L’usage intensif des énergies carbone a permis la prospérité, particulièrement depuis 1945, et avec elle une relative pacification des relations internationales. La décarbonation impose donc, selon P. Charbonnier, d’inventer une autre géopolitique.
À propos de : Pierre Charbonnier, Vers l’écologie de guerre, La Découverte
L’usage intensif des énergies carbone a permis la prospérité, particulièrement depuis 1945, et avec elle une relative pacification des relations internationales. La décarbonation impose donc, selon P. Charbonnier, d’inventer une autre géopolitique.
Et si la crise climatique que nous subissons trouvait son origine dans l’ordre international conçu pour assurer la paix depuis la Seconde Guerre mondiale ? Et si le processus de pacification contemporain avait engendré de nouveaux risques, provoquant le mal en voulant faire le bien, canalisant la pulsion guerrière en une sorte de paix armée contre la nature ? C’est la thèse stimulante que défend Pierre Charbonnier dans cet ouvrage.
L’ambition de l’auteur est triple. Il s’agit tout d’abord de revenir sur l’histoire des liens entre paix et abondance dans la pensée philosophique. L’auteur insiste sur le fait que la modernité politique relie la prospérité et la paix, mais que le doux commerce et les interdépendances censées assurer cette paix entre les nations reposent sur la prédation et l’usage intensif des ressources. Deuxième ambition, l’auteur retrace la concrétisation et les contradictions de cette idée depuis la Seconde Guerre mondiale : la pacification des relations internationales reposant sur la prospérité économique, elle aurait fait des énergies fossiles le socle de la paix et, ce faisant, causé la crise climatique. Ce cadrage originel expliquerait également les impasses de la gouvernance climatique actuelle. Enfin, Pierre Charbonnier va plus loin en proposant le concept « d’écologie de guerre », dont l’ambition est de réconcilier l’écologie et la géopolitique. À rebours d’une pensée écologiste qui refuserait de penser la puissance et de jouer le jeu de la concurrence entre États, l’auteur propose de concevoir la sobriété comme une arme et comme un outil de puissance. Cette tripartition correspond au découpage de l’ouvrage.
Cette réflexion s’inscrit dans la continuité de l’ouvrage Abondance et liberté du même auteur paru en 2020, mais aussi dans la dynamique des travaux récents en histoire de l’énergie qui s’attachent à relier les politiques énergétiques aux pensées politiques qui les sous-tendent. Après avoir montré comment l’abondance économique illimitée avait confisqué les idéaux d’émancipation sociale, en rattachant la notion de liberté à celle d’abondance, l’auteur étudie les liens entre paix et abondance énergétique. Pour ce faire, l’auteur mobilise la philosophie politique, de nombreux travaux d’historiens surtout anglophones, ainsi que des rapports et articles récents pour analyser la situation internationale actuelle et notamment l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
L’ouvrage propose de revenir aux racines de la philosophie politique moderne pour souligner les implications environnementales du lien qui est fait, depuis Kant, entre prospérité et paix. Les trois piliers de la pacification (le droit, le doux commerce et l’industrie) impliquent en effet un accès illimité aux ressources. D’après l’auteur, ces propositions philosophiques développées sur plusieurs siècles s’incarnent dans les politiques qui suivent la Seconde Guerre mondiale. Elles coïncident aussi avec la « Grande Accélération » qui se caractérise par une forte croissance fondée sur la consommation d’énergies fossiles, synonyme pour l’auteur d’entrée dans l’Anthropocène. La rupture serait totale après 1945 : la consommation de charbon et de pétrole connaîtrait une croissance exponentielle non seulement pour des raisons techniques et économiques, mais surtout pour des raisons géopolitiques. Les États en feraient le socle de la sécurisation du monde par l’interdépendance créée par les infrastructures, l’exemple le plus net étant celui de la CECA.
C’est sur cette configuration énergétique et géopolitique que se fonde la crise climatique actuelle : remettre en question les énergies fossiles reviendrait à remettre en cause les conditions de la paix. L’auteur rappelle que cette organisation internationale n’est pas exempte de tensions et de conflits, et que les ressources fossiles peuvent devenir des armes : les tensions Nord/Sud s’incarnent notamment dans des conflits autour du pétrole, qui est un outil de négociation pour les pays producteurs du Sud global.
Cette matrice façonne les négociations climatiques depuis les années 1990 : s’il paraît impossible d’arriver à un accord de lutte contre la crise climatique, c’est pour deux raisons selon l’auteur. D’une part, car le système de négociation internationale n’est pas pensé à l’origine pour une limitation ou une sortie des énergies fossiles ; d’autre part, la pensée écologiste, par son refus de jouer le jeu de la puissance et des relations internationales, n’aurait pas permis d’imposer l’environnement dans le jeu géopolitique. C’est dans ce cadre que l’auteur propose le concept « d’écologie de guerre ».
Par ces termes, l’auteur appelle à se saisir de la géopolitique pour imposer la décarbonation en mettant la politique environnementale au service de la puissance des États : la décarbonation doit devenir une arme géopolitique. L’auteur passe ainsi de l’écologie au service de la puissance à « l’écologie de guerre » qui donne son nom à l’ouvrage. Cette guerre est à la fois une métaphore, en opposition à la « paix de carbone », et s’ancre dans l’actualité pour désigner la politique européenne actuelle visant à se passer des importations de gaz russe en réaction à l’invasion de l’Ukraine. Il fournit un programme de conditions pour mener à bien la sortie des énergies fossiles sans trop déstabiliser l’ordre international : par la reconnaissance de la dette écologique des pays riches envers les pays pauvres, par des politiques industrielles de transition pour assumer les conséquences d’une élimination rapide des énergies fossiles, et enfin par une réinvention des institutions internationales pour parvenir à des accords sur le climat.
Les propositions philosophiques et politiques sont stimulantes, notamment pour penser les racines de l’échec des négociations climatiques actuelles, qui ne peuvent pas fonctionner du fait des conditions matérielles et du cadrage issu de l’organisation des relations internationales. Cependant, contrairement à ce qu’annonce son titre, l’ouvrage n’est pas un ouvrage d’histoire environnementale à proprement parler, mais plutôt un ouvrage à visée programmatique qui s’inscrit dans le débat public, ce qui explique certains raccourcis et éléments implicites.
En effet, les « méthodes de l’histoire environnementale » (p. 60) invoquées sont absentes de l’ouvrage, qui s’appuie sur une large littérature, mais sélectionne des figures célèbres (Kant, Carl Schmitt) ou moins connues du grand public (comme l’économiste Thomas Schelling), sans que le lecteur saisisse toujours ce qui relie ces différents auteurs. Il s’agit également d’une histoire des discours davantage que des idées relatives aux liens entre paix et prospérité après 1945. Il est parfois déroutant de constater que les discours de nombreux acteurs politiques sont repris comme des reflets de la réalité sans contextualisation ni recul critique, de Schumann au président chinois Xi Jinping. Cette surinterprétation des discours explique également que la Seconde Guerre mondiale soit considérée par l’auteur comme une rupture fondamentale dans l’histoire énergétique, gommant les continuités matérielles avec l’entre-deux-guerres, et même avec le long XIXe siècle [1].
Ce hiatus entre discours et réalité découle du caractère hybride de l’ouvrage, entre philosophie politique et histoire : à lire l’auteur, on a l’impression que l’ensemble des politiques énergétiques sont le fait uniquement des États, États qui agissent comme des acteurs personnifiés, avec pour seul motif d’action la « puissance ».
Ce modèle implique cependant certains raccourcis historiques qui font débat. Les politiques énergétiques mises en place après la Seconde Guerre mondiale sont présentées comme un projet précis et cohérent, et avant tout géopolitique. Les États n’agiraient que par volonté de puissance, sans aucune mention d’intérêts économiques, de profit ou de secteur privé qui n’apparaît que dans les dernières pages de l’ouvrage. Les structures des mix énergétiques ne sont pourtant pas réductibles à la seule décision publique, mais sont le fruit d’un ensemble de facteurs économiques, techniques, sociaux et culturels qui font système [2]. L’auteur dénonce également la « naïveté stratégique de l’Union européenne devant sa dépendance énergétique à l’égard de la Russie » (p. 308) qui serait une découverte de 2022. L’annonce de la fin programmée des importations de gaz russe par l’Union européenne, associée à la volonté d’accélérer la transition vers les énergies renouvelables, est interprétée par l’auteur comme la première utilisation de la décarbonation comme d’une arme géopolitique. Or, d’une part, l’arme énergétique est bien plus ancienne, et de l’autre il s’agit surtout d’un discours qui présente cette sobriété forcée comme une opportunité [3].
Autre objet de débat, la définition de la guerre est volontairement restreinte, étant définie comme « une relation violente entre puissances politiques médiatisées par le territoire, qui se déclenche lorsque le problème de la cohabitation sur un espace commun ne trouve plus d’issue pacifique » (p. 21). Or, il apparaît au cours de l’ouvrage qu’il s’agit de restreindre la guerre aux conflits de haute intensité, uniquement entre grandes puissances (notamment occidentales), conflits qui auraient été limités avant 1945 à la conquête de territoire ou de ressources. Toutes les guerres dites asymétriques entre acteurs étatiques et non-étatiques sont mises de côté. L’auteur peut ainsi affirmer que dans les « sociétés modernes » se serait développée après 1945 « l’aversion à l’égard de la violence organisée » (p. 21). Cette restriction du concept même de guerre amène l’auteur à affirmer qu’après-guerre « la nécessité de se détacher du schéma idéologique fasciste a ancré dans la conscience collective l’impossibilité de se battre pour une terre, l’impossibilité de politiser la terre, d’en faire un facteur de mobilisation et de polarisation » (p. 30). Pour accepter l’idée d’une « paix de carbone » après 1945, il faut donc accepter que la guerre froide et tous ses conflits périphériques, que tous les conflits américains liés au pétrole ne sont pas des guerres au sens propre.
Pour conclure, cet essai de philosophie politique se destine avant tout aux décideurs ou aux concepteurs de la pensée politique actuelle et vise à participer au débat public en renversant la perspective. La proposition théorique reliant la crise climatique à la manière de penser conjointement les relations internationales et les politiques énergétiques est forte et séduisante, mais le lecteur ne doit pas y chercher une analyse historique à proprement parler. Malgré la modélisation historique sur laquelle il repose, l’ouvrage enrichit le concept de « dépendance au sentier » (path dependency) énergétique en lui donnant une dimension internationale. Le sentier de dépendance explique comment nos sociétés sont prisonnières de choix sociotechniques et politiques hérités du passé : Pierre Charbonnier nous invite à réfléchir en quoi notre dépendance aux énergies fossiles et la crise climatique qui en découle sont également héritées de notre manière de concevoir les relations internationales et la paix depuis trois siècles.
par , le 3 juillet
Louis Fagon, « Paix, prospérité, pétrole », La Vie des idées , 3 juillet 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Paix-prosperite-petrole
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[1] Jean-Baptiste Fressoz, Sans transition : une nouvelle histoire de l’énergie, Paris, Éditions du Seuil, 2024.
[2] Geneviève Massard-Guilbaud et Charles-François Mathis (eds.), Sous le soleil. Systèmes et transitions énergétiques du Moyen Âge à nos jours, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2019.
[3] Que l’on pense par exemple au premier choc pétrolier, qui justifie d’ailleurs tout un discours concernant les politiques d’économie d’énergie et le programme nucléaire, comme la crise actuelle.