Selon Arnaud Orain, hormis quelques périodes libérales, le capitalisme a surtout été marqué par le mercantilisme, ou capitalisme de la finitude, qui met aux prises l’ambition d’Etats-nations soucieux d’échapper aux lois de la libre concurrence en imposant leur hégémonie par la force.
Les crises des vingt-cinq dernières années ont ébranlé notre foi dans le progrès. Arnaud Orain n’a lui plus de doutes. Dans un essai aussi élégant qu’érudit, il rompt avec la tradition prométhéenne de l’histoire économique. Loin des grands récits triomphalistes célébrant l’émancipation de l’humanité par le développement économique, il offre une relecture qui met l’accent sur les aspects coercitifs et cycliques de l’histoire du capitalisme.
Économiste de formation, Orain s’est imposé comme l’un des historiens les plus originaux de la vie économique au XVIIIe siècle. Dans La Politique du merveilleux. Une autre histoire du système de Law (1695-1795) (Fayard, 2018), il a proposé une nouvelle interprétation de l’immense monopole commercial et financier mis en place au début du règne de Louis XV. Au lieu d’un essai de modernisation financière conçu par le seul John Law, Orain y voit un projet collectif et mûrement réfléchi de « Léviathan économique », prototype du capitalisme contemporain. Dans Les Savoirs perdus de l’économie. Contribution à l’équilibre du vivant (Gallimard, 2023), il s’est attaqué au statut des Physiocrates – les premiers défenseurs acharnés de la propriété privée et de la liberté des échanges – comme fondateurs de l’économie politique contemporaine. Selon Orain, les lois soi-disant universelles de la physiocratie reposaient sur une conception « verticale » du pouvoir et sur le rejet de savoirs plus « démocratiques », comme une véritable science du commerce, beaucoup plus empirique, et une science de la nature, soucieuse de respecter les équilibres écologiques.
S’appuyant sur cette relecture du XVIIIe siècle, vu comme le siècle non des Lumières, mais de l’invention d’un capitalisme coercitif et productiviste, Le Monde confisqué évoque la permanence de ce projet, à travers les siècles et au-delà des vicissitudes géopolitiques. Il souligne même son actualité : le trouble économique mondial qui va s’aggravant depuis la crise financière de 2007-2008 tiendrait moins au recul idéologique du libéralisme, ou à la revanche d’un nationalisme atavique, qu’à un retour à la conscience de la « finitude » qui anime le capitalisme depuis ses débuts.
La « loi d’Orain » du capitalisme
Le premier grand mérite du Monde confisqué provient de son ampleur chronologique. Loin du bavardage journalistique qui s’inquiète rituellement d’un retour aux années 1930, Orain resitue le moment présent dans une histoire longue du capitalisme. Il rejette sans ménagements la téléologie libérale, selon laquelle le développement économique serait irrémédiablement lié à l’affirmation du libre marché, et qui malheureusement façonne encore le débat public.
Orain distingue deux types de capitalisme. La variante libérale, la mieux connue, ne s’est pourtant véritablement déployée que pendant cinq à six décennies au milieu du XIXe siècle, et pour une durée équivalente à partir du milieu du XXe siècle, à des époques où prédominait un sentiment d’abondance.
L’autre variante, au cœur de l’ouvrage, correspond à ce qui est souvent désigné par le terme de « mercantilisme », soit la prévalence d’une conception des rapports économiques comme un jeu à somme nulle. Pour échapper à l’usage qui rattache le mercantilisme à l’époque moderne, Orain lui préfère l’expression « capitalisme de la finitude ». En pratique, celui-ci consiste en « une vaste entreprise navale et territoriale de monopolisation d’actifs (…) menée par des États-nations et des compagnies privées afin de gérer un revenu rentier hors du principe concurrentiel » (p. 8).
Pour montrer la permanence de ce capitalisme de la finitude, Orain en retient trois caractéristiques majeures : la privatisation des mers grâce à la puissance navale, la préférence pour le monopole au détriment de la concurrence, et enfin la constitution d’empires pour sécuriser l’exploitation de certaines ressources. Il examine l’affirmation de ces caractéristiques à chacune des trois ères d’épanouissement du capitalisme de la finitude : du début du XVIe siècle à la fin des guerres napoléoniennes, de l’affirmation des impérialismes européens dans les années 1880 à la Seconde Guerre mondiale, et depuis le début des années 2010.
Hugo Grotius
La démonstration d’Orain est particulièrement convaincante à propos de la privatisation et de la militarisation des mers comme trait fondamental du capitalisme de la finitude. On associe volontiers l’expansion commerciale de l’Europe à l’époque moderne à l’essor d’un grand commerce maritime. Mais on oublie que le principe de « mer libre » cher à Hugo Grotius (1583-1645) renvoyait à la liberté de lutter par les armes pour accéder à la haute mer, plutôt qu’à une quelconque libre circulation. Ainsi l’essor des échanges entre 1500 et 1800 s’accompagna d’une militarisation du commerce maritime, sous l’égide des États ou de grandes compagnies auxquelles étaient octroyés des monopoles commerciaux et le droit de conduire des opérations militaires. Outre-mer, l’état de guerre était quasi permanent, oscillant entre conflits ouverts et trêves ponctuées de violents coups de main.
Alfred Mahan
Cet âge du mercantilisme classique prit fin avec l’établissement de l’hégémonie britannique sur les mers, à l’issue des guerres napoléoniennes. Mais quand celle-ci s’affaiblit après 1880, avec l’affirmation de nouvelles puissances navales, la logique de sécurisation des échanges commerciaux fit son retour. Orain en veut pour preuve la pensée influente de l’amiral étatsunien Alfred Mahan (1840-1914), qui voyait dans le développement de la puissance navale, puis l’acquisition de colonies, les conséquences inévitables du développement de la puissance industrielle. Comme l’a souligné l’historien Paul Kennedy, la remise en cause de l’hégémonie de la Grande-Bretagne par l’Allemagne fut sans doute la cause structurelle de la Première puis de la Seconde Guerre mondiale. L’Allemagne vaincue et la Grande-Bretagne épuisée, il revint au nouvel hégémon naval, les États-Unis, de réprimer les tendances mercantilistes et d’imposer une nouvelle ère libérale du capitalisme.
Comme la montée en puissance industrielle puis navale de la Chine semble vérifier les intuitions de Mahan et remettre en cause l’hégémonie des États-Unis, nous serions à l’aube d’un nouvel âge de la finitude, aggravé par les pressions liées à la crise écologique. À raison, Orain rappelle que 80 % du commerce international en valeur repose toujours sur le commerce maritime. Les tensions récurrentes dans le golfe d’Aden et l’extension agressive des Zones Économiques Exclusives seraient les symptômes d’une nouvelle ère d’insécurité maritime, elle-même l’un des principaux ressorts du capitalisme de la finitude. On peut s’interroger sur la pertinence stratégique de cette vision encore très proche des idées de Mahan. L’utilisation de sous-marins, de forces aéronavales, de missiles de plus en plus performants et désormais de drones a progressivement réduit l’importance des flottes de surface. Mais en rendant plus difficile l’hégémonie navale d’aucun pays, ces évolutions technologiques renforcent l’insécurité maritime.
De manière moins originale, Orain voit dans le rejet de la concurrence un second trait fondamental du capitalisme de la finitude. Il est vrai que d’Antoine de Montchrestien (1575-1621), le premier écrivain à employer l’expression d’économie politique, à Peter Thiel, le magnat de la Silicon Valley selon lequel « competition is for losers » (la concurrence, c’est pour les tocards), de nombreux apologistes du commerce ou du capitalisme ont appelé à limiter la libre concurrence. Adam Smith dénonçait déjà le goût des intérêts mercantiles pour le monopole, et Fernand Braudel affirmait que le capitalisme « avait toujours été monopoliste ». Les réformateurs sociaux et les théoriciens marxistes de la fin du XIXe siècle voyaient dans cette tendance une justification à l’intervention de l’État ou à l’avènement du socialisme. Seuls les économistes universitaires et quelques idéologues libertaires croient encore à l’utopie de la liberté économique.
Dans l’histoire longue du capitalisme, ce sont plutôt les brèves phases pseudo-libérales qui devraient nous étonner. Même ces parenthèses reposaient beaucoup plus sur la coercition politique qu’Orain ne le laisse supposer. L’impérialisme du libre-échange au XIXe siècle fut souvent belliqueux. Pendant les années 1850, la Grande-Bretagne et la France attaquèrent la Russie pour lui interdire l’accès à la Méditerranée et se réserver les ressources du monde ottoman, puis la Chine pour lui imposer l’ouverture de son marché aux importations, en particulier de l’opium produit par un monopole public en Inde britannique. De même, l’établissement de l’hégémonie étasunienne après 1945 est inséparable d’un activisme militaire planétaire qui n’a pas cessé avec la fin de la Guerre froide. Certainement l’existence d’un hégémon permet une plus grande liberté des échanges, mais l’hégémonie est elle-même un monopole de rang supérieur : pourquoi s’embarrasser de monopoles sectoriels ou régionaux quand on jouit d’une suprématie globale, comme la Grande-Bretagne victorienne ou les États-Unis de la deuxième moitié du XXe siècle ? Le libéralisme économique international peut être assimilé à une sorte de « fausse conscience ».
Enfin, Orain a sans doute raison de dire que les phases de forte concurrence interétatique sont plus propices à l’acquisition de colonies que les périodes où une puissance hégémonique préfère assurer sa domination par des moyens informels. En outre, sa vision d’une réorganisation du commerce international par la création de « silos impériaux » – soit des flux de marchandises orientés par des considérations politiques plutôt que par les mécanismes de marché – rend mieux compte des périodes de recul de la liberté des échanges que le concept flou de « démondialisation ». Mais ses efforts pour montrer que les expansions coloniales de la fin du XIXe siècle ou les velléités impérialistes de l’Amérique trumpienne sont un retour aux pratiques mercantilistes peinent à convaincre. Les silos impériaux du XVIIIe siècle permirent une expansion sans précédent des échanges extérieurs, britanniques ou français. Les silos acquis après 1880 servirent au mieux d’amortisseurs quand le commerce international s’effondra entre les deux guerres mondiales. Quant aux silos d’après 2010, ils restent à l’état de projet.
Limites d’un paradigme
L’essai d’Arnaud Orain est très stimulant. Je me permettrai néanmoins deux critiques. D’abord, l’auteur relègue un peu trop à l’arrière-plan l’extraordinaire amélioration du niveau de vie permise par le système capitaliste, au moins pour les populations des pays dominants. La constitution de rentes pour exploiter les ressources de la planète n’est qu’une partie de l’histoire. Peut-on comprendre la persistance du capitalisme ces trois derniers siècles sans prendre en considération le triplement de l’espérance de vie ou la réduction de la mortalité infantile d’un quart à un demi-pour-cent des naissances ? Les progrès de l’alphabétisation, puis de l’éducation secondaire et supérieure furent à la fois causes et conséquences de l’enrichissement capitaliste. La critique marxiste du capitalisme était d’autant plus percutante qu’elle reconnaissait ses accomplissements. Ainsi le Manifeste du Parti communiste de Karl Marx et Friedrich Engels rendait-il un hommage appuyé au « rôle éminemment révolutionnaire » de la bourgeoisie.
De plus, en déplaçant la focale du marché à l’État, l’essai d’Orain me semble – sans doute par inadvertance – faire le jeu des libertariens et autres anarcho-capitalistes. Certes, le Léviathan économique a eu des tendances belliqueuses, en particulier pendant les périodes de finitude. Mais il a aussi joué un rôle émancipateur. L’immense accroissement de ses besoins fiscaux au XVIIIe siècle a déclenché les révolutions démocratiques de 1776 aux États-Unis et de 1789 en France. Les États-nations des années 1880 à 1945 ont été impérialistes, mais ils ont mis sur pied l’État-providence. Avoir conscience de la finitude des richesses légitime aussi les politiques de redistribution.
Ensuite, Le Monde confisqué est moins original ou convaincant sur le moment présent que sur les précédents âges de la finitude. C’est en partie une question de sources. D’après les notes, les réflexions sur la période commençant vers 2010 s’appuient surtout sur la presse quotidienne et hebdomadaire, francophone et anglophone, de centre-gauche – j’ai compté 21 citations du seul journal Le Monde. Mais c’est aussi une question de méthode, parce qu’Orain prend souvent pour argent comptant les discours officiels, sans les confronter à la réalité sociale ou économique. Peut-on vraiment mettre sur le même plan les partitions de l’Afrique et de l’Asie par les grandes puissances à la fin du XIXe siècle et les vantardises annexionnistes de Donald Trump ? L’énorme écart de développement qui avait permis l’impérialisme économique s’est beaucoup amoindri. Faut-il croire à une réindustrialisation des États-Unis au seul moyen de tarifs, mis en œuvre dans le désordre, alors que le gouvernement fédéral a pris pour principales cibles internes deux leviers essentiels d’une véritable politique industrielle : les universités formatrices d’ingénieurs et la population immigrée pourvoyeuse de main-d’œuvre bon marché ?
La vision cyclique déployée par Orain est moins naïve que l’ancienne histoire prométhéenne du capitalisme, mais elle me semble peut-être trop rassurante en éludant la possibilité que nous assistions moins à une résurgence du mercantilisme qu’à un essoufflement ou même un déclin du modèle économique occidental. Une différence majeure avec les précédents âges de la finitude est la stagnation des revenus, la baisse de la production industrielle, et depuis quelques années, la fin de l’augmentation de l’espérance de vie et – en France comme aux États-Unis – une hausse de la mortalité infantile. Même si nous souhaitions retourner à une version plus prédatrice du capitalisme, en avons-nous encore les moyens ? Orain condamne avec beaucoup de vigueur les ambitions politiques et les déprédations environnementales de ce qu’il appelle encore « l’Empire du Milieu » et celles de « son grand vassal russe », mais l’essor de la Chine – voire son avance dans la maîtrise de certaines technologies bas carbone – et le rétablissement relatif de la puissance russe ne devraient-ils pas plutôt inciter le monde occidental à l’humilité et à la remise en question ?
En conclusion, Orain voit dans une version radicale de l’« écologie de guerre » préconisée par Pierre Charbonnier – soit la décarbonation, au prix d’une baisse du niveau de vie, pour préserver l’autonomie stratégique de l’Europe – la meilleure solution « progressiste » pour éviter de sombrer dans un capitalisme de la finitude « réactionnaire ». Et de rêver d’« une économie des quatre éléments [terre, eau, air et feu selon Linné] démocratique, décentralisée et décroissante », mise en œuvre par des collectifs citoyens. Par réalisme, il prédit cependant l’avènement d’un capitalisme de la finitude européen un peu moins belliqueux que les autres, grâce à une adoption partielle de l’écologie de guerre et des institutions encore démocratiques, quoiqu’affaiblies.
Même cet espoir relatif ne me semble qu’à demi-réaliste. D’abord il y a longtemps que l’Europe – une entité sans capacité fiscale ou militaire propre, les ressorts de la puissance selon la conception réaliste des relations internationales – a perdu son autonomie stratégique. En juin-juillet 2025, elle a capitulé sans résistance significative aux exigences budgétaires et commerciales de l’administration Trump. L’effort promis de réarmement et la prise en charge du coût de la guerre en Ukraine ne faciliteront pas le financement de la transition énergétique, tandis que l’engagement pris par l’Union européenne de porter ses importations de ressources énergétiques des États-Unis (principalement des hydrocarbures) à 250 milliards de dollars par an va à l’encontre des projets de décarbonation.
Ensuite, Orain me semble aussi pécher par excès d’optimisme en supposant que l’Union européenne restera un bastion « progressiste », au sens qu’il donne à ce terme, presque opposé à l’ancienne foi naïve dans le progrès. Sans doute a-t-il raison de taxer les partis d’extrême droite européens d’« inconséquence », en raison de la pauvreté de leur analyse économique. Mais les mêmes accusations – maintes fois répétées – à l’encontre du trumpisme ne l’ont pas empêché de remporter plusieurs victoires électorales et d’entreprendre une véritable rupture avec l’internationalisme libéral. On servirait mieux la cause du progressisme en s’interrogeant sur ses propres inconséquences, notamment politiques. Pourquoi son programme, censé favoriser les moins privilégiés, rebute-t-il tant les classes populaires et désormais une large fraction des classes moyennes ? Sa défiance envers l’État-nation, seul détenteur, même en Europe, des leviers fiscaux et militaires, est-elle encore tenable, alors qu’Orain signale à juste titre le retour généralisé à une logique de puissance ? Le Monde confisqué nous rappelle avec brio que l’histoire du capitalisme est inséparable de celle des rapports de force interétatiques. Par là même, il devrait encourager les critiques du capitalisme à proposer des alternatives lucides à une rhétorique internationaliste bien intentionnée, mais de plus en plus inefficace.
Arnaud Orain, Le Monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude, Paris, Flammarion, 2025, 368 p., 24 €. ISBN : 9782080466570
David Todd, « Sur les mers houleuses du capitalisme »,
La Vie des idées
, 1er septembre 2025.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Sur-les-mers-houleuses-du-capitalisme
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