Malgré les attaques grandissantes des mouvements conservateurs contre les travaux portant sur les questions de race et de racisme, les historiens et les historiennes poursuivent, aux États-Unis comme en France, leur travail d’interprétation. Dans White Freedom : The Racial History of an Idea, Tyler Stovall, ancien président de l’American Historical Association, spécialiste de l’histoire des classes populaires et des populations noires de France, récemment disparu, poursuit cette recherche collective [1]. L’oxymore du titre résume le propos du livre : loin d’avoir été un droit universel, la liberté à l’époque contemporaine a été circonscrite à un nombre restreint d’individus par un ensemble de discours et de pratiques racialisés.
L’intérêt principal du livre réside dans son ambition aussi vaste qu’érudite. L’ouvrage développe une comparaison entre les États-Unis et la France, deux républiques construites autour de l’idée de liberté – une comparaison complétée par des développements sur le Royaume-Uni et l’empire britannique, l’Allemagne et plusieurs pays d’Afrique, des Caraïbes et d’Europe de l’Est. L’ouvrage propose également une étude de longue durée, sur les deux siècles qui séparent les révolutions atlantiques de la chute du mur de Berlin (1789-1989). C’est dans ce cadre que l’auteur examine les origines raciales de la notion de liberté et des démocraties occidentales contemporaines.
La « liberté blanche », un concept stimulant à l’usage délicat
L’ouvrage explore ce paradoxe bien connu à l’origine du libéralisme politique contemporain : bien que la liberté ait été érigée en valeur et droit universels, elle a historiquement constitué un dispositif d’exclusion et d’oppression, voire d’extermination [2]. Les États-Unis et la France ont en commun de présenter une histoire fondée à la fois sur la célébration et sur la négation de la liberté, comme le manifestent, entre autres, l’esclavage transatlantique, les massacres coloniaux, le génocide amérindien et la discrimination raciale. Thomas Jefferson incarne ce paradoxe : homme des Lumières et grand propriétaire d’esclaves, il proclame, avec ses homologues révolutionnaires, que « tous les hommes sont créés égaux » dans la Déclaration d’Indépendance des États-Unis (1776). Stovall refuse l’explication par le registre moral de l’hypocrisie pour engager une enquête historique démontrant la « consistance interne » (p. 5) du paradoxe : les notions de liberté et de race ne se sont pas développées dans une relation de contradiction mais d’articulation. La « liberté blanche » assemble ainsi deux termes initialement antithétiques en un concept qui désigne l’ensemble des croyances et des pratiques définissant l’identité sociale et politique des personnes considérées comme blanches et détentrices d’un droit inaliénable à la liberté, au nom duquel peut être justifiée l’imposition d’un régime global de domination sur le monde considéré comme non-blanc.
Cadeau offert par la France aux États-Unis pour le centenaire de leur indépendance, la statue de la Liberté constitue, d’après l’auteur, une matérialisation concrète de cette liberté racialisée (chapitre 2) [3]. Cette icône mondialement connue a originellement été créée, et longtemps comprise dans la culture politique états-unienne, non pas comme un symbole de libération universelle, mais d’exclusion raciale des non-Blancs et d’exclusion sociale des classes populaires – deux types d’exclusion visant en particulier les personnes noires et récemment immigrées. L’histoire de la statue permet de mettre à jour aux États-Unis comme en France les politiques d’extension ou de restriction de la liberté suivant la position des groupes sociaux à l’intérieur d’une hiérarchie croisant notamment des critères de classe, de race, de genre et de nationalité. De ce point de vue, la statue de la Liberté serait « la plus grande représentation de la liberté blanche dans le monde » (p. 95).
Comme tout concept, celui de liberté blanche proposé par Stovall cherche à faire sens de situations multiples. Or son emploi dans le livre, sur deux siècles et plusieurs continents, tend parfois à uniformiser les réalités très différentes qu’il entend expliquer. Être blanc et libre dans le Mississippi en 1950 n’a pas le même sens qu’en Prusse en 1850, où la majorité des individus ne pensaient sans doute pas leur condition sociale en ces termes. La difficulté d’usage du concept est donc similaire à celle du concept de blanchité, qui nécessite une contextualisation très précise pour conserver son pouvoir heuristique [4].
La race, principe fondateur des démocraties libérales
L’ouvrage fait travailler le concept de liberté blanche afin d’étudier quatre paradoxes historiques : les révolutions libérales du XVIIIe siècle présentent leurs principes comme universels mais appliquent une liberté racialisée (chapitre 3) ; les démocraties libérales qui en sont issues imposent des régimes d’oppression coloniale à travers le monde au XIXe siècle (chapitre 4) ; ces démocraties mènent deux guerres mondiales puis une guerre froide au nom du « monde libre » pour une liberté finalement réservée à certains groupes (chapitres 5 et 6). L’auteur contribue à chacun de ces champs de recherche, aujourd’hui très documentés, en étudiant comment la notion de liberté a historiquement justifié les discours et les pratiques d’exclusion fondés sur la race et, inversement, comment la notion de race a circonscrit les discours et les pratiques d’inclusion fondés sur la liberté.
En tant qu’historien des classes populaires, l’auteur propose un modèle d’analyse intersectionnelle dans lequel le concept de liberté blanche n’est opératoire qu’en lien avec les paramètres de classe et de genre. Si l’apogée des Lumières européennes a pu également être celui de la traite transatlantique, c’est que la liberté au XVIIIe siècle était définie comme l’attribut des individus rationnels, ce qui d’après les conceptions dominantes de l’époque excluait très largement le monde extra-européen, mais aussi les plus pauvres et les femmes en Europe. De même, le colonialisme européen au XIXe siècle est étudié par Stovall au regard des hiérarchies de race, de classe et de genre qui ont permis de justifier les niveaux de citoyenneté différenciés octroyés aux populations des empires : une citoyenneté pleine et entière pour les hommes des classes supérieures des métropoles, partielle pour les hommes des classes populaires et les femmes, et quasiment inexistante pour les populations autochtones des colonies [5]. Une situation dont le monde actuel, structuré autour de l’opposition entre richesse blanche et pauvreté non-blanche au niveau global, porte l’héritage.
En reprenant les analyses classiques de W.E.B. Du Bois, Aimé Césaire, Theodor Adorno et Max Horkheimer, Stovall montre qu’il n’existe pas de césure absolue entre démocraties libérales et régimes fascistes, mais une continuité, voire, au sein de ces derniers, une réalisation de certains principes fondateurs du libéralisme occidental depuis le XVIIIe siècle. Pour défendre la liberté de la race aryenne, les nazis se sont par exemple explicitement inspirés des lois de ségrégation raciale et de la « politique indienne » aux États-Unis pour mettre en place leurs propres « lois raciales », l’idéologie du Lebensraum et, en définitive, le génocide des juifs et des tziganes [6]. En ce sens, le fascisme représenterait une manifestation exacerbée de la liberté blanche. Stovall déplace donc la fameuse thèse d’Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme (1951) pour montrer que le fascisme ne doit pas d’abord être étudié en relation au colonialisme et à l’impérialisme européens, mais à la lumière des processus de racialisation travaillant la démocratie libérale européenne.
Un plaidoyer pour un universalisme pluriel
L’ouvrage a l’ambition de proposer une histoire globale de la liberté blanche. En synthétisant des décennies de travail historiographique et en proposant un cadre d’analyse renouvelé, Stovall étudie les rapports entre liberté et race dans une histoire intellectuelle, sociale et politique qui emprunte à de nombreux champs de recherche, parmi lesquels l’histoire de l’esclavage, l’histoire des Lumières, l’histoire impériale et coloniale, du racisme, de la blanchité, du nazisme, de la guerre froide, du mouvement pour les droits civiques, etc. La cohérence de l’analyse est fondée sur une remarquable maîtrise de l’historiographie, utilement référencée en notes et en bibliographie, même si les travaux cités, y compris quand le propos porte sur la France, ont le plus souvent été publiés en langue anglaise. Conséquence de son ambition, le propos est parfois foisonnant et, en tant que synthèse historique et esquisse d’un champ de recherche, White Freedom aurait peut-être pu prendre la forme plus compacte et plus directe d’un essai, voire d’un manifeste.
Parmi les pistes de recherche ouvertes par le livre se trouve l’étude globale du combat contre les discours et les pratiques fondées sur la liberté blanche. En effet, si l’ouvrage analyse l’imposition de la liberté blanche, il est moins attentif aux formes de résistance à cette imposition. Certes, des pages nourries sont consacrées à la liberté radicale expérimentée par les pirates – souvent d’anciens esclaves – dans les Antilles du XVIIIe siècle (chapitre 1), par les révolutionnaires haïtiens, également anciens esclaves, entre 1794 et 1804 (chapitre 2) et par les militants du mouvement pour les droits civiques des années 1950 et 1960 (chapitre 6). Cependant, les formes renouvelées de liberté proposées par des mouvements internationaux comme le mouvement abolitionniste au XIXe siècle, le mouvement féministe depuis le XIXe siècle et les mouvements de décolonisation au XXe siècle sont peu ou pas étudiées. L’ouvrage invite à écrire une histoire globale de la liberté non-blanche à l’époque contemporaine.
Tyler Stovall inscrit son travail dans cette perspective politique et éthique. En plaçant les rapports de pouvoir fondés sur la race au cœur de l’analyse, il met en question les représentations dominantes de l’histoire contemporaine occidentale célébrant la liberté, l’égalité, la démocratie et les droits de l’homme. Au contraire, Stoval pointe, sur le modèle du geste politique et épistémique inauguré par les révolutionnaires haïtiens, les origines raciales de l’universalisme occidental, non pas pour rejeter mais pour universaliser l’universalisme hérité des Lumières, afin de le conserver comme idéal régulateur pour la justice sociale. À de nombreux égards, White Freedom peut donc se lire comme le testament scientifique d’un historien majeur, dont la traduction pourrait inspirer la recherche historiographique et le débat politique en France, sur des questions aussi polémiques que mal comprises.
Tyler Stovall, White Freedom : The Racial History of an Idea, Princeton et Oxford, Princeton University Press, 2021.