Recensé : Kamala Visweswaran, Un/common Cultures. Racism and the Rearticulation of Cultural Difference, Durham, Duke University Press, 2010 ; New Delhi, Navayana, 2011, 341 p.
Les articles de Kamala Visweswaran réunis dans ce livre traitent d’une même question : comment les idéologies racialistes, totalement disqualifiées pour des raisons à la fois politiques et scientifiques au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, sont-elles réarticulées en ce début de XXIe siècle sous la notion de différences culturelles dites incommensurables (uncommon) entre les sociétés occidentales et le reste du monde ? L’anthropologie est au centre de ces débats parce que cette discipline, depuis le travail pionnier de Franz Boas, a fait sienne la description des différences au nom d’un relativisme culturel qui se voulait alors un antidote au racisme. Mais aujourd’hui, écrit l’auteure, « la notion de culture s’est substituée à celle de race comme forme d’idéologie négative » [1].
Pour comprendre ce déplacement, Kamala Visweswaran interroge l’histoire de l’anthropologie en s’attachant à la circulation et aux modes d’opération de ces notions dans des travaux qui ont marqué la discipline. Elle développe son analyse dans trois domaines, le genre, la caste et la question « nègre », et accorde une attention privilégiée aux études sur l’Inde. En effet, ces deux derniers thèmes sont le sujet d’un article de Louis Dumont « Caste, racisme et stratification » [2], publié en 1960, que Kamala Visweswaran situe dans l’histoire de la sociologie noire américaine et celle de la sociologie de l’Inde. Ce sont principalement ces développements (chapitres 2 à 5) que l’on présente ici.
Y a-t-il des castes ailleurs qu’en Inde ?
L’article de Louis Dumont intéresse la sociologie générale dans sa visée comparative. Il s’agit de savoir si la caste, comme trait de morphologie sociale, est propre au monde indien ou s’il y a des castes hors de l’Inde. Nombre de sociologues américains, présentés sous l’appellation de « Caste school of race relations », ont soutenu que les Noirs formaient une sorte de caste dans la société nord-américaine, selon le principe de la « color bar » caractérisé par l’endogamie, la ségrégation spatiale, la spécialisation des occupations et la hiérarchie de type racialiste entre les Blancs et les Noirs.
Dumont adresse une critique principale à ces auteurs. Ceux-ci sélectionnent quelques traits morphologiques de la caste qu’ils transposent à la société américaine, ignorant que l’on ne peut isoler ces éléments du système qui leur donne sens. Certains aspects de la caste peuvent être mis en regard avec les relations qui lient les Blancs et les Noirs aux États-Unis, mais on ne peut parler de castes au sens de système des castes de l’Inde.
En revanche, soutient Dumont, la théorie de la hiérarchie permet de donner sens à un trait sociologique des relations raciales aux États-Unis. Son propos tient en trois points. Premièrement, « la discrimination raciste a succédé à l’esclavage des Noirs une fois celui-ci aboli » [3]. Deuxièmement, « à la distinction entre maitre et esclave a succédé la discrimination des Blancs vis-à-vis des Noirs ». Enfin, troisièmement, « l’essence de la distinction [entre maître et esclave] était juridique. En la supprimant, on a favorisé la transformation de son attribut racial en substance raciste ». Et Dumont de préciser : « […] le racisme répond, sous une forme nouvelle, à une fonction ancienne. Tout se passe comme s’il représentait, dans la société égalitaire, une résurgence de ce qui s’exprimait différemment, plus directement et naturellement, dans la société ancienne hiérarchique. Rendez la distinction illégitime, et vous avez la discrimination, supprimez les modes anciens de distinctions et vous avez l’idéologie raciste » (ibid.).
Le propos parut ambigu à plus d’un lecteur, et vingt ans plus tard Dumont dut le clarifier : « Je ne dis nullement, comme certains ont semblé le croire, que mieux vaut la hiérarchie que l’égalité, ou dans le cas présent que mieux vaut l’esclavage – qui n’est d’ailleurs pas une affaire purement hiérarchique – que le racisme » [4].
Il reste que les trois propositions de Dumont sont contestables tant sur le plan historique que sur le plan sociologique. D’abord, le racisme prend des formes historiquement variables et il ne peut être réduit à un « phénomène moderne ». Ensuite, aux États-Unis, l’opposition entre Blancs et Noirs préexiste à l’abolition de l’esclavage. Enfin, le caractère juridique de la relation maître-esclave n’est en rien « l’essence du système ». Comme le souligne Kamala Visweswaran, le système esclavagiste est sous-tendu par une idéologie racialiste, et la distinction hiérarchique noir-blanc est consubstantielle à la relation maître-esclave. C’est la raison pour laquelle l’abolition légale de l’esclavage ne transforme pas ipso facto la distinction racialiste noir-blanc. Mais on peut prolonger l’analyse de Kamala Visweswaran et noter que Dumont opère au regard de l’esclavage le même type d’erreur de raisonnement qu’il reproche aux sociologues américains. En effet, Dumont isole quelques traits des relations esclavagistes en ignorant que l’esclavage est un système économique, social et politique qui ne se réduit pas à une dimension hiérarchique, comme il se corrige lui-même plus tard, mais sans modifier son analyse [5].
Une sociologie comparative des groupes minoritaires
Ce détour par la question « nègre » vue à l’aune de la sociologie comparative de Louis Dumont conduit Kamala Visweswaran à interroger frontalement la sociologie de l’Inde. Pourquoi les travaux les plus éminents de cette discipline ne permettent-ils pas de penser les discriminations fondées sur l’appartenance de caste [6] ? Le point nodal sur lequel l’auteure ancre sa réflexion est la World Conference Against Racism (WCAR) qui s’est tenue à Durban en 2001. Lors de cette conférence, les représentants des groupes Dalits [7] ont tenté de faire reconnaître les discriminations de caste comme étant homologues aux discriminations de race, forgeant la notion de « castéisme » pour désigner un mode opératoire semblable à celui du racisme. Le gouvernement indien, alors dirigé par le parti de la droite nationale hindouiste, le Bharata Janata Party, fut contraint de s’opposer fermement à cette revendication qui suscita aussi une vive résistance de la part de sociologues indiens situés plutôt à la gauche du champ politique. À l’encontre du point de vue des organisations Dalits, l’opinion selon laquelle la race relèverait du biologique et la caste du social, les discriminations de caste et le castéisme n’étant en rien comparables aux discriminations racistes, s’est imposée.
Or, montre Kamala Visweswaran, en abandonnant la notion de race aux sciences biologiques, dans la tradition des travaux de Franz Boas et de ses héritiers, Melville Herskovits, Edward Sapir et Ruth Benedict notamment, mais aussi de Claude Lévi-Strauss à qui elle consacre un chapitre, ou en rejetant cette notion comme non scientifique, selon le point de vue défendu par exemple par Ashley Montagu, l’anthropologie laisse un espace vide que la notion de culture vient occuper au point de tout recouvrir et de ne plus rien expliquer. Dans les deux cas, souligne l’auteure, cette notion est devenue « aussi essentialiste et déterministe que l’était jusqu’alors la notion de race » [8].
L’ouvrage prend alors un tour passionnant lorsque Kamala Visweswaran fait surgir les liens méconnus entre trois figures aussi différentes que sont W. E. B. Du Bois, premier sociologue noir américain d’importance, Max Weber qui visita les États-Unis, notamment le sud, en 1904, et enfin B. R. Ambedkar [9] alors étudiant à l’université Columbia à New York où il fit une communication intitulée Castes in India. Their Mechanism, Genesis and Development, au séminaire de l’anthropologue Alexander Goldenweiser en mai 1916. D’une part, dès le début du XIXe siècle, Du Bois a importé la notion de caste pour mettre en évidence la nature des relations raciales dans le sud esclavagiste des États-Unis et, d’autre part, Weber [10] et Ambedkar se sont nourris des travaux de Du Bois avec lequel ils ont correspondu. Ces sociologues ont en commun d’avoir esquissé des rapprochements entre les situations de trois groupes minoritaires et dominés que sont les Noirs, les Intouchables mais aussi les Juifs à propos desquels Ambedkar note que la notion de ghetto peut s’appliquer à la ségrégation dont les Intouchables sont victimes en Inde [11]. Reprendre ces chantiers oubliés d’une autre sociologie comparative, soutient Kamala Visweswaran, devrait nous aider à comprendre ce que ces groupes ont en partage, en commun. Le titre du livre, au premier abord énigmatique, trouve alors son sens. « Un/common Cultures » invite à faire du commun avec ces groupes, à l’encontre des travaux de sciences sociales qui, posant la différence avant toute comparaison, enferment les faits étudiés dans un essentialisme culturel « incommensurable ».
On est souvent tenté d’engager la discussion avec l’auteure, notamment sur l’œuvre de Louis Dumont, réduite trop rapidement à un exercice structuraliste [12]. Les analyses originales consacrées à la question du genre dans les situations de demandes d’asile politique (chapitre 7) pourraient également être mises en relation avec la critique qu’elle développe de Dumont, tant la notion de hiérarchie, ici encore, jette un voile pudique sur la réalité de la condition féminine en Inde [13]. Enfin, en défendant la cause d’une « Subaltern Sociology » – les groupes subalternes englobant ici les Dalits, les populations tribales, les musulmans et les femmes –, Kamala Visweswaran s’inscrit dans un projet collectif qui ne fait que renverser le point de vue critiqué, restant prise dans une opposition binaire tout aussi partiale.
Mais il n’est pas nécessaire de s’accorder en tous points avec l’auteure pour suivre son analyse stimulante de la sociologie de l’Inde dont elle juge certaines formes « internationalistes par visée mais nationalistes par orientation » [14]. Il y a là matière à réflexion pour une pratique des sciences sociales sans frontière nationale.