrell propose également une perspective transatlantique intéressante examinant la perception de l’exceptionnalisme américain par des voyageurs européens comme Tocqueville et la réception de leurs écrits aux États-Unis.
Au-delà de la signification académique considérable de cet ouvrage, pour Tyrrell l’enjeu est aussi politique puisqu’il s’agit de comprendre comment l’exceptionnalisme américain a d’abord désigné un sentiment imprécis d’appartenance nationale au XIXe siècle avant de devenir dans les années 1980 une idéologie d’État, un mot de combat, une manifestation de patriotisme. Dans son récit, l’exceptionnalisme combine une dimension religieuse avec des aspects politiques et économiques.
Les origines puritaines de l’exceptionnalisme américain
Même si le terme n’est vraiment utilisé dans les milieux académiques qu’à partir de la crise de 1929, on peut, selon Tyrrell, faire remonter l’idée d’un exceptionnalisme américain au début du XVIIe siècle lors de la fondation de la colonie de la baie du Massachusetts par les puritains en 1630. D’autres penseurs, américains ou étrangers, tels Alexis de Tocqueville ou Seymour Martin Lipset, ont suggéré que le puritanisme – par son caractère décentralisé et congrégationnel et par l’accent mis sur la réussite individuelle – s’accordait particulièrement bien avec les institutions démocratiques, symboles de l’exception américaine par rapport au système féodal européen.
Tyrrell s’appuie, lui, sur une lecture fine des textes religieux de l’époque pour démontrer que l’apport essentiel du puritanisme à la tradition exceptionnaliste est l’idée que les premières colonies ont été « élues » pour accomplir un destin providentiel et notamment, dans une tradition millénariste, préparer la seconde venue du Christ. Dans cette perspective, la prospérité des États-Unis, cette terre « ruisselant de lait et de miel » (selon l’expression biblique), devient le signe matériel de la faveur divine. Les prêcheurs et les hommes politiques utilisent alors des références bibliques (l’Exode, la Terre promise, le Sanhédrin) pour comparer les puritains du Nouveau Monde au peuple élu, les premières colonies à un nouvel Israël et justifier les institutions politiques de la future république.
La construction d’un imaginaire pré-historiciste à la suite de la Révolution américaine
La Révolution américaine est à l’origine de la construction d’une identité nationale. Mais, Tyrrell nous prévient : le sentiment d’appartenance à la nation résulte plus d’un travail de réécriture que de la réalité. Après tout, demande-t-il, ne peut-on pas considérer la Révolution américaine comme s’insérant dans le moment révolutionnaire transnational allant des années 1776 à 1815 et s’inspirant, comme tant d’autres, des idées européennes des Lumières ? Ce n’est donc que rétrospectivement que la nature exceptionnelle de la Révolution a été fabriquée. Ce travail de mémoire s’est surtout intensifié à partir du milieu du XIXe siècle lorsque les historiens et les hommes politiques ont réimaginé la Révolution comme un événement qui échappe aux lois historiques et qui se situe donc « hors du temps ». L’exceptionnalisme devient pré-historiciste : « Yesterday, today and tomorrow, the United States was and will always be the same. » (« Hier, aujourd’hui et demain, les États-Unis furent et seront toujours identiques », p. 35). La nostalgie révolutionnaire cristallise et coagule alors des souvenirs d’événements aussi distincts que la Déclaration d’indépendance, la Guerre Révolutionnaire (1776-1781), la Constitution fédérale de 1787 ou les débats sur le Bill of Rights. De plus, les valeurs qui ont présidé à la naissance des États-Unis semblent incorruptibles parce que non soumises au passage du temps.
Vers un exceptionnalisme plus inclusif ?
Toutefois, à la fin du XVIIIe siècle, le pouvoir démesuré des puritains détonne dans un contexte de pluralisme et de liberté religieuse, de séparation de l’église et de l’État (disestablishment qui se fait surtout entre 1776 et 1789) et de débats sur la rédaction du Premier amendement. Commence alors un travail de renouvellement doctrinal et discursif du protestantisme américain pour s’ajuster à la nouvelle donne politique.
Cette forme renouvelée de l’évangélisme, loin de se traduire par une laïcisation des institutions de pouvoir, passe plutôt par un postulat d’une religiosité chrétienne plus large et préjugée commune à toute la population. Tyrrell retrace, par exemple, les stratégies des membres de la famille du révérend Lyman Beecher pour définir les États-Unis comme République chrétienne qui accomplit le dessein divin en instaurant un gouvernement démocratique et républicain. Aux yeux de ces réformateurs chrétiens, les États-Unis deviennent exceptionnels non pas par une laïcisation du pouvoir, mais par un alignement entre la loi de Dieu et la loi des Hommes. Et, dans les écrits du révérend, la république est exceptionnelle puisqu’elle peut accélérer la seconde venue du Christ en assumant un leadership mondial et en développant les institutions démocratiques favorables à une régénération morale.
L’adhésion massive des Américains aux sociétés de tempérance et de morale promues par les évangélistes à partir des années 1810 – ce que les historiens appellent le Benevolent Empire (Empire Benevolent, p. 69) – participe alors au remodelage d’une société civile vertueuse et morale porteuse d’une forme originale de participation politique. Et comme l’explique Tyrrell à travers l’exemple des deux filles du révérend Beecher, Catharine Beecher (auteure d’un célèbre traité d’économie domestique publié en 1841) et Harriet Beecher (autrice en 1852 de La Case de l’oncle Tom), les femmes vont jouer un rôle essentiel dans le développement de la République Chrétienne. Les femmes (blanches, protestantes et de classe moyenne) s’emparent de cet esprit de réforme et veulent participer à l’expérience républicaine. Elles approfondissent alors leur éducation (dans des sociétés qui leur apprennent à lire et à écrire) pour devenir les gardiennes des valeurs américaines. Ces self-made women, mères et épouses responsables, modèles d’efficacité et de frugalité, incarnent l’équivalent féminin du mythe du yeoman farmer, étendard de moralité sur laquelle repose la liberté (des hommes blancs).
Un exceptionnalisme en clair-obscur
Toutefois, toujours au XIXe siècle, malgré la construction d’un imaginaire d’une Amérique vertueuse, certains événements rendent une partie des Américains sceptiques. Le discours d’Abraham Lincoln de 1861 désignant les Américains comme « almost chosen people » (« peuple presque élu », p. 30) semble trahir le malaise grandissant d’une partie importante des élites avec la rhétorique exceptionnaliste.
Tyrrell rappelle que le territoire des États-Unis s’étend considérablement à partir des années 1840 et que se posent alors les questions de l’universalisme des valeurs américaines et de la possibilité d’exporter l’exceptionnalisme. La progression de la frontière (jusqu’en 1890), l’annexion du Texas (1845), la guerre américano-mexicaine (1846-1848) et l’extension à des territoires ultramarins – notamment à ce qui reste de l’empire colonial espagnol après la guerre hispano-américaine de 1898 – semblent indiquer que l’on peut étendre les valeurs américaines vers l’Ouest et le Sud et fournissent un atout fondamental à la puissance états-unienne. La Manifest Destiny (Destinée Manifeste) telle qu’imaginée initialement par le journaliste new-yorkais John L. O’Sullivan présente même les États-Unis comme choisis par Dieu pour être un phare de liberté guidant les autres nations et « smite unto death the tyranny of kings, hierarchs, and oligarchs » (« frappant à mort la tyrannie des rois, des hiérarques et des oligarques », p. 106). Cette extension territoriale combinée à la découverte de l’or et au progrès technique et économique de la fin du XIXe siècle alimentent le discours sur la « futurité » des États-Unis. [1] Tyrrell parle alors d’un exceptionnalisme qui échappe au temps, mais se réalise dans l’espace en s’y déversant.
The “Great Nation of Futurity” collapsed time into space. No other nation could be conceived in such a purely spatial and ahistorical way.
/ La "Grande Nation de la Futurité" a fait disparaître le temps dans l’espace. Aucune autre nation ne pouvait être conçue d’une façon aussi purement spatiale et anhistorique. (p. 107-108)
Toutefois, cette expansion géographique présente aussi les Américains en colonisateurs (comme les Européens). À partir de ce moment, les périodes de doute sur le caractère exceptionnel du système politique sont de plus en plus nombreuses.
Les vagues d’immigration et la complexité raciale croissante de la société américaine au début du XXe siècle posent la question de la pureté de l’identité américaine. Dans un premier temps, les réponses oscillent entre un américanisme plus inclusif et cosmopolite et un ethno-nationalisme vantant la supériorité de la race anglosaxonne. Mais, les attentats anarchistes, la Grande Guerre et les red scares (peurs rouges) entraînent le rejet des identités hybrides (« hyphenated Americans », p. 149) et poussent vers une conformité idéologique. L’héritage contesté du New Deal et le début de la guerre froide centrent alors le débat sur la possibilité du socialisme aux États-Unis. Une question divise alors les marxistes : les États-Unis s’engageront-ils à terme sur une trajectoire révolutionnaire ? L’exceptionnalisme devient un outil comparatiste utilisé par les penseurs pour évaluer le potentiel révolutionnaire des pays. Selon les tenants marxistes de l’exceptionnalisme américain comme le militant communiste Jay Lovestone, les lois historiques du capitalisme ne s’appliquent pas (encore) à la société américaine. L’exceptionnalisme devient ici carence, déficience.
Dans les années 1980 et 1990, face à l’implosion du bloc soviétique, l’exceptionnalisme triomphant et moraliste poussé par la révolution conservatrice revient en force. Les États-Unis, centre du capitalisme mondial, deviennent, selon la secrétaire d’État Madeleine Albright, une nation « indispensable ». Ce discours se double, dans les années 2000, dans le contexte plus sombre de la guerre contre « l’axe du Mal » et de l’élection contestée de Barack Obama, d’une rhétorique suprémaciste et antisocialiste.
Quelques remarques
On aurait aimé que Tyrrell consacre un peu plus d’espace à l’histoire du XXe et XXIe siècles (seulement 3 des 11 chapitres et à peine 15 pages pour couvrir la période allant de Reagan à Trump). Par exemple, lorsque Tyrrell aborde la montée de l’anti-exceptionnalisme dans la période qu’il qualifie de « long New Deal » (années 1930 – années 1960) (p. 164), il aurait peut-être fallu distinguer les périodes d’avant et après-guerre. En effet, s’il y a bien une continuité entre les idées du New Deal et la construction d’un État social après 1945, la réticence à croire dans un exceptionnalisme américain dans les années 1930, une période marquée par les conséquences de la crise de 1929, semble d’une autre nature que les critiques des années 1960 sur le conformisme et le caractère superficiel et inégalitaire de la société de consommation.
Par ailleurs, Tyrrell aurait également pu détailler un peu plus les mécanismes qui relient la révolution conservatrice des années 1980 aux années Trump. Il explique bien comment, sous l’administration Reagan, dans un contexte de malaise américain, des idées comme celles du « peuple élu » et de « l’antagonisme entre la cour et les territoires » (le principe du court versus country à l’origine de la défiance anti-gouvernementale) refont surface, combinées à une résurgence du fondamentalisme protestant avec son lot de téléprédicateurs. Toutefois, il manque une histoire de la continuité culturelle qui mène à Donald Trump intégrant le rôle de certains médias et de certains barons de la vie politique américaine.
Enfin, si bien dans plusieurs chapitres, Tyrrell explique les conséquences souvent dramatiques de l’exceptionnalisme pour les minorités et pour les femmes, d’autres historiens voudront certainement s’engager dans une écriture plus approfondie de ce récit passionnant.
Ian Tyrrell, American Exceptionalism. A New History of an Old Idea, The University of Chicago Press, 2021, 288 p.