Les États-Unis n’étaient pas destinés à devenir un « empire ». Bien au contraire, selon David Armitage, la Déclaration d’indépendance de 1776 lança le processus de création des États-nations dont le système international contemporain est issu. Un essai d’histoire globale qui ouvre le débat.
Recensé : David Armitage, Du Nouveau Monde à l’Amérique d’Obama, Paris, L’Atalante, coll. « Comme un accordéon », 2009.
La Vie des Idées a organisé en novembre 2009 un débat autour du livre de David Armitage, The Declaration of Independence. A Global History, récemment traduit aux éditions L’Atalante. À cette occasion, deux américanistes, Denis Lacorne (CERI-Sciences Po) et Romain Huret (Lyon 2-IUF) ont discuté les principales thèses de cet ouvrage.
David Armitage est professeur d’histoire des idées politiques à Harvard, spécialiste d’histoire impériale et atlantique. Il a publié en 2000 un livre qui a fait date dans le champ de l’histoire impériale, intitulé The Ideological Origins of the British Empire (Cambridge University Press). Il codirige la collection « Ideas in Context » de Cambridge University Press.
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Une recension du livre de David Armitage par Romain Huret
L’initiative des éditions L’Atalante est heureuse. La traduction de l’ouvrage de David Armitage, The Declaration of Independance. A Global History (2007), permet de rendre accessible à un public français un ouvrage stimulant. La qualité et la précision de la traduction, jusque dans les compilations de déclarations d’indépendance qui accompagnent en annexe l’ouvrage, renforcent le plaisir de lecture. Toutefois, en ouvrant le livre de David Armitage, le lecteur français risque d’être quelque peu décontenancé, moins par l’étrangeté du titre choisi par l’éditeur français (que vient donc faire Barack Obama ici ?), que par la nature du propos. Éminent spécialiste de l’Empire britannique du XVIe au XVIIIe siècles, professeur dans la prestigieuse université Harvard, David Armitage s’aventure sur des terrains risqués qu’il connaît moins : l’histoire américaine tout d’abord, l’histoire contemporaine, ensuite, et l’histoire des relations internationales enfin. Son argument est simple : la Déclaration d’indépendance des États-Unis a servi de matrice intellectuelle et de référence symbolique pour l’ensemble des indépendances dans le monde entier depuis la fin du XVIIIe siècle. Contrairement à ce qu’affirment les conservateurs américains du début du XXIe siècle, puisant fortement dans les temps de la Jeune République pour asseoir leur politique étrangère aventureuse, la Déclaration d’indépendance ne donne pas naissance à un exceptionnalisme américain, mais plutôt à une idée universelle, qui se diffuse lentement dans l’ensemble du monde [1]. La nouveauté du texte, nous explique Armitage, réside moins dans son évocation des droits des individus, mais plutôt dans l’affirmation d’un État souverain ; réduire le texte à sa dimension nationale serait un contresens car il annonce un principe universel : l’existence d’États souverains. De cette manière, Armitage apporte sa pierre à un débat contemporain sur la place des États-Unis dans le monde, estimant une telle démarche présentiste tout à fait salvatrice.
Avec minutie, Armitage décortique l’écriture de ce texte fondateur. Les conditions pratiques de son élaboration démontrent que les rédacteurs américains ont puisé dans un ensemble de références mondiales ; l’adoption du texte par les élites d’autres pays s’explique donc aisément. Dès lors, estime Armitage, l’écriture d’une histoire globale de la Déclaration d’indépendance s’impose. Avec modestie, il fixe quelques lignes directrices et invite ses collègues historiens à étoffer la recherche. Comme l’auteur le reconnaît tout à fait, la troisième partie portant sur le processus de diffusion est indéniablement la plus faible de l’ouvrage car elle avance à grands pas, sans tenir compte de la diversité du réel, des expériences nationales et des résistances. Mais critiquer la rapidité, voire la brutalité, des généralisations, l’absence d’attention portée à la singularité locale des pays évoqués ou la faiblesse de l’appareil théorique utilisé pour évoquer les relations internationales, apparaît excessif car Armitage a anticipé ces difficultés. Le livre n’est pas une somme exhaustive, mais un essai incisif dont les hypothèses doivent être confirmées ou infirmées à l’avenir.
Une lecture politique de la Déclaration d’indépendance
Pleinement respectueux de l’honnêteté de la démarche intellectuelle de l’auteur, c’est donc ailleurs que nous souhaitons ouvrir le débat : tout d’abord, sur le tour de passe-passe opéré par Armitage lorsqu’il néglige l’évocation des droits individuels qui donnent tout leur sens à la Déclaration d’indépendance, ensuite, sur l’absence d’attention portée aux conditions sociales et politiques de diffusion du texte dans le monde et, enfin, autour de la dimension proprement américaine du texte étudié. Dans un premier temps, la lecture restrictive de la Déclaration d’indépendance pose problème : est-il possible de dissocier à ce point des parties du texte et d’affirmer que l’essentiel réside dans la proclamation d’un État souverain ? Une telle proclamation n’a guère de sens sans la reconnaissance des droits individuels des citoyens et la création d’une nation américaine dotée d’idéaux singuliers. Si les Américains ont « oublié » la dimension politique et territoriale de leur Déclaration, c’est que leur intérêt était légitimement ailleurs : dans la revendication d’une égalité citoyenne et la reconnaissance d’une nation dotée de ses propres mythes.
En se maintenant dans une lecture volontairement politique au sens le plus étroit du terme, David Armitage s’inscrit dans un débat propre aux spécialistes de la Jeune République américaine, très soucieux de réfléchir à l’identité nationale des premiers Américains. Cette focalisation sur la dimension identitaire masque, selon lui, les vrais enjeux politiques du temps et la nature révolutionnaire du nouvel État américain. En négligeant ainsi les éléments identitaires et nationaux, Armitage offre une lecture éthérée des premiers temps de la nation américaine. Même si les deux hommes se différencient autour de l’importance de la question nationale, la démarche d’Armitage reconnaît sa dette à un historien de la Jeune République, Peter Onuf, dont le concept d’« Empire de la liberté » est pourtant utilisé pour définir le projet nationaliste de Thomas Jefferson [2]. Dans l’esprit d’Onuf, cette idée d’un Empire de la liberté qui va s’étendre dans les terres de l’Ouest américain qui bordent la Jeune République est théorisée par Thomas Jefferson, le rédacteur (et ce n’est pas un hasard) de la Déclaration d’indépendance. Cet Empire n’a rien à voir avec les guerres révolutionnaires de la France des années 1790 : la liberté est proposée aux populations locales, qui demeurent libres de consentir à ce nouvel ordre politique. Si le livre de Peter Onuf a suscité quelques tiraillements au sein de la profession, rappelant à juste titre que la liberté américaine fut parfois imposée dans ces terres de l’Ouest par des moyens moins idéalistes, celui d’Armitage risque de provoquer des questionnements similaires, d’autant plus qu’il enlève toute réflexion nationaliste et identitaire. Le texte est empreint d’une certaine forme de naïveté, d’idéalisme diront certains, autour de la diplomatie culturelle et des formes, plus ou moins actives, de diffusion des idéaux américains. Comme David Armitage le rappelle lui-même, c’est essentiellement au lendemain de la Première et de la Seconde Guerre mondiales que l’évocation de la mémoire et de la valeur politique du texte firent leur apparition dans des textes publiés par des organisations internationales. Que la Tchécoslovaquie ou le Kosovo (dans les années 1920 pour le premier pays ou les années 1990 pour le second) s’inspirent des idéaux américains ne surprendra aucun historien des relations internationales au XXe siècle.
Les usages d’un lieu de mémoire américain
À la lecture de l’ouvrage, et de sa revendication d’une histoire globale, le lecteur se pose paradoxalement la question d’une histoire proprement américaine de ce texte fondateur. Il ne s’agit pas d’écrire une histoire de sa genèse et de sa diffusion immédiate, déjà écrite, et bien écrite [3]. C’est plutôt l’appropriation de la Déclaration par des groupes sociaux et les modes d’utilisation de ce texte fondateur qui mériteraient d’être analysés. Comme David Armitage l’évoque sans le développer, des groupes, souvent minoritaires comme les Afro-Américains, n’ont pas oublié la dimension strictement politique contenue dans la Déclaration ; d’autres à l’inverse l’ont oublié. Dans les deux cas, il aurait été intéressant de comprendre les modalités de construction de ce lieu de mémoire américain. L’historien Michael Kammen a justement noté que les textes fondateurs ont fait l’objet d’instrumentalisations politiques fluctuantes [4].
Ce regard mémoriel devrait être relié à une seconde piste de recherche sur les conditions politiques et intellectuelles de diffusion de la Déclaration. Si l’administration de Woodrow Wilson emporte dans ses bagages ce texte fondateur lorsqu’elle se rend en Europe, ce n’est sans doute pas anodin. Le rôle de cette diplomatie culturelle aurait permis d’ancrer dans une réalité institutionnelle ce récit qui demeure bien trop souvent éloigné des réalités d’en bas. Des travaux récents sur l’interaction du national et de l’international tout au long du XXe siècle auraient également donné de l’épaisseur narrative et théorique à la démonstration. Mary Dudziak a ainsi brillamment démontré que le mouvement pour les droits civiques dut une partie de sa réussite à la crainte, répandue au sein des élites américaines, que la ségrégation soit utilisée dans le contexte de guerre froide par les Soviétiques, trop heureux de mettre l’accent sur le paradoxe américain, promettant le bonheur et offrant la ségrégation [5]. La Déclaration d’indépendance, comme Armitage le souligne d’ailleurs, fait partie des textes que le Département d’État s’attache à diffuser dans le monde au cours des années 1950, même si les communistes ont beau jeu de dénoncer l’écart entre l’idéal et la réalité.
Ainsi, en lisant le livre d’Armitage, un autre livre est paradoxalement apparu : une histoire américaine de la Déclaration d’indépendance, histoire enracinée localement, et soucieuse du monde extérieur. Le paradoxe est riche d’enseignements : en abandonnant la complexité et les dynamiques nationales des États-Unis, Armitage ne parvient pas à convaincre son lecteur. Mais c’est sans doute le principal apport de cet essai stimulant : il appelle à des recherches ultérieures et croisées entre les historiens.
Les commentaires de Denis Lacorne sur l’ouvrage
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Romain Huret, « Sommes-nous tous des Américains ? . Réflexions autour du livre de David Armitage »,
La Vie des idées
, 21 décembre 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Sommes-nous-tous-des-Americains
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